Intervention de Dominique Rousseau

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 18 janvier 2022 à 15h00
Audition de spécialistes de droit public et de droit constitutionnel : Mm. Paul Cassia professeur de droit public à l'université paris i panthéon-sorbonne jean-philippe derosier professeur de droit constitutionnel à l'université de lille bertrand mathieu conseiller d'état en service extraordinaire professeur à l'école de droit de la sorbonne de l'université paris i panthéon-sorbonne dominique rousseau professeur à l'école de droit de la sorbonne de l'université paris i panthéon-sorbonne et guillaume tusseau professeur de droit public à sciences po

Dominique Rousseau, professeur à l'École de droit de la Sorbonne de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne :

Merci, Monsieur le président, je suis très honoré d'être auditionné par votre mission d'information. C'est toujours un plaisir pour un universitaire de partager ses analyses avec les représentants de la Nation.

Je voudrais intervenir sur un autre angle que mes collègues en soumettant à votre réflexion trois interrogations principales. Quels sont les rapports entre État de droit et démocratie ? Les droits de l'homme sont-ils antidémocratiques ? Les juges en font-ils trop dans la protection des droits ?

Sur la première question, les juristes distinguent généralement trois formes d'État. L'État de police est celui où le pouvoir politique agit selon son bon vouloir, sans contraintes. L'État légal est celui où les autorités sont soumises à la loi. L'État de droit est celui dans lequel nous serions aujourd'hui. L'État de droit peut donner lieu à plusieurs définitions.

Selon la définition de Kelsen, tout état est un État de droit dès lors qu'il y a une Constitution, des institutions qui produisent des normes et des juges qui contrôlent - de sorte que l'on pourrait dire que l'État nazi était un État de droit.

Une autre figure de l'État de droit est celle selon laquelle l'État produit un droit et ce droit le limite. Selon Jellinek, l'auto-limitation de l'État se fait par le droit que l'État lui-même produit. Dans une troisième figure de l'État de droit, l'État est soumis à un droit qu'il ne produit pas parce que ce droit lui est donné, par Dieu ou par la nature. Je défends pour ma part l'idée que le droit auquel se soumet l'État est issu des luttes sociales, des luttes politiques, des luttes intellectuelles. Je n'ai pas en tête de droits qui auraient été donnés. Tous les droits que nous avons aujourd'hui sont le résultat de luttes sociales et politiques, comme le droit de vote par exemple. De plus, l'État de droit n'est pas l'État de n'importe quel droit. L'État de droit est l'État des droits de l'homme, qui ont été conquis.

J'aime beaucoup une formule du doyen Vedel, qui disait : « En tant qu'ils se font, les droits de l'homme sont immanents ; en tant qu'ils sont faits, les droits de l'homme sont transcendants. » Je souscris à cette déclaration. Une fois que les droits de l'homme sont faits, ils nous dépassent et nous devons les suivre. C'est un choix philosophique du droit.

Cela me conduit à ma deuxième interrogation. Si les droits de l'homme sont ce qui définit l'État de droit, sont-ils antidémocratiques ? Cette question peut paraître surprenante, mais les droits de l'homme seraient antidémocratiques parce qu'ils empêcheraient la majorité de vouloir ce qu'elle veut. Or la démocratie est la loi de la majorité.

Je pense que les droits de l'homme ne sont pas antidémocratiques et qu'ils sont au contraire le « code d'accès » à la démocratie. Je m'appuie sur des éléments factuels. En effet, la colère des peuples contre les régimes autoritaires se traduit toujours par la demande d'un droit. Cela montre bien que l'accès à la démocratie vise à acquérir le respect ou la conquête des droits. A l'inverse, les régimes autoritaires ont comme première décision d'affaiblir la liberté de la presse, la liberté d'aller et venir, la liberté universitaire ou l'indépendance des juges. Autrement dit, il doit donc y avoir un rapport entre droits de l'homme et démocratie. En 1789, la première décision a été d'adopter la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Je dirais également qu'il y a dans les droits de l'homme une force magique, car les droits de l'homme nous touchent et nous font devenir citoyens. L'article premier de la Déclaration des droits de l'homme est extraordinaire. Nous sommes tous inégaux en réalité, mais l'article premier dit que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Bourdieu, qui n'aimait pas beaucoup le droit, parlait de la force performative du droit, car le droit a la qualité de faire advenir ce qu'il énonce.

Je me souviens avoir participé à la rédaction de l'actuelle Constitution tunisienne. Il y a eu un débat sur la question de savoir s'il fallait une Constitution ou non après la chute de Ben Ali. Les mots qui ont été employés alors étaient les suivants : si la Tunisie est une société de croyants, il n'y a pas besoin de Constitution, mais si la Tunisie est une société de citoyens, elle a besoin d'une Constitution. Ces propos ne sont pas de moi, mais de plusieurs associations, dont des associations de femmes tunisiennes démocrates qui ont permis de renverser la tendance.

Je crois donc que les droits de l'homme sont ce par quoi on devient citoyen. Sans droits de l'homme, on supprime le citoyen et on retrouve uniquement la personne.

Par ailleurs, je ne partage pas l'analyse marxiste des droits de l'homme, qui dit que ces derniers isolent les hommes les uns des autres et replient l'homme sur lui-même en le séparant des autres. Les droits de l'homme de 1789 ne referment pas l'individu sur lui-même, mais mettent en relation les individus, notamment par la liberté d'aller et venir, la liberté d'expression ou la liberté de réunion. Cela permet de créer un espace de relations où les citoyens exercent leurs droits.

Ma dernière question est celle-ci : est-ce que les juges vont trop loin ? Par rapport à ce que je viens de dire, je ne le crois pas. Les juges sont les gardiens des droits. La Cour européenne des droits de l'homme doit appliquer la Convention européenne des droits de l'homme. Même le Conseil d'Etat, dont cela n'était pas la vocation, protège aujourd'hui les libertés encore mieux que la Cour de cassation. Les juges s'autodéfinissent comme gardiens des libertés ou sont définis par les textes constitutionnels comme gardiens des droits.

Sur cette question, j'ai redécouvert le discours de Portalis présentant le projet préliminaire de code civil en 1801. Portalis dit que la loi ne doit fixer que des maximes générales puisqu'elle ne peut pas tout prévoir. Par conséquent, c'est à ceux qui doivent mettre en oeuvre la loi (les citoyens, les associations, les autorités administratives) de faire vivre ces maximes générales.

Je crois que le juge ne va jamais trop loin parce qu'il est l'équilibre du vote. Si je me réfère au préambule de la Déclaration des droits de l'homme de 1789, les révolutionnaires emploient deux verbes importants quand ils disent qu'ils écrivent la Déclaration pour permettre au citoyen de pouvoir comparer et réclamer. La démocratie fonctionne donc sur deux piliers : le suffrage universel et le contrôle de l'exercice par les représentants de leur pouvoir. Le contrôle ne vise pas à les limiter. Le Conseil constitutionnel n'a jamais empêché la gauche de nationaliser ou la droite de privatiser. Quelle grande réforme a été bloquée par le Conseil constitutionnel ? Aucune.

Nous pouvons trouver de nouvelles articulations, mais je pense qu'il y a aujourd'hui un équilibre entre la voix et l'oeil. La démocratie repose sur cet équilibre. La voix, ce sont les représentants qui font la loi et l'oeil, ce sont les juges. Si l'on affaiblit l'un ou l'autre, on affaiblit la démocratie et on la rend soit aveugle, soit muette. Il faut que le corps social ait à la fois la voix et l'oeil pour fonctionner de manière équilibrée.

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