Intervention de Guillaume Tusseau

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 18 janvier 2022 à 15h00
Audition de spécialistes de droit public et de droit constitutionnel : Mm. Paul Cassia professeur de droit public à l'université paris i panthéon-sorbonne jean-philippe derosier professeur de droit constitutionnel à l'université de lille bertrand mathieu conseiller d'état en service extraordinaire professeur à l'école de droit de la sorbonne de l'université paris i panthéon-sorbonne dominique rousseau professeur à l'école de droit de la sorbonne de l'université paris i panthéon-sorbonne et guillaume tusseau professeur de droit public à sciences po

Guillaume Tusseau, professeur de droit public à Sciences Po :

Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs, chers collègues. Je suis très honoré d'être présent et très embarrassé de prendre la parole en dernier puisque mes collègues ont déjà formulé de nombreuses idées mieux que je n'aurais pu le faire.

Je suis tout à fait d'accord avec Paul Cassia sur la remise en question du présupposé de notre discussion. Y a-t-il véritablement judiciarisation de la vie politique ou est-ce de l'ordre du fantasme ? Je serai toutefois plus nuancé sur la critique de la prémisse.

Aujourd'hui, des décisions de justice font la une des grands quotidiens, en France ou ailleurs, ce qui ne serait pas arrivé il y a 50 ans. Cela n'est pas propre à la France de la Ve République ni à la France qui s'intègre dans des ensembles supranationaux. Dans toutes les démocraties, et même dans des États non-démocratiques, on voit intervenir des décisions de justice qui tranchent des questions électorales, qui décident de la légalité ou non des formations politiques ou des questions éthiques majeures. La judiciarisation des grandes questions publiques me semble donc exister.

En France, le changement massif qui est intervenu sous la Ve République est la perte de souveraineté de la loi vis-à-vis de la Constitution et des traités internationaux. Est-ce antidémocratique ? Cela se discute. Qui l'a voulu ? Le constituant. Qui a adopté la Constitution ? Le peuple. La question qui se pose donc est celle du type de démocratie dans lequel on vit. La démocratie aujourd'hui n'est plus une démocratie où la majorité du moment peut tout faire et où nous aurions un organe souverain qui décide de tout jusqu'à l'échéance de son mandat. La fin de la souveraineté de la loi en France a introduit un changement culturel majeur.

Un autre élément pour discuter de la faiblesse de la prémisse concerne le pouvoir de consentir à l'entrée en vigueur d'une loi ou à son maintien en vigueur (contrôles a priori et a posteriori). Il ne faut pas négliger non plus que la contrainte du contrôle futur est intégrée par les décideurs politiques. Il y a une problématique de la pénalisation de la vie politique et des autocensures. Dans les débats au Parlement, la référence à la censure possible est monnaie courante. Le Premier ministre ou le président de la République n'hésitent pas à dire qu'ils saisiront le Conseil constitutionnel. Ce phénomène existe également en Allemagne et aboutit au fait que l'imagination politique est stérilisée.

Le phénomène est encouragé par les juridictions, mais aussi par la société. Pourquoi la société s'oriente-t-elle de plus en plus vers des forums qui ne sont pas politiques ? Aujourd'hui, les juridictions sont devenues un forum pour l'expression, pour l'examen et pour le succès d'un certain nombre de revendications. La judiciarisation se traduit par l'extension du champ d'intervention des juridictions, mais aussi par l'internalisation par les autorités politiques de la contrainte juridictionnelle et par l'adoption de méthodes de raisonnement qui sont aussi celles des juridictions.

Quant à la paralysie de l'action politique, je suis d'accord avec la nécessité de réformer la Cour de justice de la République, car cette juridiction n'a pas brillé par son fonctionnement, ses incriminations ou ses condamnations. Il faut aussi souligner que la pénalisation de la vie politique inhibe un certain nombre de dirigeants au niveau local. Les candidats, devant la menace pénale, décident de ne pas s'investir dans la vie politique. Ceci a un impact sur le fonctionnement de nos institutions au niveau le plus élémentaire.

La démocratie n'est donc pas forcément menacée par la judiciarisation de la vie politique, mais cette dernière ne conduit pas forcément à l'amélioration de l'État de droit. Il faut surtout s'interroger sur la contrainte que l'on impose à la revendication sociale de s'exprimer dans les termes du droit.

Par ailleurs, je me garderai d'un avis tranché sur le pouvoir du Conseil constitutionnel. La densification de la jurisprudence du Conseil constitutionnel introduit en effet une contrainte dans le débat parlementaire. Le pouvoir du Conseil constitutionnel doit être compris comme un pouvoir de co-législateur. En étant susceptible d'imposer son veto contre une loi, le Conseil constitutionnel a un pouvoir de même niveau que le législateur. Il s'y ajoute des réserves qui guident l'interprétation de la législation. Parfois, l'effet de la décision est immédiat, de sorte que le Conseil constitutionnel est bien législateur aussi.

Cependant, dans la substance, le Conseil constitutionnel se range plutôt dans les juridictions qui font preuve de retenue. Il ne censure que des dispositions qu'il juge aberrantes lorsqu'il procède à la conciliation des principes constitutionnels. Une réforme de la composition du Conseil constitutionnel me paraît nécessaire, en conservant la dualité d'expertise puisque cela rend les décisions plus informées sur les questions éthiques, économiques ou sanitaires. La réforme essentielle, selon moi, est une réforme de l'argumentation, pour clarifier le contrôle de proportionnalité. Il convient de clarifier l'analyse de la manière dont le Parlement a opéré une conciliation pour que le dialogue s'enrichisse sur la mise en équilibre des valeurs constitutionnelles.

Je me garde des réformes réactionnaires consistant à supprimer le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l'homme. Je propose pour nourri la discussion de s'inspirer de ce qui a été fait dans les lois d'inspiration britannique, notamment pour la protection des droits fondamentaux. Le Canada, en 1960, adopte la Déclaration des droits, qui consacre des droits fondamentaux sans avoir de valeur supra-législative. Elle impose que toute loi soit interprétée à la lumière de ces droits fondamentaux. Elle impose également au ministre de la justice d'examiner tout projet de texte pour signifier d'éventuels doutes quant respect des droits fondamentaux.

Des mesures de même type ont ensuite été adoptées en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Royaume-Uni. Le Canada a aussi adopté, en 1982, la « clause nonobstant », qui permet au Parlement fédéral et aux assemblées locales de maintenir en vigueur pendant une certaine durée une loi incompatible avec certaines dispositions constitutionnelles. Les députés Éric Ciotti et Guillaume Larrivé ont proposé un mécanisme similaire en France.

Au Royaume-Uni, les juges sont autorisés à déclarer l'incompatibilité d'une loi avec les droits garantis par le Human Rights Act, mais il n'y a pas de censure des lois. Cela peut conduire à une procédure législative accélérée où la loi est modifiée par un ordre correctif ministériel. On pourrait s'inspirer de ce dispositif en mobilisant la procédure d'adoption des lois en commission afin de remédier rapidement aux inconstitutionnalités constatées par le Conseil constitutionnel.

Votre questionnaire évoque également le Conseil constitutionnel et les « portes étroites » des parlementaires. Il y a un paradoxe pour le législateur à alimenter davantage la machine de la judiciarisation de la vie publique en participant au processus qu'il entend contester par cette action. Dans ce cas, le remède est peut-être pire que le mal.

De plus, comme Robert Badinter l'a souligné en son temps, il convient de se demander qui représente le Parlement. Devons-nous imaginer un « avocat de la loi » qui devrait la défendre par principe ? Doit-il s'agir d'un avocat des deux assemblées ? Que se passe-t-il alors si les assemblées sont très divisées ? Comment ne pas craindre la situation dans laquelle un groupe politique saisit l'occasion d'une QPC pour faire annuler un texte approuvé par ses adversaires politiques ? Je n'ai pas réussi à me faire de religion sur ce point.

L'une des voies à explorer serait de mieux se connaître. Les magistrats ne sont pas les derniers à être perturbés par la judiciarisation de la vie politique. Ils ont des doutes, ils sont gênés, ils s'interrogent et pensent qu'ils ne sont pas à leur place quand on leur demande de trancher sur des questions éthiques ou politiques.

Cela peut paraître naïf, mais j'estime que des rencontres ou des discussions pourraient circonscrire les problèmes ou au moins éviter des malentendus. Cela me semble en résonance avec le rapport « Cour de cassation 2030 » préparé par la commission présidée par André Potocki. Ce rapport fait montre du souci de la magistrature judiciaire de s'ouvrir à la discussion avec les autres autorités et les autres juridictions. Il fait part également d'une certaine angoisse vis-à-vis des nouvelles demandes de la société, car ces demandes ne sont pas celles qui sont habituellement adressées au pouvoir judiciaire.

La question de la judiciarisation de la vie politique nous ramène également à la question des forums devant lesquels les citoyens formulent leurs demandes. Cela amène à des réflexions plus classiques sur la démocratie participative, les pétitions citoyennes, le renouveau de la figure du Conseil économique, social et environnemental (CESE), le vote blanc ou encore le vote obligatoire. Il faut explorer les questions de repolitisation de l'engagement citoyen.

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