Intervention de Kalliopi Ango Ela

Mission d'information sur l'action extérieure de la France — Réunion du 8 octobre 2013 : 1ère réunion
Échange de vues sur le rapport de la mission

Photo de Kalliopi Ango ElaKalliopi Ango Ela, rapporteure :

Je vous remercie, Monsieur le président, j'ai apprécié nos échanges et nos convergences de vues, lesquelles ont été très fréquentes, quelles que soient les différences de nos expériences : pour moi aussi, c'était un plaisir et, j'ose le dire, un honneur de travailler avec vous !

Cette mission commune d'information, demandée par le groupe écologiste sur son droit de tirage part du constat de la nécessité de mener une réflexion approfondie sur l'action de la France en matière de recherche pour le développement, dans une optique de rééquilibrage des rapports Nord/Sud. Les acteurs du Sud sont-ils réellement bénéficiaires de la recherche pour le développement ? La recherche pour le développement les autonomise-t-elle réellement ?

La déclaration de Paris sur l'efficacité de l'aide au développement, en 2005, a constitué un tournant dans les relations Nord/ Sud ; elle a suscité l'apparition d'un nouveau paradigme : la recherche ne peut plus être considérée comme le simple lieu d'un transfert du Nord vers le Sud, mais comme un véritable levier de développement. Je parle ici d'un développement réciproque puisque, face aux grands défis mondiaux, la recherche est le meilleur investissement pour le développement durable au Nord comme au Sud.

Je précise que nous avons retenu comme définition du Sud l'ensemble des pays en développement majoritairement situés au Sud (par rapport à ceux du Nord, dits « riches »), des Pays les Moins Avancés (PMA, selon la nomenclature de l'OCDE) aux pays émergents (Brésil, Inde ou Afrique du Sud).

Cette recherche pour le développement passe par un nouveau mode de partenariat, dans la lignée du huitième objectif du Millénaire pour le développement (OMD), et par de nouvelles méthodes:

- l'objet de la recherche pour le développement doit être défini conjointement par le Nord et Sud et cette recherche doit être mise en oeuvre de façon réellement partenariale, dans le souci de bénéfices mutuels ;

- cette recherche doit répondre à des questions concrètes posées par les acteurs et sociétés du Sud, ses réponses doivent être opérationnelles et directement utiles à leurs destinataires ;

- elle doit être pluridisciplinaire, parce que le développement résulte de nombreux facteurs qui interagissent ;

- elle doit comporter un volet de formation et de renforcement des capacités (capacity building), avec comme perspective l'autonomie du Sud.

La question qui préside à la création cette mission commune d'information est la suivante : la « recherche en partenariat » menée par la France est-elle avant tout un outil d'aide au développement des pays du Sud, ou bien un outil d'influence pour la France, un instrument au service de sa puissance « douce » (soft power) ? Comment rendre plus équitable la relation entre la France et les pays du Sud et la fonder sur des complémentarités entre les partenaires ?

Cette mission s'est constituée au lendemain des Assises du développement et de la solidarité internationale, engagées par le ministre chargé du développement, M. Pascal Canfin, et des Assises de la recherche et de l'enseignement supérieur, engagées par la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Mme Geneviève Fioraso, qui ont depuis mené à la loi sur l'enseignement supérieur et la recherche du 22 juillet dernier. La recherche pour le développement se situe à l'intersection de ces dynamiques : le moment est donc particulièrement bienvenu pour interroger son identité, sa justification et son impact effectif sur le développement du Sud.

Après plusieurs mois de travail, déjà évoqués par le président, j'ai travaillé à l'élaboration d'un rapport qui vous sera soumis la semaine prochaine et dont je vais vous présenter les grandes lignes.

Il s'organise en trois parties : la première vise à montrer que la recherche pour le développement est un atout que la France pourrait mieux valoriser. La deuxième présente les enseignements tirés de deux cas significatifs de partenariats de recherche que la France a établis : avec l'Inde et avec le Tchad. La troisième avance des préconisations permettant de mettre davantage la recherche partenariale au service du développement.

La première partie avance que la recherche pour le développement est un atout que la France pourrait optimiser. J'y présente l'effort important que notre pays y consacre, sans occulter l'enjeu d'influence sous-jacent.

La France dispose d'une gamme complète d'acteurs et d'outils : notre pays se distingue par ses organismes de recherche dédiés à cette matière - l'Institut de recherche pour le développement (IRD) et le Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement (Cirad) - qui se caractérisent par leur présence hors de France dans la durée ; mais la contribution d'autres acteurs importants est mise en valeur : d'autres établissements de recherche se mobilisent aussi pour le Sud (l'Institut Pasteur, l'ANRS, le CNRS...), mais aussi des universités, des collectivités locales, des ONG, des fondations... Les mobilités étudiantes sont aussi présentées comme un outil au service de la recherche pour le développement.

Ensuite, je présente l'effort budgétaire que cela représente pour notre pays : 360 millions d'euros, ce n'est pas négligeable. Cela représente un peu moins de 4 % de l'aide au développement française, mais près de 12 % si on y ajoute les frais d'écolage qui correspondent à la prise en charge des étudiants issus des pays en développement. Cet effort budgétaire est donc soutenu, mais la complexité et la dispersion des lignes budgétaires de la coopération ne permettent pas de le mettre en valeur.

Enfin, je présente cet effort en matière de recherche pour le développement comme une pièce maîtresse de notre diplomatie scientifique, dans un contexte de concurrence incontestable, du Nord comme du Sud, y compris parmi les États ayant des liens historiques avec la France.

L'importance de ces efforts ne signifie pas pour autant qu'ils produisent les résultats escomptés. En fait, la recherche pour le développement est tiraillée entre les exigences de la recherche et la démarche de développement : comment faire de la recherche d'excellence tout en aidant les pays les plus en difficulté à y accéder ? De plus, la recherche pour le développement souffre d'une mise en oeuvre délicate, qui ne bénéficie pas toujours aux pays du Sud. Les thématiques de recherche ne sont pas systématiquement élaborées conjointement avec le Sud : les chercheurs du Sud que j'ai entendus nous ont confirmé que les recherches n'étaient pas toujours articulées aux besoins des pays du Sud. Les partenariats sont trop souvent inégaux et pas assez tournés vers le renforcement des capacités. Enfin, la recherche est trop souvent confondue avec l'expertise, qui n'a pas les mêmes exigences scientifiques et ne renforce pas les capacités du Sud.

Si la qualité de la relation partenariale qui la fonde n'est pas toujours satisfaisante, la recherche pour le développement souffre aussi d'un défaut de reconnaissance au sein de l'action publique française.

Cela tient à son positionnement hybride au sein de notre action publique : la recherche pour le développement se situe entre la recherche scientifique, qui s'organise autour d'une stratégie nationale et de cinq alliances thématiques, et le développement, qui est surtout opéré par l'Agence française de développement (AFD), peu connectée à nos opérateurs de recherche. Il en est d'ailleurs de même à Bruxelles, comme nous avons pu le constater, Monsieur le Président. Mal reconnue, la recherche pour le développement se trouve aussi freinée par des politiques publiques qui lui sont mal adaptées : la politique des visas qui entrave la circulation des étudiants et des chercheurs, et celle de la défense qui s'inquiète des menaces au patrimoine scientifique et technique de la nation.

En outre, nos opérateurs de recherche se présentent au Sud en ordre dispersé : la création de l'Agence inter-établissements de recherche pour le développement (AIRD) a tenté d'y remédier en 2010. J'analyse son échec, dû à un défaut de conception et à un manque de moyens. Mais j'en conclus qu'il est impossible de s'en satisfaire : non seulement l'offre scientifique française au Sud ne sera pas optimale dans ces conditions, mais l'IRD est menacé dans son existence.

Notre rapport devrait donc appeler le Gouvernement à mettre, au plus vite, en cohérence les objectifs qu'il souhaite assigner à la recherche pour le développement et les moyens qu'il entend y consacrer.

Afin d'alimenter notre réflexion, plusieurs cas concrets de partenariats de recherche avec le Sud ont été étudiés par la mission. La deuxième partie du rapport présente les résultats de ses déplacements en Inde et au Tchad.

Il m'apparaît utile que le rapport justifie le choix de ces deux pays : ils sont aux deux pôles du parcours que suit tout pays du Sud dans le renforcement de ses capacités de recherche. Par leurs différences de populations et de superficies (1,3 milliard d'habitants en Inde, 11 millions et demi au Tchad), de géographie, d'histoire et de développement (le PNB de l'Inde équivaut à celui de l'Afrique entière), ces deux pays illustrent bien la diversité des « Suds » et la variété des relations que la France peut entretenir au Sud sur le terrain de la recherche pour le développement.

L'Inde, tout d'abord : par le biais d'une large gamme de partenariats de recherche aux profils très variés, la France y assure une présence croissante. La progression indienne en matière de recherche, voire son avance sur notre pays en certains domaines, rend possible l'établissement d'un partenariat respectueux des deux parties, fondé sur la complémentarité entre la France et l'Inde. Le rapport n'ignore pas que l'établissement d'un tel partenariat rencontre tout de même des difficultés, en raison des différences entre ces deux pays. Néanmoins, la configuration institutionnelle de l'Inde est stimulante pour la France, qui y déploie un dispositif d'importance croissante présenté dans le rapport.

L'accent est notamment mis sur le rôle catalyseur du Centre franco-indien pour la promotion de la recherche avancée, le CEFIPRA : organisme original, financé à parité par la France et l'Inde. Il joue un rôle décisif de promoteur et de facilitateur pour les partenariats de recherche entre les deux pays, qu'ils soient publics ou privés. Sont aussi présentés plusieurs partenariats de recherche franco-indiens, dont certains constituent l'archétype d'une relation équilibrée, institutionnalisée, pluridisciplinaire et finalisée : je songe notamment à ceux que nous avons vus à Bangalore, le laboratoire international associé (LIA) en sciences de l'eau (qui implique l'IRD) et celui en neurosciences (qui implique l'INSERM). J'évoquerai les collaborations nouées avec les chercheurs indiens par deux Unités Mixtes des Instituts Français de Recherche à l'Etranger (UMIFRE), mixtes car résultant d'une alliance entre le CNRS et le ministère des affaires étrangères : l'Institut français de Pondichéry et le Centre de Sciences humaines à Delhi... Enfin, nous proposons d'évoquer les autres types de recherche vus en Inde et qui sont très différents : la recherche fondamentale sur l'Inde classique à l'Ecole française d'Extrême-Orient de Pondichéry, et, à l'autre bout de la chaîne de la recherche pour le développement, la recherche-action dans un village rural de l'Inde.

Au-delà des difficultés qui compliquent l'établissement de ces partenariats, je propose de souligner l'enrichissement mutuel qui en résulte : c'est essentiellement en matière de valorisation de la recherche que la France a à apprendre de son partenaire indien. Si la France produit d'abondantes innovations, l'Inde se distingue, pour sa part, par sa capacité à traduire rapidement l'innovation en produits de haute qualité et à bas coût, ce que les Indiens appellent « l'innovation frugale ». À ce titre, nous avons rencontré un acteur clé qui illustre cette ambition : Mme Mazumdar-Shaw, présidente et fondatrice de Biocon, cinquième société mondiale de biotechnologie.

Le cas du Tchad est complètement différent. Les institutions nationales de recherche souffrent de réelles difficultés et elles dépendent largement de l'aide extérieure. Toutefois, les autorités actuelles affirment une démarche volontariste en la matière. Le rapport présente l'action de la France pour soutenir la recherche au Tchad : il tire les enseignements de l'échec qu'a constitué le projet d'appui à la recherche tchadienne, conçu pour la période 2005-2011 d'une manière très discutable. À la lumière de cet échec, je présente la façon dont la stratégie française s'est infléchie, et comment elle se redéploye à présent vers le renforcement effectif des capacités tchadiennes et vers la connaissance du Tchad contemporain : le nouveau projet part de l'existant au lieu d'inventer de nouvelles structures, il mise sur une nouvelle génération de chercheurs plus motivés, il mobilise le Centre national d'appui à la recherche. J'en déduis des pistes susceptibles de renforcer encore le caractère équitable du partenariat franco-tchadien.

Riche de ces analyses faites à Paris et sur le terrain, je propose donc en troisième partie des voies pour mettre pleinement la recherche partenariale au service du développement social et économique du Sud.

Nous sommes actuellement en pleine concertation sur les futurs objectifs du développement durable qui succèderont en 2015 aux objectifs du millénaire. En France, le CICID de juillet dernier n'est que le prélude à une prochaine loi d'orientation et de programmation pour le développement que le Gouvernement annonce pour 2014 : le contexte me paraît propice pour avancer nos propositions.

La première urgence consiste à revoir la place que la France veut donner, en interne, à sa recherche pour le développement. De ce point de vue, je préconise de conforter la mission des opérateurs de recherche pour le développement et, dès lors, de rendre plus cohérentes nos politiques publiques.

Conforter la mission des opérateurs de recherche pour le développement, cela signifie :

- clarifier la stratégie scientifique de l'IRD et du CIRAD grâce à un comité de pilotage interministériel et une connexion avec l'AFD ;

- confier à l'Agence nationale de la recherche (ANR) la programmation de la recherche avec le Sud et le financement direct de nos partenaires de recherche Sud ; cela implique de supprimer l'agence AIRD et de réintégrer à l'institut IRD les personnels et les moyens qu'il avait mobilisés pour l'AIRD ;

- adapter les critères d'évaluation scientifique de la recherche partenariale avec le Sud pour valoriser réellement la contribution du Nord au développement du Sud, en matière de formation, de valorisation, de structuration de l'appareil de recherche du partenaire...

- engager la concertation entre les partenaires sociaux autour de la création d'un nouveau statut pour pérenniser la présence des chercheurs français au Sud, entre missions de longue durée et expatriation classique, tout en veillant à sa soutenabilité financière.

Dès lors que l'on admet la nécessité de miser sur la recherche pour le développement, il faut ordonner autour de cela nos politiques publiques :

- en renforçant le dialogue entre tous les acteurs du développement : c'est l'objet du futur Conseil national du développement et de la solidarité internationale (CNDSI);

- en adaptant notre politique de mobilité des chercheurs, avec, par exemple, un droit de visite permanent pour les étrangers devenus docteurs en France ... ;

- en sensibilisant encore davantage les chercheurs sur la protection du patrimoine scientifique et technique de la nation, au lieu d'entraver le dynamisme des partenariats de recherche.

Au-delà de ce réaménagement interne, il nous faut trouver les moyens d'améliorer nos partenariats de recherche avec le Sud, pour les rendre plus équilibrés et plus efficaces.

De ce point de vue, l'impératif est de mieux accompagner les pays du Sud à chaque étape de la recherche, c'est-à-dire :

- mieux répondre à leurs besoins, dans la définition des objets de recherche, mais aussi dans les formations que nous leur proposons ;

- les accompagner dans le montage des projets, notamment en mobilisant mieux les fonds européens de développement pour faciliter l'accès des équipes du Sud aux fonds de l'union Européenne destinés à la recherche ;

- mener la recherche dans une relation d'égal à égal, y compris en matière de propriété intellectuelle des échantillons ou des résultats ;

- associer le Sud à l'évaluation des projets de recherche menés avec la France : il s'agit de consulter les personnes à qui la recherche est destinée, en s'inspirant des nouvelles méthodes que l'AFD entend suivre pour évaluer ses propres projets. Cette évaluation doit aussi permettre d'aborder les questions de genre et de mesurer la place faite aux femmes dans le développement.

Une deuxième attente forte des pays du Sud, c'est de favoriser l'effet d'entraînement de la recherche partenariale sur le développement économique : cela passe par un vrai renforcement des capacités scientifiques et institutionnelles de ces pays, grâce à la recherche mais aussi à la formation ; cela commande d'encourager la connexion entre nos opérateurs de recherche et les autorités publiques du pays partenaire ; enfin, cela impose de promouvoir la valorisation économique des résultats de la recherche, par le soutien aux incubateurs d'entreprise, la valorisation des brevets...

Enfin, sur cette base renouvelée, la France pourrait mieux faire connaître son offre de recherche partenariale, à l'égard du Sud et auprès de ses partenaires bailleurs.

A cette fin, nous devons rendre notre offre partenariale plus lisible pour le Sud. J'envisage pour cela la création d'une sixième alliance de recherche, transversale aux cinq autres et tournée vers le Sud : cette enceinte permettrait de donner un visage uni à notre recherche au Sud mais aussi de rationaliser le réseau au Sud de nos organismes de recherche, par exemple en mutualisant leurs implantations. L'on pourrait aussi encourager la constitution d'organes paritaires comme le CEFIPRA dans les pays partenaires de taille déjà critique. Je proposerai en outre que, via le site diplomatie.gouv.fr, les ambassades répertorient les projets de recherche impliquant la France hors de ses frontières. Enfin, je suggère que la France investisse le monde des cours en ligne pour proposer une offre française dans ce nouveau champ de formation, aujourd'hui très anglo-saxon.

Nous devons aussi penser à diffuser hors de France notre démarche de recherche partenariale. Le préalable me semble être de consacrer cette démarche dans le projet de loi qui s'annonce et de la labelliser par une charte. Nous pourrons ensuite porter la démarche au niveau européen, inviter les commissaires au développement et à la recherche à développer la synergie entre leurs actions et initier des réunions communes des conseils des ministres européens de la recherche (Conseil « Compétitivité ») et du développement (Conseil « Affaires étrangères »). Enfin, je propose de capitaliser sur notre compétence partenariale avec le Sud pour la mettre au service de l'amélioration des coopérations Sud-Sud.

Ce rapport m'amènera à conclure que, malgré les difficultés que nous avons à établir des relations partenariales fondées sur la complémentarité, cela profiterait à chacune des parties : la recherche pour le développement doit d'abord être une aide au développement du Sud, mais, par voie de conséquence et à plus long terme, elle installera également notre influence au Sud, comme elle servira en retour l'influence du Sud au Nord. C'est finalement par la qualité de la relation qu'elle tisse dans la durée et sur le terrain avec chaque pays du Sud, que la France peut se démarquer, dans un contexte d'aide au développement très concurrentiel.

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