Je vais aborder essentiellement les aspects les plus structurels. Si vous le souhaitez, je pourrais ensuite évoquer les effets de la crise sanitaire, qui a beaucoup frappé les étudiants étrangers ainsi que les étudiants les plus âgés.
Selon l'enquête de l'OVE, en 2016, 46 % des étudiants ont exercé une activité rémunérée pendant l'année. Parmi eux, 45 % ont effectué un stage, de l'alternance ou une activité liée aux études telle que l'internat en médecine, tandis que 36 % ont exercé une activité non liée aux études correspondant à moins d'un mi-temps et que 19 % ont eu, à mi-temps ou davantage, une activité non liée aux études.
Ces activités rémunérées sont très différenciées socialement. Parmi les enfants de cadres, les emplois occasionnels tels que le baby-sitting ou les cours particuliers prédominent dans les premières années d'études. Puis ils sont remplacés par les stages rémunérés et les activités liées aux études. À l'opposé, chez les enfants d'ouvriers prédominent les stages de premier cycle - peu rémunérés - et les activités non liées aux études - tels que vendeur ou caissier dans la grande distribution.
Ces inégalités se retrouvent au niveau des filières d'études. Dans les facultés de santé ou dans les grandes écoles d'ingénieurs ou de commerce, où les enfants de cadres sont surreprésentés, les activités les plus intégrées aux études dominent. À l'opposé, dans les facultés de lettres et de sciences humaines, au recrutement plus populaire, la part des activités non liées aux études est beaucoup plus élevée. De même, en section de technicien supérieur (STS), au recrutement également populaire, les activités sans liens avec les études sont majoritaires, même si elles sont moins fréquentes et moins intensives. Quant aux élèves des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), souvent issus des classes supérieures, ils exercent rarement une activité rémunérée en cours d'année.
En somme, tout au long de leurs études, les enfants de cadres, très souvent aidés financièrement par leurs parents, exercent des activités rémunérées, soit très occasionnelles, soit complémentaires de leurs études, voire susceptibles de leur faciliter l'accès ultérieur à des emplois qualifiés. À l'opposé, les emplois des enfants d'ouvriers, et notamment des filles, peuvent entraver leurs études. Nous savons en effet qu'une activité rémunérée peut d'autant plus nuire à la réussite des études qu'elle est éloignée de celles-ci et exercée intensivement.
Dans le but de comprendre les logiques selon lesquelles les étudiants exercent un emploi, j'ai mené plusieurs entretiens auprès d'étudiants, ce qui m'a permis de distinguer trois logiques.
La première est la logique du provisoire, où l'activité rémunérée est éloignée des études suivies, mais exercée de façon occasionnelle et relativement distanciée.
La deuxième est la logique de l'anticipation, lorsque l'emploi est perçu comme cohérent avec la filière suivie et comme préparatoire au métier projeté.
La troisième, la plus problématique, est la logique de l'« éternisation » et de l'enlisement dans l'emploi. Dans ce cas, l'emploi exercé provisoirement devient durable, au point de prendre peu à peu la place des études. Ces étudiants sont progressivement pris au jeu et au piège de leurs « petits boulots ». Cette logique est problématique, car ces étudiants réalisent souvent trop tard que les perspectives de promotion dans ce type d'emploi sont réduites. Ils découvrent amèrement que, sans diplôme du supérieur, ils sont voués durablement à des emplois instables et non qualifiés - ce qui est statistiquement vrai.
Les étudiants concernés par la logique de l'« éternisation » dans l'emploi sont souvent des étudiants d'origine populaire, provenant des séries technologiques ou professionnelles du secondaire et démunis scolairement au sein de l'institution universitaire. Ces étudiants se sentent en quelque sorte relégués. Nous ne pouvons même pas dire que ces étudiants décrochent, car en réalité ils n'ont jamais réellement accroché à leurs études.
Dans ce contexte, ces étudiants voient dans l'emploi une sorte de voie de salut alternative. En effet, leur emploi leur offre une sociabilité, voire une reconnaissance qu'ils ne trouvent pas à l'université. Plusieurs qualifient leurs collègues de « petite famille ». Ce travail se retrouve au centre de leurs occupations et de leurs préoccupations, au point d'exercer une sorte d'emprise sur eux.
Ces cas sont certes minoritaires sur un plan quantitatif, mais ils sont problématiques et montrent combien les emplois étudiants peuvent accentuer les inégalités.
Je vais examiner, à présent, sept des solutions habituellement préconisées en matière d'emploi étudiant.
Tout d'abord, les aménagements d'études, telles que les dispenses d'assiduité aux travaux dirigés (TD), censés permettre d'adapter la scolarité des étudiants salariés aux contraintes de leur emploi, constituent un vrai cadeau empoisonné. Les étudiants concernés ne peuvent pas acquérir des savoirs et savoir-faire fondamentaux puisqu'ils sont privés de TD. Ces aménagements d'études posent un problème de fond puisque les diplômes peuvent ainsi être délivrés sans que des savoirs et savoir-faire fondamentaux aient pu être acquis.
L'autre effet pervers des aménagements d'études ou d'un éventuel usage des Massive Open Online Courses (MOOCs) est qu'ils entraînent une démobilisation des étudiants salariés, en particulier des plus démunis scolairement. Ces derniers sont pris dans un cercle vicieux, cat ces dispositifs les privent d'intégrations universitaires, ce qui peut les amener à s'investir davantage dans leur emploi et donc à s'éloigner encore des enjeux universitaires.
Certains proposent d'attribuer aux étudiants salariés des crédits ETCS au titre de leur emploi, leur permettant de valider leur diplôme. Or on imagine mal un étudiant en histoire ou en sciences physiques obtenir son diplôme grâce à son emploi dans un fast-food... Cette solution semble aberrante d'un point de vue pédagogique, à moins d'exclure ce type d'emploi de la validation, rendant ainsi ce dispositif très inégalitaire.
Une autre solution, mise en oeuvre depuis quelques années, concerne les emplois étudiants sur les campus. Or ce dispositif a des limites. Le financement de ces emplois relève des établissements, dont les budgets sont souvent restreints. Les contraintes en termes d'horaires propres à ces emplois ne permettent pas toujours de suivre correctement les cours. De plus, il existe un risque de voir là encore des fonctions pérennes, qui relèveraient des services publics, confiées de manière courante à des personnels temporaires.
Plusieurs travaux montrent que l'entrepreneuriat étudiant, quant à lui, décuple les inégalités. Pour les étudiants issus de familles favorisées, il peut déboucher sur des expériences valorisantes. En revanche, il mène les étudiants des milieux populaires vers des positions précaires, dans le cadre par exemple du micro-entrepreneuriat.
L'extension des stages et de l'alternance est parfois évoquée comme une solution. Rappelons que les étudiants passent de plus en plus de temps en stage, le plus souvent non rémunéré, et que les stages comptent de plus en plus pour obtenir un diplôme. Or, cette extension est problématique, car les années d'études sont de moins en moins consacrées à l'acquisition de savoirs et davantage à des périodes en entreprise, dont l'apport en termes d'insertion est très aléatoire. Plus encore, la généralisation des stages et autres statuts temporaires tend à restreindre le volume des emplois stables et donc, paradoxalement, les perspectives d'insertion à l'issue des études.
Par ailleurs, plusieurs chercheurs ont montré que le système des prêts garantis par l'État, mis en place en Angleterre, s'est soldé par des résultats désastreux.
Une dernière solution permettrait, quant à elle, de résoudre les problèmes posés par l'emploi étudiant : l'amélioration réelle des aides publiques destinées aux étudiants avec, d'abord, dans l'immédiat, un élargissement des critères sociaux permettant d'accéder à une bourse ainsi qu'une élévation très nette de leur montant. Ces montants sont actuellement dérisoires au regard du coût de la vie. Plus de moyens doivent également être alloués aux logements, aux restaurants, aux services de santé et d'aide psychologique universitaire et à la vie étudiante.
Enfin, le meilleur moyen de lutter contre l'emprise exercée par certains emplois sur les étudiants et d'éviter l'abandon des études consiste à assurer un réel encadrement pédagogique, nécessitant la création de nombreux postes d'enseignants-chercheurs titulaires.
Le grand paradoxe est que les étudiants issus des milieux populaires, les plus démunis culturellement - soit ceux qui tireraient le plus profit d'un suivi pédagogique renforcé - sont voués aux filières où le nombre d'enseignants par étudiant est le plus faible.