Intervention de Mohammed Moussaoui

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 11 juin 2020 à 10h30
Audition de M. Mohammed Moussaoui président du conseil français du culte musulman

Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman :

Merci madame la rapporteure. Mesdames et Messieurs les parlementaires, je suis honoré de cette invitation.

Permettez-moi une petite introduction concernant l'appellation de la commission, « combattre la radicalisation islamiste ». Je n'en ferai pas l'essentiel de mon intervention, mais je pense que le terme de « radicalisation » se trouve dans quelques décisions de la jurisprudence du Conseil d'Etat. J'ai le souvenir d'un arrêt de 2018, dans lequel une ressortissante étrangère demandant la nationalité française avait essuyé un refus en raison de la pratique radicale de sa religion. Ce n'est pas le seul exemple.

Cette forme de pratique religieuse, relevant d'un ensemble d'attitudes, d'actes ou de paroles, souvent marginale dans la société, suscite à juste titre l'inquiétude et le rejet de l'immense majorité des musulmans de France et de nos concitoyens.

Le spectre de ce qu'englobe le radicalisme est très large. Le radicalisme allant jusqu'à la violence et le crime est une réalité. Certains jeunes Français ont joint les champs de bataille. Ils ont également commis des attentats et actes criminels sur notre territoire.

Le terme « islamiste » et le contenu qui lui est donné me posent problème. Je comprends le titre de combat contre la radicalisation islamiste, cet extrémisme se revendiquant de l'islam et instrumentalisant la religion musulmane. Nommer de cette manière cette idéologie ou le groupe de personnes la partageant pourrait paraître juste. Seulement, j'attire votre attention sur le fait que ces extrémistes ont réussi à s'approprier le langage et les concepts musulmans. Le groupuscule se nommant « Etat islamique » s'est approprié le terme « Etat ». Il n'en est pourtant pas un. Il s'est approprié le terme « islamiste », bien qu'il n'ait rien d'islamique. Ces extrémistes ont compris que pour occuper le terrain, ils devaient s'approprier ces termes. Malheureusement, je pense que nous les y avons aidés, consciemment ou non.

L'islamisme est aujourd'hui synonyme de terrorisme, d'extrémisme. Pourtant, sa signification littéraire se réfère à celui qui se réclame de l'islam. C'est ainsi que le définissaient les dictionnaires en langue française jusqu'aux années 1970. Il est équivalent aux termes de « bouddhiste » ou « hindouiste », se réclamant des religions bouddhiste ou hindouiste. Sur le plan politique, il pourrait s'approcher des termes de « centriste », « communiste », « socialiste » et autres.

Force est de constater que lorsque nous entendons le mot « islamiste », il ne concerne pas nécessaire celui qui se réclame de l'islam. Il est utilisé avec une connotation négative. C'est bien là que réside le problème. Nous avons validé l'appropriation, la prise d'otage de ces concepts. Lorsque vous entendez les mots « judaïsme » ou « christianisme », ils renvoient à l'apport de ces 2 religions aux civilisations humaines et à la marche humaine. Pourtant, lorsque vous entendez le mot « islamisme », vous êtes censés y comprendre un sens négatif, d'islam politique par exemple.

Cette distorsion dans l'utilisation du langage a permis à ces extrémistes d'être associés d'une manière abusive à une religion. Ils sont même allés plus loin : ils se sont approprié cette religion.

Vous pourriez nous demander quels termes nous aurions choisis pour les nommer. Nous pourrions les appeler des extrémistes. Un terroriste est un vulgaire criminel. Nous devrions le nommer de la sorte et ne pas l'associer à une religion. Vous pourriez objecter que ces individus se réclament de l'islam. En effet. Dans ce cas, le terme de « terroriste se réclamant de l'islam » ne me dérangerait pas. Nous créons ainsi une distanciation entre ceux qui s'en réclament et la réalité. Nous avons l'obligation de ne pas les valider tels qu'ils se présentent. C'est là la juste attitude de nommer les choses par ce qu'elles sont.

Je ferme cette parenthèse sur les terminologies et les concepts. J'estime que cette bataille est importante. Vous savez que sur internet et sur les réseaux sociaux, les mots clés ont une importance primordiale en termes de référencement des pages web. Il est dommage de systématiquement tomber sur des résultats négatifs en recherchant le terme « islamique ». Lorsque vous utilisez tous les termes et concepts pris en otage par ces extrémistes, vous tombez sur leurs pages web. De ce point de vue, ils sont présents par l'appropriation des termes utilisés. Pour cette raison, je revendique le fait que nous devions trouver un moyen de nommer cette réalité. « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde » comme le disait Camus.

Vous savez, un jeune ne devient pas radical ou extrémiste subitement. Il suit un cheminement lié à des facteurs de son histoire et de son environnement, d'ordre social, économique, politique, ethnique ou religieux. Nous devons y ajouter d'autres facteurs psychologiques et émotionnels. Historiquement, la présence structurée de la jeunesse et de la société civile, que nous appelons le corps intermédiaire, offrait aux jeunes des espaces d'apprentissage aux valeurs collectives. Elle permettrait également à la contestation sociale de s'exprimer de façon sereine et respectueuse du cadre démocratique. Privée de cette structure, cette contestation a pris la forme d'une délinquance défiant toutes les autorités : celle de la famille, de l'école, des institutions religieuses, et l'autorité publique. Cette délinquance peut donner lieu à des incivilités, des dégradations, des vols, des conflits avec la police. À la rencontre d'une idéologie extrémiste, elle peut également se transformer en une violence terroriste.

Les jeunes se radicalisant sont recrutés via une campagne essentiellement véhiculée par internet et les réseaux sociaux. Elle fait appel à des méthodes d'endoctrinement et d'embrigadement alliant des arguments théologiques fallacieux, justifiant la haine de l'autre, et une mise en perspective des récits historiques et des représentations des différents conflits internationaux, et notamment au Proche et Moyen-Orient. Elle laisse ainsi s'installer l'idée que les musulmans sont victimes de persécutions et d'humiliations.

Les promoteurs de cette idéologie mortifère ont réussi à créer un modèle particulièrement séduisant, en manipulant d'une manière perverse des codes et ressorts de communication ciblant les jeunes. Ce mode vise à marier la bravoure héroïque avec l'idéal du saint qui accomplit une prétendue mission presque divine et altruiste. Ces promoteurs offrent une forme de considération et d'estime de soi, et créent chez ces jeunes l'illusion d'être importants, d'être élus pour accomplir ce que l'immense majorité des musulmans est incapable de réaliser, par faiblesse ou traîtrise.

L'histoire nous apprend qu'à chaque fois que se sont retrouvées réunies les perceptions justes ou injustes du développement des inégalités et d'un défaut de représentativité dans le débat public, politique et démocratique, la porte s'est ouverte au populisme et à l'extrémisme.

Comment lutter contre l'instrumentalisation des textes religieux ? Je crois qu'il s'agit de notre combat le plus important en tant qu'institution religieuse. Comme l'indiquait Thierry Tuot dans son rapport « La grande nation : pour une société inclusive », remis au premier ministre en 2013, « l'islam ne génère pas le terrorisme. Il n'est pas inscrit dans ses gènes. Comme toute religion, et comme aucune n'y a fait exception, l'histoire le montre assez, elle a ses obscurantistes et ses fanatiques. À cela, aucune pitié de notre part, bien sûr : mais ils sont dans notre pays rares, minoritaires et sans rapport aucun avec l'islam. » Le monde compte 1,6 milliard de musulmans, soit 23 % de sa population. Si l'Islam était cette religion de haine et de barbarie que ses opposants veulent décrire, l'ensemble de la planète, et non quelques états seulement, serait à feu et à sang.

Par ailleurs, ne perdons pas de vue qu'à l'échelle mondiale, l'immense majorité des victimes de ce terrorisme est de confession musulmane. Nous nous devons de constater que le détournement des textes religieux musulmans par des organisations terroristes et par les radicaux est une évidence à laquelle nous devons faire face. Nous ne devons pas rester dans le déni, mais regarder cette réalité en face. Les cadres religieux doivent offrir aux jeunes des clés de lecture de ces textes, et les aider à décrypter la masse colossale d'informations qui transite sur internet et les réseaux sociaux.

En premier lieu, nous devons rappeler avec force que la foi ne saurait aller à l'encontre de la raison. Les objectifs et finalités d'une religion ne sauraient s'opposer aux valeurs universelles constituant l'humanité de l'Homme. Une religion ne servant pas l'humain ne mérite pas d'en être une.

Permettez-moi de citer quelques principes sur lesquels tout enseignement religieux doit mettre l'accent. D'abord, la vie humaine est unique et indivisible. Je pourrais citer le texte coranique, sourate 5, verset 32 : « quiconque tue un être humain injustement tue l'humanité. Quiconque sauve la vie d'un seul être humain est considéré comme ayant sauvé la vie de l'humanité tout entière ».

Ensuite, l'égalité entre les humains est le corollaire de l'égale dignité humaine. « Certes, nous avons rendu dignes tous les fils d'Adam », Coran, sourate 17, Verset 70. Nous devons mettre en avant le respect de la dignité humaine, dont découlent toutes les autres égalités que nous pouvons citer, indépendamment de l'appartenance religieuse, de la philosophie, du sexe ou encore de la couleur de peau. Toutes ces égalités résultent de l'égale dignité.

Le troisième principe consiste en un respect de la liberté de conscience et de religion. Il est une volonté divine pour la tradition musulmane, comme le stipule le verset 256 de la sourate 2, « nulle contrainte dans la religion », ou encore la sourate 10, verset 90 : « si ton seigneur l'avait voulu, tous ceux qui sont sur la terre auraient cru en ton message. Est-ce à toi, prophète, de contraindre les gens à y croire ? »

Le quatrième principe demande d'être implacable face à l'injustice. « Celle-ci ne saurait être justifiée ou excusée, même dans les pires situations d'adversité. Ne laissez pas la haine et l'animosité que vous opposent certaines personnes vous inciter à être injustes. Restez justes, c'est ce qui vous préservera. » Sourate 5, verset 8.

Enfin, le cinquième principe est le suivant : la lutte contre le désordre et pour la préservation de la paix est un devoir universel. « Si Dieu ne repoussait pas certains hommes par d'autres, les cloîtres auraient été démolis, ainsi que les églises, les synagogues et les mosquées où le nom de Dieu est souvent mentionné. » Sourate 22, 34 à 40. Comme pour montrer l'universalité de ce principe, les mosquées sont citées en dernier lieu.

Tous les textes à apparence belliqueuse dans le Coran doivent être compris au travers de ce filtre. Il sacralise la vie, et considère que s'attaquer à une personne en raison de sa religion est un crime allant à l'encontre de la volonté divine qui a fait la pluralité religieuse et la pluralité des consciences. Ne pas empêcher ce désordre et ce crime commis par les extrémistes est également contraire à une injonction divine faisant de la préservation de la paix un devoir universel.

Ces valeurs, parmi d'autres, ont trouvé leur résonnance dans la tradition vivante du prophète de l'Islam. Dès son arrivée à Médine, il a rédigé le pacte de Médine, définissant les règles de vivre ensemble entre tous les citoyens de la ville, et ce quelle que soit leur confession. Ainsi, les juifs de Banu Awf font partie de la communauté des croyants. Le prophète de l'Islam a également accueilli les chrétiens de Najr?n, et leur a permis de célébrer leur culte à l'intérieur de la Mosquée de Médine, deuxième lieu saint de l'Islam. Lors du premier conflit imposé au prophète de l'Islam, ce dernier avait proposé aux prisonniers leur liberté en échange d'un seul service : apprendre à lire et écrire à 10 habitants de la ville.

Ces quelques filtres de connaissance devraient être placés au coeur de chaque enseignement religieux, pour permettre à la jeunesse de se prémunir contre les propagandes extrémistes, celles qui détournent les textes religieux. Ces principes permettent d'opposer une résistance à la propagande.

Que pourraient faire les responsables musulmans face à ce radicalisme ? L'Union des Mosquées de France, que je préside, a dès 2014 appelé aux États généraux sur le radicalisme, immédiatement après l'attentat commis par Medhi Nemmouche contre le musée juif de Bruxelles. Elle a pu rencontrer des centaines d'imams et d'aumôniers. Le lancement a été réalisé le 18 juin. Si nous n'avons pas choisi cette date, j'y vois une coïncidence avec le fait que nous lancions une résistance face à cette idéologie extrémiste. Des journées de réflexion, entre le 18 juin 2014 et le 13 février 2015, ont permis d'aboutir à un certain nombre de recommandations.

Dans un premier temps, nous avons constaté que les imams et aumôniers agissaient individuellement. Il n'existe pas d'espace de dialogue ou de conseil les réunissant et leur permettant d'agir collectivement au niveau local. Aujourd'hui, comme vous le savez, le conseil français du culte musulman est organisé avec une instance nationale, puis des instances régionales dans les 22 anciennes régions administratives. Une forte demande s'est élevée pour créer un échelon départemental, permettant une proximité avec les acteurs locaux. Il était demandé que cet espace soit mis en place non seulement avec les gestionnaires de mosquées, mais également avec les imams et aumôniers, en première ligne de la lutte contre le radicalisme.

Dans un second temps, nous avons constaté que le contenu du prêche du vendredi, auquel participe près d'un million de personnes chaque semaine, était un véritable moyen d'élévation spirituelle. Il doit faire l'objet d'un travail collégial avec les imams. Lorsque ces conseils d'imams seront créés, leur parole sera plus forte.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion