Intervention de Nicolas Mazzucchi

Commission des affaires européennes — Réunion du 2 mars 2023 à 9h00
Énergie climat transports — Table ronde « l'europe face à la nouvelle géopolitique de l'énergie » avec m. nicolas mazzucchi directeur de recherche au centre d'études stratégiques de la marine cesm ; m. yves jégourel professeur titulaire de la chaire économie des matières premières du conservatoire national des arts et métiers co-directeur du cercle cyclope ; mme blandine barreau analyste de l'équipe des perspectives énergétiques mondiales à l'agence internationale de l'énergie.

Nicolas Mazzucchi :

Merci Monsieur le Président, pour cette invitation à évoquer devant vous la décontinentalisation des flux énergétiques, conséquence de la situation décrite en introduction. En préambule, j'insisterai sur un point : le phénomène énergétique au niveau de l'Union européenne est un phénomène carboné, lié aux hydrocarbures, fossiles comme liquides, avec une prédominance bien évidemment du couple pétrole-gaz, dans la consommation énergétique, mais aussi dans la production d'électricité, mise à part l'anomalie statistique française du recours important à l'énergie nucléaire. Cette spécificité française porte à croire qu'il existe une prépondérance du nucléaire au niveau de l'Europe, alors que les hydrocarbures fossiles sont dominants. Tout ce qui entrainera un impact direct ou indirect sur la question de l'approvisionnement en hydrocarbures fossiles aura aussi de fortes conséquences économiques, mais aussi géopolitiques.

Concernant la question gazière, il a été rappelé que la situation antérieure à l'invasion de l'Ukraine par la Russie était relativement simple : le gaz provenait très majoritairement de la Russie, suivie par la Norvège, avec une part deux fois moindre, puis par plusieurs fournisseurs minoritaires.

La dépendance énergétique à la Russie a été croissante depuis le milieu des années 1970. À ce titre, la situation du gaz est très paradoxale : nous consommons cette matière première à partir du milieu des années 1970, et en particulier le gaz russe, car cette ressource est considérée à cette époque comme une énergie de sécurité. L'Europe est, après le premier choc pétrolier, dans une situation de sur-dépendance au pétrole et, par conséquent, à l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Or, le continent européen dispose sur son territoire de réserves d'un hydrocarbure peu ou pas utilisé et relativement abondant : le gaz naturel, présent en Norvège, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Mais après quelques décennies, les exploitations de gaz en Europe, à l'exception de celles situées en Norvège, commencent à décliner pour des raisons techniques, économiques, mais aussi d'acceptabilité sociale de la production. La dépendance à la Russie, qui propose de grands volumes de gaz à des prix relativement soutenables, devient alors de plus en plus importante, et ce jusqu'en 2022.

Le phénomène gazier recoupe des réalités différentes selon les États membres. Certains, à l'exemple de la France, consomment peu de gaz. En outre, le gaz n'est pas utilisé de manière identique pour la production d'électricité : il ne l'est quasiment pas en France, mais beaucoup en Italie, pays qui montre, en conséquence, une sensibilité globale au gaz beaucoup plus forte que son voisin transalpin.

La stratégie de la Russie était multidimensionnelle : le pays n'est pas qu'un producteur de gaz puisqu'il produit également du pétrole brut, et surtout bénéficie d'une grande capacité de raffinage de produits pétroliers. La Russie avait décidé de maintenir cette capacité au plus haut, afin de prendre le relais d'un certain nombre de pays de l'Union européenne qui voyaient leurs capacités décliner. La Russie était alors principalement spécialisée dans la production de diesel, et se plaçait au premier rang des fournisseurs de ce carburant pour la France.

Nous avons alors connu un double phénomène : la dépendance à la matière première, d'une part, et à la norme, d'autre part. La Russie est, en effet, capable de produire du diesel en respectant les normes Euro 6/VI. L'étude de la dépendance des vingt-sept pays de l'Union européenne à la Russie permet de constater que chacun présente des situations dissemblables pour le gaz, le pétrole brut et les produits raffinés, selon sa consommation et la structure de son économie. La Hongrie, en raison de son importante capacité de raffinage, demeure ainsi très dépendante du pétrole brut. La France est dépendante aux produits raffinés, et donc à une norme plus qu'à une technologie ou à une matière première. Ce phénomène est central dans la géopolitique de l'énergie aujourd'hui : en substituant un fournisseur à un autre, cette question des normes devient essentielle. La décontinentalisation des flux énergétiques s'observe aussi par rapport à cette question.

En observant la dépendance énergétique de l'Europe à la Russie, et en la comparant aux autres zones continentales, il apparaît que ce phénomène eurasiatique (dépendance par proximité géographique terrestre) constitue le phénomène énergétique dominant en Europe. Les autres zones géographiques se révèlent moins importantes au regard du gaz, du pétrole brut et des produits raffinés.

En comparant le mois de juillet 2021 au mois de juillet 2022, nous observons des évolutions très profondes, qui montrent une décontinentalisation, soit une sortie du domaine terrestre, au profit de deux zones géographiques : la zone atlantique et le golfe arabo-persique. La maritimisation des flux énergétiques est donc assez forte, et révèle parfois des situations très intéressantes sur le plan géopolitique. Dans le cas du diesel, la France a bénéficié de circonstances favorables, car l'Inde avait aligné, en 2020, ses normes de production de carburants sur les normes Euro 6/VI. La substitution a donc été possible grâce à ce fournisseur alternatif, alors en surproduction, et qui présentait la capacité de fournir du carburant diesel selon les mêmes normes. Nous constatons donc une très forte augmentation de l'importation de produits raffinés en provenance de l'Inde. Mais ces flux pourraient être remis en question, car l'Inde connaît une très forte augmentation de sa propre consommation énergétique, et donc pétrolière.

Ce mouvement s'inscrit dans une stratégie claire de la Marine nationale aujourd'hui, et plus largement de la France et de l'Union européenne, privilégiant les relations indo-pacifiques. La zone indo-pacifique n'est désormais plus considérée comme aux antipodes de l'Union européenne, mais dans une continuité indo-pacifique-méditerranéenne pour l'approvisionnement énergétique. La croissance de la dépendance gazière et pétrolière vis-à-vis des fournisseurs du Proche et Moyen-Orient, mais aussi à l'égard de l'Inde, aboutit à la création d'un complexe indo-pacifique prégnant dans le domaine énergétique et économique.

Aujourd'hui, la Russie est toujours présente sur le marché du gaz, mais elle est de plus en plus remplacée par d'autres fournisseurs, toujours plus lointains et reliés par des routes maritimes, d'où la croissance très forte du gaz naturel liquéfié (GNL). Pour la France, et même si le gaz demeure un phénomène énergétique marginal par rapport au pétrole ou au nucléaire, nous observons le passage d'un système continental européen assis sur le couple Norvège-Russie, un système donnant un rôle de plus en plus important au Qatar, lequel tend à devenir, depuis 2022, un des principaux fournisseurs de gaz de l'Union européenne.

Un certain nombre de pays de cette zone indo-pacifico-méditerranéenne essayent de se positionner, soit dans la production, soit dans le transit de matières premières. Le cas de la Turquie est très intéressant. Le pays ambitionne, en effet, depuis de nombreuses années de devenir un hub énergétique, et il se positionne aujourd'hui en tant qu'acteur centralisateur des approvisionnements pour être la porte d'entrée du Sud-Est européen, et même au-delà, grâce aux gazoducs, qui transportent un gaz moins cher que le GNL. La Turquie permet l'entrée dans ce système de transport du GNL en provenance du Qatar, mais aussi de l'Algérie ou du Nigeria. Le premier client de l'Algérie pour l'exportation de son gaz est aujourd'hui la Turquie. De nouveaux équilibres géopolitiques se dessinent.

Il faut saluer la stratégie européenne mise en place depuis 2009, avec notamment l'encouragement très important à la construction de terminaux de regazéification en GNL, ou la révision de la directive gaz en 2017, qui oblige à installer des gazoducs à double flux sur l'ensemble du territoire de l'Union européenne. Ces décisions ainsi que les infrastructures mises en place ont permis de limiter les impacts de la crise au niveau européen.

J'insiste néanmoins sur un point : l'Europe n'a jamais été conçue comme le continent du gaz naturel liquéfié, contrairement à l'Asie. L'Europe, c'est le continent du gaz par tube. Avant la guerre en Ukraine, tous les systèmes d'exportation de GNL prenaient en compte cette donnée géographique. Aujourd'hui, la situation est inversée, même si cela n'est pas encore visible du fait de l'absence de retour de la croissance chinoise. Il faut être conscient que celle-ci créera une compétition entre zones géopolitiques, entre l'Europe et la zone Asie-Pacifique, pour l'approvisionnement en GNL. Celui-ci est lié, par ailleurs, très étroitement à la construction navale des méthaniers, localisée aujourd'hui à 90 % en Asie du Nord : Chine, Corée du Sud et Japon, mais sur laquelle la concurrence va s'accroître.

Eu égard aux leviers stratégiques dont disposent les pays d'Asie du nord, il est peu probable que l'Europe continue à être privilégiée pour le gaz naturel liquéfié.

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