Merci de me donner la parole. Je suis très en phase avec les propos de mon collègue concernant la dépendance européenne et la maritimisation des échanges. En 2021, l'Europe au sens large a consommé 571 milliards de mètres cubes de gaz, l'Union européenne à 27 membres en consommant 400 milliards. Elle en a produit 210 milliards et en a importé 232 milliards, dont 167 milliards en provenance de la Russie. Nous constatons donc une très forte dépendance européenne au gaz russe. En raisonnant en valeur, nous remarquons, en 2022, une explosion de la facture gazière française, de 21 milliards de dollars en 2021 (13 milliards d'importations sous forme gazeuse et 6,4 milliards en GNL) à 63 milliards en 2022 (27 milliards d'importations sous forme gazeuse et 33,7 milliards en GNL).
En réfléchissant en valeur et non en volume, la France a importé l'an dernier pour 16,7 milliards de GNL des États-Unis, contre 1 milliard seulement en 2021. Cette facture a donc très fortement augmenté. La Russie, qui est notre deuxième fournisseur en GNL, présente une facture de près de 6 milliards, avant le Qatar, l'Algérie et l'Angola. Depuis la guerre en Ukraine, il a fallu remplacer au plus vite les 167 milliards de mètres cubes de gaz en provenance de Russie, et l'Europe n'avait pas d'autre choix que de se tourner vers le GNL, et majoritairement le GNL américain.
Peut-on considérer ce GNL comme une solution ? Nous n'avions pas le choix à court terme, mais la question est plus complexe concernant le moyen et le long terme.
Le marché du GNL a vu ses volumes fortement augmenter : de 140 milliards de mètres cubes en 2000 à 510 milliards aujourd'hui. Nous avons constaté des vagues successives, avec en premier lieu le Qatar, puis l'Australie, et les États-Unis, trois pays dont les volumes d'exportations sont aujourd'hui pratiquement équivalents. Ce marché a énormément grandi, et est devenu de plus en plus flexible. Pour bénéficier de GNL, il faut disposer de structures de liquéfaction et de regazéification très coûteuses. En raison de ces contraintes, le marché a longtemps été très rigide : avant la construction de structures de liquéfaction, il fallait s'assurer de disposer de fournisseurs, puis de clients au bout de la chaîne. Les contrats sont donc à long terme, indexés sur le prix du pétrole.
Dans cette compétition entre les pays précédemment évoquée, nous avons également observé le financement de surcapacités, et des volumes non intégrés dans ces contrats de long terme, qui pouvaient donc être négociés au jour le jour. C'est aussi pour cela que l'Europe a payé très cher son gaz en 2022.
De la flexibilité a également été apportée avec l'arrivée des États-Unis sur ce marché, accompagnée de pratiques commerciales anglo-saxonnes, et d'une levée des clauses de destination : il n'était plus obligatoire de garder le GNL importé sur le sol national. Des formes de financiarisation ont également été observées, avec des « swaps cargos », où les destinations des bateaux sont échangées, ainsi qu'une flexibilité liée à des éléments technologiques comme les FRSU (Unités flottantes de stockage et de regazéification) et les FNLG (gaz naturel liquéfié flottant), structures non pas terrestres mais positionnées en mer. Ces structures ont permis aux petits pays producteurs d'intégrer le marché, et aux pays importateurs d'augmenter rapidement les capacités d'importation. Cette flexibilité a permis d'apporter une réponse à la problématique de la fin du gaz russe.
Je partage avec vous les interrogations sur le GNL, notamment américain. En évoquant les États-Unis, nous parlons d'un partenaire historique, mais nous ne pouvons pas négliger les conséquences géopolitiques et diplomatiques de cette nouvelle dépendance, dans le contexte d'une rivalité croissante avec la Chine. Nous devons également nous interroger sur les conséquences environnementales : il s'agit, en effet, de gaz de schiste. Par ailleurs, l'Europe a asséché le marché du GNL en 2022, au détriment des pays en développement, comme le Pakistan ou le Bangladesh, dépourvus de GNL ou confrontés à des tarifs très élevés. Le coût est économique, mais aussi environnemental, puisque le GNL, s'il est jugé trop cher, peut être remplacé par le charbon. Cette donnée est insuffisamment intégrée dans nos réflexions.
Comme évoqué, nous avons importé du GNL dans un contexte très particulier où la demande chinoise était faible. Si la Chine revient sur ce marché, nous observerons une augmentation des prix. La problématique gazière n'est pas terminée ; elle se posera encore l'hiver prochain : quel sera le niveau des prix ? Nous avons mis en place un système de prix plafond, mais dans une période d'absence de tension sur les approvisionnements. Cette question mérite donc réflexion. Un effet est également attendu sur le marché de l'électricité, et donc sur la puissance industrielle européenne.
Le troisième point concerne la localisation des structures de liquéfaction aux États-Unis : elles se trouvent toutes dans le golfe du Mexique, zone géographique instable notamment pour ses conditions météorologiques. La structure de liquéfaction Freeport LNG a subi un accident en 2022 qui a fait diminuer l'offre mondiale de 4 %. Nous constatons donc un effet de dépendance à l'offre de GNL américain.
La diversification offerte par le GNL est également relative : son utilisation est liée aux méthaniers. Environ 150 de ces navires ont été commandés en 2022, au regard d'une flotte actuelle de 641, mais ces méthaniers devraient être livrés en 2026. Par ailleurs, ils sont essentiellement construits au Japon et en Corée du Sud, et nous observons une forte croissance de la Chine sur le marché des méthaniers complexes.
Enfin, l'Agence internationale de l'énergie estime que la demande d'importation européenne pourrait augmenter de 40 milliards de mètres cubes, alors que les capacités disponibles sont de 20 milliards.
Pour terminer, il est important, à mon avis, de se poser la question suivante : la guerre en Ukraine constitue-t-elle un accélérateur de la transition énergétique, ou un frein ? La réponse n'est pas évidente. Elle a certes encouragé la promotion de l'énergie renouvelable, mais l'effet prix est important. En outre, vous n'ignorez pas que sur les trois piliers de la transition environnementale, à savoir l'électrification des transports, l'énergie bas carbone et l'augmentation des infrastructures électriques, nous constatons de manière systématique un effet de report sur les ressources minérales. Les batteries utilisent du nickel et du lithium, dont les marchés sont extraordinairement instables. Elles font également appel à des terres rares, pour lesquelles la Chine maîtrise la chaîne de valeur à hauteur de 87 %. L'Europe a bien sûr réagi, mais il faudra travailler durement et avec beaucoup de pragmatisme pour parvenir à une indépendance. Nous devons avoir une lecture diplomatique de ces ressources minérales. Pour accéder à une ressource, il faut peut-être en proposer d'autres, et c'est pour cette raison que je milite activement pour une diplomatie des matières premières, et pas seulement de l'énergie.