Intervention de Blandine Barreau

Commission des affaires européennes — Réunion du 2 mars 2023 à 9h00
Énergie climat transports — Table ronde « l'europe face à la nouvelle géopolitique de l'énergie » avec m. nicolas mazzucchi directeur de recherche au centre d'études stratégiques de la marine cesm ; m. yves jégourel professeur titulaire de la chaire économie des matières premières du conservatoire national des arts et métiers co-directeur du cercle cyclope ; mme blandine barreau analyste de l'équipe des perspectives énergétiques mondiales à l'agence internationale de l'énergie.

Blandine Barreau :

Merci pour votre invitation. Je commencerai par les implications de la crise au niveau mondial, avant de revenir sur le rôle de l'Agence dans la gestion de cette crise auprès des gouvernements.

Concernant les implications à court terme, je mentionnerai trois points. L'Agence internationale de l'énergie considère que la crise traversée est d'une ampleur inégalée, qui n'est que partiellement comparable au choc pétrolier des années 1970, car elle touche tous les secteurs de l'énergie, et elle se révèle bien plus complexe à gérer pour les gouvernements et les acteurs économiques.

Au-delà des problématiques de dépendance en matière de ressources, cette crise a mis en lumière des décennies d'investissements inadéquats dans la transition énergétique, dans les domaines qui permettraient de s'affranchir de la dépendance aux énergies fossiles comme le renforcement de l'efficacité énergétique ou le recours à des sources d'énergie décarbonées. Les gouvernements européens ont consacré en urgence à la protection des consommateurs près de 350 milliards d'euros en un peu plus d'un an, soit la moitié de la valeur de la facilité européenne pour la reprise et la résilience mise en oeuvre pour aider les États membres à répondre aux effets économiques de la crise sanitaire. Il y a encore beaucoup à faire pour s'affranchir de cette dépendance. En Europe comme ailleurs, le secteur énergo-intensif présente une structure de coûts encore dominée à 65 % par le coût de l'énergie.

La perspective de rupture de l'approvisionnement pendant l'hiver 2022-2023 s'est éloignée, mais l'Agence demeure réservée sur les perspectives en Europe : si l'hiver prochain devait être plus rigoureux, et si la croissance économique de la Chine reprend, nous pourrions être confrontés à de fortes turbulences et à un nouveau risque sur l'approvisionnement. Contrairement aux approvisionnements pétroliers, les livraisons de gaz russe n'ont pas été interrompues mais pourraient l'être dans le futur, ce qui ferait peser un risque supplémentaire sur les approvisionnements européens.

Concernant les implications de la crise à moyen et long terme, l'Agence a identifié une perte de position dominante de la Russie : celle-ci ne regagnera pas son statut de premier exportateur à la fois de pétrole et de gaz. Elle dispose de moins en moins d'acheteurs parmi les pays développés, et ses revenus d'exportation diminuent (40 % de baisse par rapport à janvier 2021), principalement en raison de la perte de son principal client, l'Europe, qui représentait 75 % de ses exportations gazières, et 55 % de ses exportations pétrolières. Avec l'embargo pétrolier, la part de la Russie dans le commerce international a diminué de moitié en un an. Les sanctions s'accompagnent également d'un accès très limité aux technologies avancées qui permettent d'exploiter au maximum les puits pétroliers russes, dits « matures ». Remplacer les volumes livrés précédemment aux pays européens ne peut se faire de manière rapide. La manière la plus efficace est le pipeline, et il est difficile d'envisager une telle infrastructure reliant par exemple la Russie à la Chine avant une décennie.

Autre donnée importante en termes géopolitiques, déjà évoquée : les pays en développement sont les premiers touchés par cette crise mondiale. Beaucoup de ces pays doivent composer avec des finances publiques fortement entamées avec la crise sanitaire, la hausse des coûts d'importation, et des niveaux de dette publique fortement dégradés. La plupart de ces pays sont dépassés par la surenchère des prix sur les marchés de l'énergie. Je rappelle le cas de ce pétrolier qui s'acheminait l'été dernier vers le Pakistan, mais qui s'est détourné vers le marché européen en raison de la dynamique des négociations sur les prix.

Cette compétition par les prix, que les pays en développement sont voués à perdre, engendre de graves conséquences sur leur sécurité énergétique et leur horizon de développement économique et social. L'Agence constate pour la première fois, en 2022, un recul de l'accès à l'électricité, ce qui est tragique, notamment en Afrique subsaharienne. Les conflits d'accès à la ressource risquent de peser très fortement sur les relations géopolitiques entre les pays en développement, les pays émergents et les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Avant d'évoquer un dernier point sur les conséquences de la crise, je précise que l'AIE fait partie des observateurs parmi les plus conservateurs sur le sujet de la transition énergétique, et notamment du développement des énergies renouvelables. Nos évaluations sur le développement de ces énergies ont pu être récemment qualifiées de moyennement optimistes. La réflexion suivante n'est donc pas le fruit de travaux d'une organisation historiquement favorable aux renouvelables, mais d'une institution dont l'indépendance est bâtie sur la génération de données fiables. Nous avons donc observé les gouvernements européens se tourner vers de nouveaux fournisseurs d'hydrocarbures, mais également vers les énergies décarbonées pour remplacer le gaz russe. Une augmentation de plus de 40 % des capacités éoliennes et solaires additionnelles installées en Europe a ainsi été constatée en 2022, ce qui constitue un record. Le nombre de véhicules hybrides ou électriques a également augmenté de 15 %. Les pompes à chaleur ont aussi vu leurs ventes augmenter de plus d'un tiers cet hiver. En Belgique ou aux Pays-Bas, nous constatons un recours au nucléaire plus important. Une publication de l'AIE confirme que ces orientations contribuent à la décarbonisation des économies européennes : l'Union européenne enregistre, en 2022, une baisse de 2,5 % de ses émissions de CO2.

Dans un contexte de recul de la production à la fois nucléaire et hydroélectrique, cette baisse des émissions ne peut être attribuée qu'à la hausse des sources de production décarbonées. Ces choix stratégiques se retrouvent au niveau mondial.

La donnée fondamentale qui s'impose à la lecture de ces données est celle de la compétition économique qui va croissant sur les solutions industrielles. Aux États-Unis, la loi sur la réduction de l'inflation consacre 400 milliards de dollars au secteur énergétique. L'AIE a estimé que la moitié des technologies nécessaires pour atteindre l'objectif zéro émission nette de CO2 en 2050 ne sont actuellement qu'en phase de développement.

En conclusion, la crise a provoqué une nouvelle forme de compétition industrielle vers un modèle décarboné ; les régions et les secteurs qui en tireront les bénéfices les plus importants seront les premiers à s'être positionnés sur ce modèle.

L'AIE est une agence fondée en 1974 avec un mandat centré sur la sécurité énergétique, qui englobe désormais les aspects de transition énergétique. Nous représentons, par l'intermédiaire de nos pays membres et partenaires, 80 % de la consommation énergétique mondiale, et menons, à ce titre, plusieurs actions, notamment en termes d'alerte. Nous travaillons avec chacun des gouvernements de nos pays membres et partenaires, à qui nous avons fourni une semaine après l'invasion de l'Ukraine un plan en dix points pour réduire la dépendance au gaz russe, et un autre pour éviter des ruptures d'approvisionnement pétrolier pendant le pic estival, et pour préparer l'hiver. Beaucoup de ces mesures ont été mises en oeuvre par les États. L'Agence a également coordonné les deux plus importants déblocages de stocks stratégiques de pétrole de son histoire dans ces derniers mois. Plus récemment, nous avons mis à disposition de l'Union européenne et des États membres une série de recommandations destinées à éloigner le risque d'une rupture d'approvisionnement en gaz en 2023.

Nous coordonnons également un dialogue ministériel autour d'une quarantaine de pays sur les questions du marché gazier. Enfin, nous avons mis en place des voies de coopération exceptionnelles avec l'Ukraine, qui n'est pas membre de l'AIE, et nous travaillons avec ses autorités sur le renforcement de la sécurité énergétique ukrainienne.

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