Intervention de Pauline Türk

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 11 février 2014 à 14h35
Audition de Mm. Stéphane Grumbach directeur de recherche à l'institut national de recherche en informatique et en automatique inria et julien nocetti chercheur à l'institut français des relations internationales ifri et de Mme Pauline Türk maître de conférences en droit public à l'université de lille ii

Pauline Türk :

Je tiens d'abord à remercier les membres de la mission, et particulièrement son président, de m'avoir invitée à participer à cette table-ronde, sur un sujet qui intéresse évidemment les juristes, et désormais aussi les chercheurs en droit constitutionnel. N'étant ni informaticienne, ni économiste, c'est sur les aspects juridiques que je souhaite concentrer mon propos, en espérant ne pas pêcher par trop de naïveté.

L'élaboration du droit, des règles applicables aux activités humaines a longtemps été le monopole des gouvernements et des parlements élus, dans le cadre des frontières d'États souverains, c'est-à-dire indépendants et seuls maîtres sur leur territoire. Cette vision du monde a explosé, on le sait, à une époque où, au contraire, dans un monde globalisé, les États se retrouvent, sur le plan économique, juridique, industriel, environnemental, militaire ou technologique, complètement interdépendants les uns des autres.

Cette évolution influence évidemment l'organisation de la vie en société, et favorise la montée en puissance des réseaux, sous différentes formes, y compris dans le cadre d'organisations internationales (Organisation mondiale du commerce [OMC], Organisation internationale du travail [OIT] ...), qui développent leurs propres modes transnationaux de régulation et de gouvernance, faisant appel largement à la soft law et aux acteurs privés. Ainsi, on ne parle plus de « réglementation » et de « gouvernement », notions qui répondent à une logique de contrainte unilatérale hiérarchique, mais bien de « régulation » et de « gouvernance », modes de gestion plus souples qui responsabilisent les acteurs et permettent la recherche d'équilibres entre des intérêts publics et privés croisés, au sein d'un système multilatéral.

Cette « révolution copernicienne » à laquelle sont confrontés les États, si elle ne lui est pas spécifique, se manifeste particulièrement dans le cas de la montée en puissance du réseau Internet. Après la lex mercatoria, la lex economica, ou la lex sportiva, est apparue dans le « village global » une lex electronica, c'est-à-dire une loi applicable au monde numérique, dont les États ne sont pas les auteurs principaux. Le fonctionnement du réseau, ses extensions, sa normalisation, la gestion de la collectivité des utilisateurs sont pris en charge, dans une logique encore largement fondée sur l'auto-régulation, par différents organismes et forum de coordination (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers [ICANN], Internet Society Association [ISOC], Internet Engineering Task Force [IETF], World Wide Web Consortium [W3C], Internet Governance Forum [IGF] ...), qui font la part belle au secteur privé.

L'actuelle gouvernance d'Internet repose ainsi sur un multipartenariat dont les fondements et les équilibres sont encore mal connus du grand public. De ce point de vue, les révélations d'Edward Snowden et du scandale PRISM auront au moins eu ceci de positif qu'elles auront réveillé les consciences sur la nécessité de s'y intéresser et de se saisir de cette problématique cruciale : par qui et comment est gouverné le réseau, lui qui précisément échappe à toute logique territoriale, centralisée et étatique ? Les modalités de cette gouvernance ne peuvent plus être ignorées, à une époque où Internet, qui réunit près de 2 milliards d'utilisateurs, concerne désormais l'ensemble des activités humaines, professionnelles ou privées, économiques, culturelles, sociales, politiques...

Internet n'est plus seulement une technologie, c'est devenu une problématique politique de premier plan. Sur ces questions, l'enjeu des rencontres de Sao Paulo au mois d'avril prochain, puis de l'IGF en Turquie en septembre, est de dépasser les désaccords profonds qui se sont manifestés aussi bien lors du dernier IGF de Bali en octobre 2013, que lors du sommet de l'Union internationale des télécommunications (UIT) à Dubaï en décembre 2012. Notre propos est donc ici de faire plusieurs observations, en tentant de répondre aux questions que vous nous avez soumises.

Pourquoi y a -t-il nécessité et urgence à adapter la gouvernance mondiale de l'Internet ?

Dans un premier temps, parce qu'une réforme des modes de régulation en vigueur est nécessaire. La liberté est au fondement d'Internet, et elle doit être résolument préservée. Mais le réseau n'est pas une zone de non-droit régie par la confrontation des intérêts des seules puissances économiques. La liberté n'exclut pas un contrôle, une régulation, une gouvernance qui permettent d'accompagner l'épanouissement du réseau, en tenant compte de nombreux enjeux : lutte contre la cybercriminalité ; développement de nouvelles extensions ; harmonisation des pratiques ; protection de la vie privée des individus ; encadrement de la marchandisation des échanges et des données personnelles ; accompagnement de la transition vers « l'Internet des objets » ; valorisation du multilinguisme ; protection de la diversité culturelle, de la propriété intellectuelle ; lutte contre la désinformation, contre le spamming ; protection de l'ordre public, de la sécurité des États ; lutte contre la manipulation ou les attaques dirigées contre des sites officiels ou des institutions ... Autant de nouveaux défis, qui appellent une gouvernance adaptée.

Il ne s'agit pas d'une totale refondation, car les mécanismes d'autorégulation actuellement en place ont fait la preuve de leur efficacité, reposant sur des organismes et des groupes de travail informels, qui associent largement le secteur privé et la société civile, les techniciens et les experts, les organisations internationales et les gouvernements, dans le cadre d'une multilevel governance novatrice, qui pourrait à certains égards faire figure de modèle. Mais ces instances multilatérales et multipartites restent prédominées par les États-Unis, pour des raisons historiques, économiques et techniques. D'autant que l'influence des autorités américaines - le département du commerce - s'ajoute au poids des multinationales - telles que Google, Apple, E-bay, Amazon -, toutes américaines, au sein des instances de la gouvernance. Cet état de fait affaiblit la légitimité du système de gouvernance, et donne matière aux détracteurs du réseau qui ont beau jeu d'y voir un instrument de promotion du capitalisme triomphant et d'américanisation du monde, et le nouveau visage de l'impérialisme occidental.

La gouvernance d'Internet doit être ouverte et efficace, mais elle doit aussi donner davantage de garanties, en matière de transparence, de représentativité et de légitimité, afin de favoriser un retour de la confiance, brisée après le scandale PRISM. En droit, la légitimité d'un pouvoir d'encadrement des activités humaines et de la vie des collectivités dépend des conditions de désignation de gouvernants, choisis ou élus, lesquels doivent oeuvrer sous l'oeil du public et dans l'intérêt général, rendre des comptes de leurs actions ...

Or, ces principes font défaut dans le cadre des modes de gouvernance actuels, où le poids réel des groupes d'intérêts est difficile à mesurer, où la représentativité des décideurs est mal assurée, où les objectifs poursuivis sont mal identifiés ... Le déroulement de l'IGF de Bali en 2013 l'a d'ailleurs illustré.

La situation actuelle est devenue source de tensions internationales, comme l'a montré la confrontation de deux blocs d'États lors de la conférence mondiale de l'UIT de Dubaï en décembre 2012 : la Chine, la Russie et les Émirats arabes unis ont exigé l'internationalisation de la gouvernance et la reconnaissance du « droit souverain et égal de chaque État à réguler ses télécommunications », ce qui a conduit aux divergences lors des négociations sur le nouveau règlement des télécommunications internationales (RTI).

Dans un deuxième temps, l'urgence et la nécessité d'une adaptation de la gouvernance mondiale de l'Internet résultent de la multiplication des phénomènes de résistance des États, qui mettent en danger le réseau et son universalité. Avec Internet, ces derniers perdent, on le sait, une part de la maîtrise de leur territoire. On peut prendre l'exemple du sort de la loi française sur la non diffusion des sondages le jour des élections, des tentatives de réglementation des jeux en ligne, de l'impossibilité de lutter efficacement contre la divulgation sur Internet de données secret-défense, ou encore de l'incapacité à circonscrire l'influence de la communauté internationale dans les soulèvements populaires dans les pays du « printemps arabe ».

Or certains États, parmi les moins libéraux, réagissent en développant des résistances sous des formes et par des moyens variés - d'ordre pratique, technique ou juridique -, qui vont de la tentative de prise de contrôle du réseau au boycott et à la création de réseaux indépendants. On en rappellera ici seulement quelques exemples, renvoyant pour d'autres développements à l'article paru au mois de décembre 2013 à la Revue de droit public et intitulé « La souveraineté des États à l'épreuve d'Internet ».

Les États peuvent être tentés, notamment dans les pays les moins développés, de ralentir les opérations de câblage, ou d'augmenter le coût des équipements et des abonnements. Ils peuvent durcir la législation nationale permettant de réprimer toute une série d'infractions commises sur Internet, ce qui restreint la liberté des échanges sur le réseau, comme au Venezuela en 2010 ou en Russie en 2012. Ils peuvent prendre le contrôle d'un serveur national, ou mettre sous tutelle les fournisseurs d'accès, afin de pouvoir plus facilement ralentir ou bloquer l'accès à certains contenus, et tracer les utilisateurs : c'est le cas en Libye, Syrie, Belarus, Kazakhstan, Turquie, Thaïlande, Vietnam, Arabie saoudite ... Non seulement le principe fondamental de neutralité du réseau est mis en cause du fait d'une gestion potentiellement discriminatoire du trafic, mais cette recentralisation du réseau a déjà permis - en Moldavie en 2009, en Égypte en 2011, ou en Syrie en 2012 - à des pouvoirs autoritaires menacés de provoquer un « internet blackout » de plusieurs heures ou plusieurs jours. Une soixantaine de pays seraient ainsi « à risque » de coupure généralisée, du fait de la faible décentralisation de leur réseau.

Mais c'est plus largement l'ouverture et l'unicité du réseau qui sont remises en cause par certains États ayant entrepris de créer des racines alternatives au Domain Name System (DNS) ou de se doter de leur propre réseau. Ces États prennent le risque de l'isolement de leur population, mais menacent aussi le réseau Internet, qui pourrait se retrouver compartimenté en de multiples espaces virtuels partiellement communicants, ce qui serait contraire à son essence universaliste. Après la Corée du Nord en 2002 et la Birmanie en 2010, l'Iran a ainsi annoncé, en septembre 2012, le lancement de son propre réseau national, permettant de « protéger sa population des influences étrangères » et de « proposer une gamme de services localement adaptés ». On parle désormais d'un processus de fragmentation, de « balkanisation d'Internet », auquel pourraient contribuer la Chine - qui a déjà mis en place son Great Firewall - ou l'Inde, deux pays travaillant à la création de réseaux concurrents.

Ces résistances constituent une menace pour le réseau et ses principes fondateurs (liberté, universalité, neutralité). Quels en sont les motifs ? Elles sont souvent le fait de régimes autoritaires, qui tentent de lutter contre les tentatives de déstabilisation politique et le vent du libéralisme d'inspiration anglo-saxonne. Mais elles peuvent aussi être inspirées par des préoccupations liées à l'ordre, à la moralité et à la sécurité publics, au respect des lois, des décisions de justice ... Elles expriment aussi parfois un souci de défense des valeurs et spécificités de l'ordre juridico-social considéré, face à l'influence de l'universalisme occidental. Elles sont aussi et enfin une réaction à la persistance de la prédominance anglo-saxonne sur le réseau, de ses codes, de son langage, de ses logiciels et de sa gouvernance, malgré les appels répétés au rééquilibrage, comme par la voix de la présidente brésilienne, Dilma Roussef, en octobre 2013. D'où la préoccupation des États de trouver une place dans la gouvernance de l'Internet et ainsi de réaffirmer leur « souveraineté numérique », revendication qui, lorsqu'elle émane de pays autoritaires, a de quoi inquiéter.

Certes, on peut comprendre le souci des États de pouvoir défendre leur population contre d'éventuels dangers issus d'une mauvaise régulation du réseau. Mais un retour à une réglementation étatique, selon une logique intergouvernementale, n'est pas souhaitable, car incompatible avec la nature du réseau - qui résulte d'un droit spontané, a-territorial, transnational, dégagé de la contrainte des intérêts nationaux additionnés - et avec ses principes fondateurs. Ainsi, entre le statu quo prôné par les États-Unis, et la refondation souhaitée par l'Iran, la Chine ou la Russie, il y a sans doute un moyen terme à trouver, dans l'intérêt même de l'avenir du réseau et de ses utilisateurs, que l'Union européenne doit contribuer à faire ressortir.

Quel est, justement, le rôle de l'Union, et pour quel type de gouvernance ?

L'Europe n'a pas attendu le scandale PRISM pour se préoccuper de la gouvernance d'Internet, même si sa place reste faible dans les instances de gouvernance. Le Conseil de l'Europe participe aux débats, aux côtés de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) - à travers la convention sur la cybercriminalité, le sommet IGF de Bakou en 2012 -, de même que les pays européens, représentés dans les instances de gouvernance et dans le comité consultatif des gouvernements (GAC) de l'ICANN et dans les forums de discussion (IGF, W3C ...).

L'Union européenne a joué un rôle reconnu dans les discussions sur la gouvernance de l'Internet, notamment lors des sommets mondiaux sur la société de l'information (SMSI) entre 2003 et 2005 et lors des débats relatifs au rôle de l'ICANN en 2009. Elle a d'ailleurs déjà consacré un certain nombre de principes dans plusieurs règlements et directives européennes, produisant donc des effets obligatoires pour les 28 États membres : neutralité et non-discrimination dans le traitement des informations, confidentialité des communications privées, anonymisation des données de communication des abonnés ou des utilisateurs, règlementation du commerce électronique ... dans les directives n°s 2000/31/CE, 2002/58/CE, 2006/24/CE et 2009/136/CE. Elle en promeut d'autres, à l'échelle mondiale : lutte contre la fracture numérique entre pays développés et pays en voie de développement, préservation du rôle du secteur privé, conservation du modèle « multistakeholderism », réintégration des gouvernements dans les instances de coordination ...

Surtout, elle prône depuis plusieurs années un rééquilibrage de la gouvernance qui permette de mieux représenter les différents continents, et notamment les pays en développement. Nellie Kroes, commissaire en charge de la stratégie numérique, s'est d'ailleurs prononcée pour l'approfondissement d'une gouvernance mixte combinant libre-échange et intervention publique, suivant la logique de la co-régulation. Certes, face au poids de la Chine ou des États-Unis, et faute de pouvoir peser suffisamment efficacement sur le plan économique et technologique, l'Union européenne peine à se faire entendre.

Pourtant, le contexte pourrait lui être favorable, lui permettant de jouer un rôle de médiateur dans la lutte d'influence qui se joue entre deux blocs. Rappelons qu'à Dubaï en décembre 2012, la Chine, la Russie et les Émirats arabes unis, contestant la mainmise américaine sur la gestion de la racine des noms de domaine, sont parvenus à inscrire dans une résolution annexée à la version révisée du RTI que « tous les gouvernements devraient avoir égalité de rôle et de responsabilité dans la gouvernance internationale de l'Internet » (Résolution 3 « Promouvoir un environnement propice à la croissance accrue de l'Internet » point e), l'article 1er du Traité, adopté par 89 pays le 14 décembre 2012, proclamant également le droit souverain de chaque Etat de réglementer ses télécommunications. 55 « nonistes » (parmi lesquels la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada ou l'Australie) ont refusé de signer le document. Il en ressort une confrontation ouverte dont on peut penser, sans excès de naïveté, qu'elle pourrait bénéficier sur le plan politique à l'Union européenne, si elle parvient à se positionner en arbitre, entre des États soucieux de leur souveraineté numérique mais prompts à la restriction et à censure, et les États-Unis, désireux de défendre leur maîtrise de l'outil, mais au moins autant de protéger les principes et valeurs libérales du réseau.

Les américains, qui ont déjà cédé du terrain - notamment en 2009 avec l'Affirmation of Commitments, assurant une relative autonomisation de l'ICANN -, doivent désormais, pour garantir l'unicité du réseau, donner des gages de leur bonne foi, et accepter de renoncer à leur mainmise sur ce dernier. Mais ils n'accepteront de céder du terrain qu'en échange de la garantie du respect des principes fondateurs, et notamment de la liberté d'expression : l'Union européenne, qui n'a rien à envier aux États-Unis en matière de garantie des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ne peut-elle constituer sur ce point un interlocuteur crédible en vue d'une médiation ? A l'inverse, l'espionnage dont elle a fait l'objet par les États-Unis lui donne également le motif et la crédibilité pour imposer plus fermement des concessions à son allié américain.

Quelles sont les perspectives pour une nouvelle gouvernance mondiale ? Et dans une perspective chère aux juristes, à l'heure où la réflexion sur le « droit constitutionnel global » ne cesse de prospérer, quels sont les éléments qui pourraient préfigurer une constitution de l'Internet ? Si l'on admet que la guerre technologique et économique qui se joue sur Internet doit être régulée par le droit et dans l'intérêt général, plusieurs perspectives contradictoires se dégagent. Faut-il favoriser le rôle du secteur privé (logique de l'autorégulation, fondée sur la confiance placée dans les vertus de la libre-concurrence, prônée par les États-Unis), ou renforcer la place des gouvernements (éventuellement sous contrôle onusien) ? Faut- il confier la gestion de l'Internet à une organisation internationale fondée par traité, par exemple sous l'égide de l'UIT ou de l'ONU, ou conserver le modèle multipartite actuel ?

La préservation du multistakeholderism ne fait pas de doute, car il constitue le « Graal » de la gouvernance d'Internet, contre lequel aucun modèle alternatif crédible ne peut rivaliser. Mais il faut sans doute l'adapter, pour répondre à ceux qui s'inquiètent légitimement d'un modèle de gouvernance « sans chef et sans principes », où le règne de la liberté d'expression masque en réalité un système cadenassé permettant aux États-Unis de mieux écouter. Ainsi contre toute tentation d'une promotion de l'intergouvernementalité, contraire à l'histoire et à l'esprit du réseau, c'est l'amélioration de l'équilibre entre les gouvernements dans leur diversité, le secteur privé et la société civile, qu'il faut rechercher. Le poids des experts pourrait être limité au profit de modes de gestion et de contrôle plus démocratiques, impliquant plus de transparence et de responsabilité, ainsi qu'une représentativité élargie des instances de gouvernance, si l'on admet que celles-ci gèrent désormais un « service public international ».

Faut-il en rester à un mode de gestion souple, ou passer à une approche plus contraignante ? Faut-il, en particulier, rédiger un code, une charte des valeurs et principes applicables sur Internet, qui tirerait sa légitimité de l'adhésion des utilisateurs, des différentes catégories d'acteurs, et des gouvernements ? Tel fut bien l'objectif des SMSI, en 2003 et 2005, qui ont permis de mettre au jour des principes qui doivent sans doute être défendus et réaffirmés : universalité et neutralité de l'Internet, décentralisation, diversité linguistique, sécurité de l'Internet, respect de l'autonomie et de la vie privée de l'internaute ...

Les déclarations de principes et plans d'action issus de ces sommets ont le mérite de la souplesse et de l'adaptabilité, dans un domaine mouvant et technique. Mais une formalisation plus contraignante de ces principes, qui aurait pour effet d'augmenter leur portée normative, permettrait de donner un socle commun aux débats relatifs aux questions politiques et diplomatiques essentielles qui sont désormais liées au développement d'Internet. Il s'agit à la fois de consacrer et de définir des principes aux interprétations parfois divergentes : la liberté d'information ou le droit à la vie privée, par exemple. Il s'agit aussi de concilier des principes potentiellement contradictoires : la diversité et l'unicité, la liberté d'expression et la sécurité publique, la solidarité et le respect de l'autonomie, le droit à la vie privée et la transparence ...

En conclusion, et même si cela peut paraître incantatoire au regard des réalités de la gouvernance actuelle, l'Union européenne pourrait soutenir la préservation du modèle multi-acteurs, privilégié depuis la naissance du réseau, gage de son bon fonctionnement et de sa liberté, mais y défendre de nouveaux équilibres entre le secteur privé, la société civile, les organisations internationales et les gouvernements, au profit des derniers, tout en les soumettant à des principes communs, dans une « charte de l'Internet » acceptée par toutes les parties. Dans le même temps, le poids des corporatismes, de la logique de marché et de la technique, difficilement mesurable dans le cadre de l'autorégulation, devrait être limité grâce à des processus normatifs mieux définis et plus transparents. C'est à ce prix et à cette condition que l'intérêt général pourra être mieux valorisé dans les développements technologiques à venir, et que les États, mieux associés, seront encouragés à renoncer aux manoeuvres de censure ou de résistance, dans l'intérêt même du réseau et des services qu'il est appelé à rendre à l'humanité.

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