Il y a en France, comme plus généralement en Europe, un biais dans notre perception des questions de l'Internet. Ce biais me semble venir en partie d'une très forte sensibilité aux questions de liberté individuelle, la perception de l'individu menacé tant par la machine étatique, via la surveillance et la censure, que par la machine industrielle, via l'exploitation de la vie privée.
Si ces questions sont évidemment importantes, la trop forte focalisation sur ces sujets occulte à mon sens des enjeux essentiels de la révolution numérique pour nos sociétés. Je pense en particulier aux enjeux économiques, politiques, ainsi que géopolitiques. L'équilibre primordial entre les intérêts particuliers et le bien commun est insuffisamment discuté.
J'ai commencé à m'intéresser à ces problèmes en Chine, où je suis resté huit ans, de 2003 à 2011, d'abord comme diplomate - j'étais conseiller scientifique à l'ambassade de France - puis comme directeur d'un laboratoire sino-européen au sein de l'Académie des Sciences de Chine. Si je mentionne cet aspect de mon parcours, c'est parce que la Chine est un pays édifiant pour l'Internet. Tout d'abord parce que c'est la deuxième puissance mondiale du Net. Mais ce pays est intéressant aussi pour ce qu'il révèle du notre, du biais dans notre compréhension du Net.
Les années 2000 sont celles de l'émergence du Web 2.0, des réseaux sociaux, et des autres systèmes coopératifs. Les États-Unis ont été véritablement des précurseurs dans le développement des grands systèmes reposant sur des investissements massifs. Ils sont à l'origine de toutes les grandes plateformes qui dominent aujourd'hui l'Internet. Mais ils ne sont pas tout à fait seuls. La Chine a su développer ses propres plateformes, avec un décalage de seulement un ou deux ans sur leurs consoeurs américaines.
Aujourd'hui parmi les 50 premiers systèmes mondiaux, Google, Facebook, Youtube, Yahoo, Baidu, Wikipédia, QQ, Taobao, etc, on compte 36 Américains, 11 Chinois et 3 Russes. Aucun Européen. Et parmi les huit premiers que j'ai cités, trois Chinois.
Pendant les années 2000, la construction de l'Internet chinois est passée totalement inaperçue en Europe. Nous nous sommes focalisés sur les questions de contrôle policier et de censure, sans voir que la Chine rentrait dans la société de l'information avec le même engouement et la même maîtrise que les Américains.
La Chine dispose de systèmes qui gèrent des centaines de millions d'utilisateurs. Le pays est grand, mais l'argument n'est pas essentiel, l'Inde ne dispose pas de tels systèmes. Le pays est partiellement fermé, mais partiellement seulement. La Chine ne bloquerait pas les grands systèmes américains comme Facebook, qu'elle aurait quand même développé de grands systèmes qui domineraient son marché. La Corée, complétement ouverte, a développé ses propres systèmes également.
Ce qui est déterminant pour l'émergence des plateformes du net, c'est la volonté politique. Elle est aussi forte aux États-Unis qu'elle l'est en Chine. Elle fait clairement défaut en Europe. Les sociétés chinoises du Net, cotées au Nasdaq, ressemblent d'ailleurs beaucoup à leurs homologues américaines. Les chercheurs qui travaillent dans les laboratoires de R&D des grands groupes chinois sont les mêmes que ceux qui travaillent chez Google ou Facebook. Ils ont le même esprit, le même engouement passionné pour la révolution numérique. Pour ce qui est de l'organisation, elle ne diverge pas beaucoup. Baidu est une société enregistrée aux Îles Caïman.
L'exemple de la Chine est intéressant, car il montre que des systèmes politiques aussi différents que ceux de la Chine et des États-Unis réussissent à développer les piliers fondamentaux de cette industrie qui nous échappent à nous Européens. La Russie ainsi que d'autres pays d'Asie y parviennent également. Leurs gouvernements ont compris tout le profit qu'ils pouvaient tirer du numérique. Ils ont aussi compris que personne n'arrêterait la révolution numérique et qu'il fallait donc l'orienter dans un sens favorable pour leur développement.
Focalisée sur la peur obsessionnelle du mauvais usage qu'une société peut faire des données personnelles et des atteintes à l'individu, l'Europe n'a pas anticipé ni même compris les changements en cours dans le monde, non seulement aux États-Unis, mais également dans les autres pays, acteurs de la révolution numérique.
Même si une certaine prise de conscience se fait jour, il me semble que le biais perdure. L'Europe est paralysée et cherche surtout le moyen de stopper l'inondation, l'invasion, par tout moyen, aussi dérisoire et inefficace soit-il.
Les rapports des Américains et des Chinois aux données personnelles ne sont probablement pas si éloignés qu'on aurait pu le penser a priori. Les révélations d'Edward Snowden ont heureusement permis de sortir d'une certaine naïveté sur ce sujet. Les Chinois et les Américains exploitent les données personnelles pour leur sécurité intérieure. Ils n'ont pas les mêmes cibles, mais des pratiques sans doute assez voisines. Et surtout, ils disposent des données produites par leurs grands systèmes. La question se pose différemment en Europe puisque nous ne disposons pas de grands systèmes.
Les données personnelles sont intéressantes à plus d'un titre. Elles sont le carburant des plateformes d'intermédiation sur lesquelles je vais revenir. Le modèle économique biface de l'industrie du Net exploite les données personnelles pour cibler efficacement les publicités des annonceurs. Les données personnelles servent également à traquer les personnes ayant des activités illégales ou menaçant la sécurité de l'État.
Mais l'un des intérêts principaux des données personnelles réside dans ce qu'elles permettent de savoir non pas sur l'individu, mais sur une population. Google l'a démontré il y a déjà dix ans avec son service de suivi des épidémies de grippe, en avance d'une dizaine de jours sur les instituts de veille sanitaire. Dans l'analyse globale des données individuelles, le service public, s'il y a accès ce qui n'est que rarement le cas aujourd'hui, peut tirer des informations d'une extrême utilité pour la gouvernance.
Si au lieu de regarder la Chine avec le biais européen, on regarde l'Europe avec le biais chinois, on ne manquera pas de trouver l'Europe peu compréhensible, tant la situation est surprenante. Vu de Chine, il paraît incroyable que l'Europe puisse être aussi dépendante de Google, qui détient 95 % du marché des moteurs de recherche, alors que les continuelles récriminations françaises ou européennes contre cette société peuvent laisser penser que la situation ne nous satisfait pas complètement. Molière se serait amusé des débats entre Google et les autorités européennes.
On est obligé de s'interroger quand même. À quel point les Européens sont-ils dupes de cette situation qui confine à l'absurde ? Serait-ce le manque de confiance dans leurs propres institutions politiques qui les pousse à mettre leurs données personnelles aux États-Unis ? Ou bien est-ce juste une immense incapacité ?
En Chine, comme aux États-Unis ou en Russie, le moteur national est dominant. De plus dans tous ces pays, sa part de marché reste, disons, raisonnable, autour des deux tiers. Rien à voir donc avec la domination de Google en Europe, qui non seulement est totale, mais de plus laisse le pouvoir politique paralysé avec des moyens de réponse inadaptés.
Alors que faire ? Personnellement, je ne comprends pas que l'Europe ne dispose pas d'un ou plus exactement de plusieurs moteurs de recherche avec des parts de marché raisonnables, et je pense que tant que cela ne sera pas le cas, la dépendance ne fera que se renforcer. Bien sûr ce que je dis s'applique également aux autres systèmes du Net comme les systèmes qu'improprement on appelle réseaux sociaux. Google est une plateforme globale de toute façon qui développe avec grande compétence toutes les missions de l'intermédiation.
On entend souvent dire qu'étant donné la prééminence de Google en Europe il est impossible de percer dans le domaine des moteurs de recherche. Là encore vous m'excuserez de revenir à l'exemple de la Chine, mais il est intéressant. Si le premier moteur chinois, Baidu domine son marché national, ses parts de marché baissent désormais au profit de nouveaux moteurs de recherche nationaux, Qihoo 360 et Sogou dont les parts sont aujourd'hui respectivement de plus de 22 % et 11 %, alors que Baidu est descendu à 63 %.
Il faut reconnaître qu'en France numérique rime avec panique. Il y a bien sûr de notables exceptions. L'enthousiasme de Michel Serres pour le développement de la connaissance illustre bien la tendance inverse.
Je voudrais me focaliser ici sur les plateformes d'intermédiation, qui constituent à mon sens le sujet le plus important. Les plateformes d'intermédiation sont des systèmes numériques qui vont révolutionner nos sociétés, tous les secteurs de nos sociétés sans exception, et qui rendront caduques à la fois de nombreuses industries, mais également une partie du cadre réglementaire, voire du débat législatif, qui n'aura plus prise.
Les systèmes d'intermédiation sont les systèmes les plus importants du Net. Ils mettent en relation des personnes entre elles, ou avec des services. Ils le font avec une efficacité impensable autrefois, et qui ne cesse de progresser. Ainsi le moteur de recherche met en relation l'utilisateur avec la connaissance recherchée. De même le réseau social met en relation des utilisateurs ayant des intérêts communs ou complémentaires. Les assistants personnels, en cours de développement dans l'industrie comme chez Google, nous connaîtront suffisamment bien pour nous aider dans notre vie quotidienne, nous guider, nous rappeler nos rendez-vous, nous mettre en relation avec le service dont nous avons besoin, hic et nunc.
Le carburant de la plateforme, c'est la donnée. À côté des services de base, pour lesquels la plateforme récolte de la donnée, celle-ci dégage des connaissances sur l'activité qu'elle observe, qui permettent d'autres services, souvent inimaginables a priori. Elle a l'exclusivité sur ces connaissances dérivées. C'est ce qui fait sa puissance.
Les plateformes d'intermédiation sont les industries qui ont connu la croissance la plus rapide de l'histoire. Google a 15 ans et Facebook, 10 ! Les deux premières capitalisations mondiales sont Apple et Google, qui vient de détrôner Exxon comme numéro 2.
Ce qui est intéressant avec ces plateformes dépasse largement le numérique. Les plateformes d'intermédiation ont un potentiel de révolution de nos organisations considérable. Considérons la question des taxis, puisqu'elle est d'actualité dans notre pays. La plateforme d'intermédiation peut mettre en relation efficacement un passager et un chauffeur. Il peut s'agir d'un chauffeur professionnel. Il peut s'agir également d'un particulier qui cherche à diminuer ses frais de transport. À partir de l'assistant personnel, le système trouvera automatiquement une voiture à partager pour se rendre à une destination quelconque, sans que l'utilisateur n'ait à consacrer d'énergie à une recherche.
Une telle intermédiation entre des usagers qui offrent des services et d'autres qui sont à la recherche de tels services peut conduire à une efficacité extrêmement importante, ainsi qu'à des économies de très grande ampleur.
Dans une société contrainte à être plus économe, à cause d'une part des difficultés financières, qui sont conjoncturelles, mais à cause surtout des enjeux environnementaux, à plus long terme, qui imposent d'être plus respectueux dans l'exploitation des capacités de notre planète, de tels systèmes offrent un immense potentiel. Ils permettront par exemple de renforcer les politiques ambitieuses de la ville, les politiques de réduction de CO2, et les nombreux efforts déployés pour l'amélioration tant du cadre de vie que de son efficacité.
Malheureusement, la France voit ces systèmes comme une menace. Un article du Monde du 8 février, rapportait que Bercy a déjà fait savoir que la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes allait enquêter sur le covoiturage « réalisé dans un but lucratif » par des particuliers. Une telle mesure n'arrêtera pas le changement. Elle rappelle l'Hadopi. On imagine sans difficulté un résultat équivalent. Elle révèle l'incapacité de la France à accompagner ce changement dans le sens de l'intérêt commun et pas seulement de l'intérêt particulier.
L'intermédiation changera complètement le modèle économique du déplacement urbain et donc des taxis. Refuser de le comprendre ne changera pas l'évolution de ce secteur économique mais risque simplement de retarder l'émergence de notre pays dans les systèmes du Net. Après tant de batailles perdues, est-on condamné à poursuivre dans cette voie ? Ne serait-ce pas possible de miser sur une start-up d'intermédiation pour le co-voiturage, qui intégrerait de nombreuses fonctionnalités ?
L'intermédiation s'appliquera à tous les domaines, l'hôtellerie est déjà touchée, l'enseignement le sera également, l'énergie bien sûr, le crime organisé, pour citer des domaines très hétérogènes.
Enfin le gouvernement et les administrations ne seront pas épargnés par ces changements. Avec la publication des données ouvertes par les administrations, des systèmes d'intermédiation se développeront qui apporteront au citoyen les services dont il a besoin, sur la base des données ouvertes indexées et organisées.
Quelle alternative alors pour la France ? La France, malgré les discours sympathiques, mais peut-être un peu naïfs, sur la neutralité du Net et l'opposition à la censure, n'a que deux choix possibles. Soit avancer sur la vague, soit l'endiguer. L'endiguer impliquera de développer un dispositif répressif très largement inefficace, comme Hadopi en a fait la démonstration, et finalement censurer le Net pour bloquer les nombreuses activités illégales. Avancer sur la vague impliquera de développer rapidement de très gros systèmes avec une vraie liberté de manoeuvre.
Les systèmes d'intermédiation sont très dominateurs. Ils sont dans une économie du « winner takes all », le gagnant récolte toute la mise. Néanmoins, le monde est dynamique et de nouveaux systèmes émergent qui trouveront leur place. Leur économie repose toutefois sur des investissements massifs au début, puis des années de montée en puissance sans se préoccuper du modèle économique à terme. Les investisseurs américains accordent leur confiance à ces entreprises qui feront leurs preuves économiques quand elles auront conquis le monde.
L'intermédiation suppose des systèmes qui ont une connaissance précise de leurs utilisateurs, donc l'accès aux flux de leurs données personnelles. Le monde a changé sur ce point, pour le meilleur et potentiellement pour le pire, mais le retour en arrière est illusoire et peut-être la meilleure manière de garantir le pire.
Les plus gros systèmes de l'Internet sont tous des plateformes d'intermédiation. Ils récoltent une part considérable de la donnée mondiale. En France par exemple, les dix premiers systèmes opérant sur le territoire, représentent le tiers de l'activité des 500 premiers. Quels sont ces systèmes ? La majeure partie des premiers sites en France sont américains. Plus de 80 % des visites sont faites sur les plateformes américaines, donc sans doute plus de 80 % des données personnelles recueillies en ligne vont sur les systèmes américains.
Les sites français, avec en général peu de pénétration internationale, ne développent que rarement une stratégie globale. Dailymotion, 90e mondial avec seulement 11 % d'activité en France, est une exception notable dans le paysage français. À l'inverse, l'essentiel de l'activité des systèmes américains se fait hors de leurs frontières. La Chine développe également une stratégie internationale ambitieuse. Si la Chine récolte 20 fois moins de données que les Américains à l'international, elle en récolte tout de même plus de 80 fois plus que la France !
Aussi importantes que soient les données qui, à terme, seront plus importantes pour l'économie que l'est le pétrole, les paramètres de l'économie n'en tiennent aucun compte. Ne conviendrait-il pas, à côté de la balance des paiements, de disposer d'une balance des échanges de data ?
Enfin, les plateformes d'intermédiation sont presque des États. Les plateformes d'intermédiation sont des entreprises dont les prérogatives dépassent largement celles des entreprises multinationales traditionnelles : elles disposent de territoires virtuels d'opération ; leurs règles s'appliquent à leurs utilisateurs avec peu d'impact des législations locales ; les développeurs sont en général indépendants de l'entreprise et travaillent hors des réglementations du travail de leur pays ; elles fournissent des services essentiels comparables à l'eau ou l'énergie ; elles disposent de monnaies indépendantes des banques centrales ; une partie importante de leurs échanges ne sont pas fiscalisés car non monétisés de manière traditionnelle ; elles gèrent l'identité, et l'authentification, mieux que les États et offrent une citoyenneté impériale à toute personne quelle que soit la région dans laquelle elle se trouve ; elles sont au coeur des enjeux de défense et de cyber-défense des États dont elles dépendent.
Bref, ce sont de nouveaux pouvoirs, qui défient les États dans leurs propres prérogatives. La France, l'Europe doivent choisir entre une dépendance, mais une dépendance assumée, des États-Unis, ou une participation active au développement des grands acteurs au niveau mondial.