Intervention de Julien Nocetti

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 11 février 2014 à 14h35
Audition de Mm. Stéphane Grumbach directeur de recherche à l'institut national de recherche en informatique et en automatique inria et julien nocetti chercheur à l'institut français des relations internationales ifri et de Mme Pauline Türk maître de conférences en droit public à l'université de lille ii

Julien Nocetti :

Si j'ai bien compris, l'un des objectifs de la MCI est de faire comprendre à l'Union européenne, aux Européens, qu'il y a urgence à faire converger leurs diplomaties numériques pour occuper un espace politique et économique entre États-Unis et grands émergents.

Si beaucoup de choses ont été dites et écrites au sujet des États-Unis, à plus forte raison depuis l'affaire PRISM, on en sait nettement moins en revanche sur les positions affichées en matière de gouvernance de l'Internet par les grandes nations émergentes. Or ces derniers pays ont développé leur propre vision de la gouvernance de l'Internet - qui ne date pas du cycle 2012-2013, loin de là - au point que leurs autorités pensent que l'Internet est déjà entré dans sa phase post-Snowden. Une vision qu'il importe d'analyser finement, tant elle accorde de l'importance - à des degrés variables suivant les cas - à la souveraineté et aux contenus.

Avant tout, ces pays - Chine, Russie, Brésil, Inde, Turquie, etc. - ont fait le constat que l'Internet est devenu un sujet de politique étrangère au sens classique du terme, c'est-à-dire où les rapports de force entre États - et acteurs économiques soutenus par des États - jouent un rôle central. Il n'est, en somme, plus seulement un sujet restreint à la communauté technique. Il leur importe donc d'investir la chose Internet dans diverses instances - qu'elles soient multilatérales comme les agences onusiennes, régionales ou plus politiques comme les BRICS ou l'IBSA.

Ce sont des pays qui, aussi, se préparent activement aux diverses formes de conflictualité liées au développement des technologies numériques, dans une approche défensive comme offensive. Autrement dit, gouvernance et sécurité, notions qui ont été plus ou moins séparées lors de la commercialisation de l'Internet à la fin des années 80, sont de plus en plus liées dans le discours par les émergents.

Ceci pour des raisons évidentes, qui tiennent avant tout au fait que dans des pays comme la Chine et la Russie, le numérique bouleverse les équilibres traditionnels de pouvoir. Cela n'est pas propre au numérique : toutes les technologies de rupture - l'imprimerie, le télégraphe, la radio puis la TV - ont transformé les rapports de pouvoir. Mais dans des sociétés où l'accès à l'information est verrouillé, le Web permet de contourner, souvent, les politiques de contrôle de l'information. En cela, l'Internet est rapidement devenu un enjeu de stabilité et de légitimité politique pour leurs gouvernants. C'est, là encore, le cas de la Chine et de la Russie.

Un autre constat dressé par ces acteurs est que l'Internet est en voie de « désoccidentalisation » accélérée, pour au moins deux raisons. Une raison démographique d'abord : sur les 2 milliards d'internautes supplémentaires que comptera la planète en 2020, plus de 90 % proviendront des pays hors-OCDE. Un motif de nature politique et sécuritaire aussi : ces pays dénoncent les doubles standards de Washington qui, tout en prêchant l'abolition des frontières numériques, enregistre et exploite des « big data » sans le moindre contrôle.

Là se situe un aspect tout à fait passionnant des débats sur la gouvernance de l'Internet : les enjeux autour de son évolution sont aussi largement affaire de perceptions. Or, l'affaire Snowden a été exploitée par certains pays émergents - le plus subtil ayant sans doute été la Russie - comme sonnant la perte du magistère moral des États-Unis. À cet égard, l'asile de Snowden en Russie participe, on le voit bien, d'une entreprise visant à signifier ouvertement de nouveaux rapports de force dans la géopolitique complexe de l'Internet et des données. Et cette géopolitique, la Russie l'a investie depuis longtemps : rappelons que Moscou soumet depuis 1998 des résolutions à l'ONU sur la « souveraineté de l'information » ou la « sécurité de l'information ».

Dans le cas du Brésil, l'optique est davantage tournée vers le « soft » que vers le « hard power ». Par l'annulation de sa visite aux États-Unis et surtout sa décision de convoquer une conférence internationale sur l'avenir de la gouvernance de l'Internet, Dilma Rousseff rehausse sa stature internationale. Elle s'éloigne aussi des autres grands émergents au profil plus souverainiste en s'orientant vers un compromis avec les tenants du modèle multi-acteurs existant. D'une certaine manière, le Brésil est l'incarnation même du « swing state », un État qui n'hésite pas à critiquer ouvertement Washington sur ses doubles standards en exigeant l'internationalisation des « ressources critiques », tout en réaffirmant son soutien à la gouvernance multi-acteurs.

Sur un plan davantage technique, il y a un point commun entre les pays émergents : une exaspération quant à la mainmise américaine sur les réseaux et leur dépendance vis-à-vis de l'ICANN pour l'adressage et le nommage. Cette remise en cause a trouvé son point culminant dans les mois qui ont suivi les révélations de Snowden, mais le sommet de l'UIT de Dubaï en 2012 avait déjà permis de saisir les logiques à l'oeuvre. À l'époque, la Russie avait tenté de rallier un certain nombre de pays à ses propositions, notamment en donnant aux gouvernements les capacités d'administrer leur segment national. Moscou avait ainsi suggéré que chaque pays ait des droits équivalents pour gérer l'Internet, y compris noms de domaine nationaux et identification des internautes. La vision défendue était strictement stato-centrée et a illustré une division nette entre États autoritaires et régimes démocratiques ou semi-démocratiques.

Quant à la Chine, elle défend l'idée d'une souveraineté numérique sophistiquée qui lui permettrait de mieux contrôler ce qui se passe sur le web chinois. Pékin a acheté d'importants stocks d'adresses IP afin de favoriser la circulation des données à l'intérieur du pays.

J'évoquais une gouvernance de l'Internet qui serait devenue l'affaire de perceptions. Dans le même ordre d'idées, l'un des enjeux clés de son avenir est la maîtrise du discours. Dans ce domaine, les capacités de contre-influence des Américains ne doivent pas être sous-estimées, même si les communications de leurs officiels après le scandale Snowden ont été calamiteuses. Récemment, plusieurs hauts responsables du Département d'État ont exprimé la nécessité de dissocier l'affaire Snowden des questions de gouvernance de l'Internet. Ils ont également accepté de lâcher du lest sur l'internationalisation de l'ICANN. Enfin, ils mettent en avant l'IGF - et non la conférence de Sao Paulo - comme quintessence du modèle multi-acteurs.

Fait notable, ces propositions - et bien d'autres - peuvent se lire dans un rapport du Council on Foreign Relations publié en juin 2013 et destiné à redonner du souffle à la politique américaine en matière de gouvernance de l'Internet. Ce rapport préconisait notamment de nouer des alliances, tout particulièrement avec les pays émergents comme l'Inde ou l'Indonésie, faire en sorte que l'UE reste dans le giron numérique des États-Unis, faire pression sur la Chine, conserver le statu quo qui prévaut sur le modèle multi-acteurs au moyen notamment d'un financement accru des IGF et du développement de ceux-ci en chapitres régionaux.

À ce sujet, les huit dernières années ont vu proliférer les IGF nationaux et régionaux à différents niveaux et sur différents sujets. En conséquence, cela a poussé l'IGF en marge des débats centraux, tandis que les États et les organisations internationales inventaient de nouveaux forums où les politiques numériques sont débattues comme la Conférence de Londres sur le cyberespace par exemple. Ce nombre sans cesse croissant d'événements reflète, au fond, l'insécurité des États et des organisations internationales sur leur capacité à trouver un espace où se fait la gouvernance de l'Internet.

D'où cette prolifération d'initiatives internationales sur le futur de la gouvernance de l'Internet qui ont essaimé ces derniers mois : Conférence de Sao Paulo; 1Net (après Montevideo) ; High Level Panel (ICANN - Ilves); Global Commission CIGI-Chatham House (Bildt); Geneva Internet Platform.

L'objectif de la Conférence de Sao Paulo est de conférer une légitimité internationale à un nouveau cadre institutionnel. Sao Paulo appelle à l'adoption de « principes universels », ce qui reflète un souhait de parvenir à des accords interétatiques. Cependant, trop de « principes » ont été énoncés ces dernières années.

Une ultime remarque pour conclure : le rôle des acteurs économiques dans la gouvernance de l'Internet est souvent négligé. Penser le rapport État / Internet comme une opposition entre l'instance de contrôle plus ou moins dépassée par la logique technique et, d'autre part, une société civile planétaire est réducteur. Ce rapport passe aussi par l'intermédiaire d'acteurs économiques et recompose une logique de puissance. Les grandes compagnies du Net (plates-formes, fournisseurs d'accès, créateurs de normes, de technologies, etc.) jouent un rôle qui peut rappeler celui des grandes compagnies des Indes dans l'Europe des XVII et XVIIIèmes siècles : tantôt alliées, tantôt rivales de l'État Nation, tantôt indifférentes à ses lois. Celui qui possède un bien immatériel comme un algorithme de référencement, un protocole, un brevet, une image ou une notoriété planétaire n'entretient plus les mêmes rapports avec le politique que celui qui ouvre des usines...

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion