Intervention de Luc Farré

Commission d'enquête Cabinets de conseil — Réunion du 9 février 2022 à 16h30
Audition des syndicats de la fonction publique autour de M. Luc Farré secrétaire général de l'unsa fonction publique Mme Mylène Jacquot secrétaire générale de la cfdt fonction publique et M. Sébastien Naudy représentant de la fédération cgt des services publics

Luc Farré, secrétaire général de l'UNSA-Fonction publique :

Pour l'UNSA Fonction publique, l'accroissement du recours aux cabinets de conseil peut conduire à une forme de privatisation de l'action publique. En effet, si les pouvoirs publics abandonnent des champs d'expertise entiers nécessaires à l'élaboration et la mise en oeuvre des politiques, ils se condamnent à une dépendance à ces acteurs privés à but lucratif, mais aussi à augmenter l'influence des lobbys éloignés de l'intérêt général, indispensable à la cohésion sociale.

Dans certains cas, les cabinets conseils peuvent apporter une expertise qui n'est pas encore présente mais cependant nécessaire, comme pour les procédés informatiques nouveaux lors de phases d'investissement ou de remise à niveau. Mais cela ne doit être que ponctuel, et non structurel.

Le choix de recourir à ces cabinets de conseil est aussi motivé par la possibilité qu'ils offrent de contourner les règles des recrutements et des marchés publics, pour un coût très important - mais qui n'est pas contrôlé avec la même rigueur que les rémunérations publiques.

Compte tenu des tensions importantes sur les effectifs, les administrations sont rarement en mesure de proposer des équipes dédiées aux nouvelles initiatives tout en maintenant l'activité déjà en place, surtout depuis la période 2007-2012 marquée par la révision générale des politiques publiques (RGPP).

Les marchés étant pluriannuels, ils n'ont pas été remis en cause lors du passage à la mandature suivante : le secrétariat général à la modernisation de l'action publique (SGMAP) a continué, après la DGME, à utiliser des marchés de conseil et à les proposer aux ministères. Sous l'actuelle mandature, le recours s'est accru et les cabinets de conseil ont été invités à proposer jusqu'à des politiques publiques.

Le recours de plus en plus fréquent aux cabinets de conseil a d'abord pour effet de délégitimer les compétences internes : les 140 millions d'euros dépensés en moyenne annuelle sont censés apporter des compétences dont l'État serait dépourvu. Dans la majorité des cas, l'administration, compte tenu de sa taille et des qualifications de ses cadres, dispose très largement de ces compétences. Cette situation engendre ainsi de la défiance au sein même des administrations...

Cela contribue ensuite à freiner les recrutements nécessaires au maintien d'une expertise interne. Comme pour toute externalisation, il convient de disposer d'une maîtrise d'ouvrage forte pour l'encadrer, mais même celle-ci finit par être déléguée, ce qui peut conduire aux dérives que nous constatons actuellement. Si les agents qui disposent de la compétence sont trop peu nombreux et insuffisamment valorisés, il devient probable que les commanditaires auront recours à une externalisation.

L'activité des consultants produit également une forte charge de travail pour les cadres actifs de l'administration, qui s'ajoute à leurs missions normales dans des circonstances souvent tendues par le manque d'effectifs.

Les agents vivent cette intrusion comme un contournement de la chaîne hiérarchique qui se dispense des responsabilités lui incombant normalement, comme le respect d'un certain climat social, de la politesse, la connaissance de la charge de travail, la priorisation des actions, la reconnaissance ou encore le maintien de l'équipe dans la durée.

L'encadrement supérieur se défausse sur les consultants et ainsi se déresponsabilise. Il s'appuie de plus en plus souvent sur les conclusions des rapports de ces cabinets qui fournissent jusqu'à des recommandations politiques, ce qui constitue un pouvoir d'influence pour des organismes privés à but lucratif. Cela conduit à créer des strates supplémentaires et à renforcer les conflits de valeurs et d'intérêts.

Le coût du recours à ces cabinets est exorbitant. Trois jours de travail d'un consultant sont facturés à l'État plus cher qu'un de ses cadres de catégorie A pour un mois. Il s'agit pourtant d'agents qui ont le même niveau de qualification et souvent les mêmes diplômes. Par ailleurs, si la facturation correspond à des prestations intellectuelles, la réalité du livrable correspond bien plus à des prestations de communication - impressions, présentations, évènement, outils, etc. - et la part intellectuelle est souvent limitée.

À titre d'exemple, le guide du télétravail publié par la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) a coûté plus de 253 620 euros pour un couper/coller des éléments produits par cette même DGAFP...

Les prestations sont d'abord attribuées à un premier cabinet de conseil, maître d'ouvrage. Une autre équipe de consultants, selon la règle du « tourniquet », viendra accompagner la mise en oeuvre des orientations présentées par ce premier cabinet, ce qui génère des boucles de dépenses au profit des cabinets, et ce dans le but de pérenniser leurs interventions.

Les livrables produits à des coûts exorbitants ont une qualité discutable et leur utilité n'est pas toujours avérée, à l'instar du rapport sur « l'évolution du métier d'enseignant », dont le montant est tout de même de 496 000 euros !

Beaucoup de consultants sont incités par leur employeur à se faire embaucher chez le client dans une stratégie d'essaimage nécessaire à la gestion des ressources humaines (GRH) de ces cabinets, car ceux-ci sont des structures très pyramidales qui exigent un important flux de départs de cadres entre chacun des échelons de responsabilité. Ces anciens consultants, privés de débouchés professionnels dans le cabinet, se retrouvent « consolidés » dans des contrats publics au sein des administrations, où les perspectives de carrière, du moins jusqu'à la loi de 2019, étaient très limitées.

Les possibilités ouvertes par cette loi, permettant de recruter des contractuels sur tous les postes, y compris de direction, font craindre que les cabinets de conseil, qui disposent d'un accès privilégié aux décideurs et ont besoin d'alléger leurs effectifs, ne s'en servent pour forcer le recrutement de certains de leurs cadres.

La composition de la DGME/SGMAP/DITP illustre très bien ce phénomène. Outre le recrutement d'une main d'oeuvre à peu près inutile, l'intérêt des cabinets étant précisément qu'ils sont à l'extérieur de l'administration, ces anciens consultants ont tendance à encourager le recours aux cabinets et à faire pression pour un assouplissement des règles statutaires afin de trouver des perspectives. De même, le « pantouflage » de hauts fonctionnaires favorise les conflits d'intérêts.

Le recours aux cabinets de conseil, sans la possibilité d'encadrer leurs activités, peut générer des risques juridiques : ils ont en effet accès à toutes les données que l'État a par ailleurs besoin de sécuriser. C'est l'enjeu des logiciels et de l'intelligence artificielle.

Du point de vue des agents, ces interventions « hors cadre » créent de la souffrance car leurs compétences ne sont pas correctement utilisées, et ils déplorent souvent un manque de respect de la part des consultants qui leur sont imposés.

Aujourd'hui, aucune règle n'impose aux décideurs de soumettre au dialogue social le recours aux cabinets de conseil, leur activité et les impacts de leur intervention.

Pour remédier à cette situation, l'UNSA Fonction publique préconise de mieux anticiper, encadrer et contrôler le recours à ces cabinets.

Pour cela, il faut d'abord internaliser l'expertise et les compétences, redonner des capacités et des missions aux corps de contrôle et développer cela sur tous les versants.

Il convient également de renforcer les réglementations pour une plus grande transparence sur l'utilisation des services de conseil, et d'encadrer les interventions de ces cabinets qui ne doivent en aucun cas devenir les donneurs d'ordre des agents publics, ni des « bloqueurs » d'informations ou d'actions.

Nous proposons d'obliger les commanditaires à la transparence sur les coûts et les externalisations des prestations.

Avant tout recours à une prestation de conseil, l'alternative interne doit être soigneusement examinée, sur la base de la qualité et de l'optimisation des ressources.

Il convient également de créer les filières de formation de l'expertise pour le secteur public et d'utiliser la recherche française via des partenariats public-public.

La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) doit être dotée de moyens dédiés à la lutte contre la corruption.

En guise de bonne pratique, il faudrait enfin y prévoir une consultation complète avec les parties prenantes concernées. Il faut notamment conférer des moyens d'expression légitimes et formels aux représentants du personnel, pour que cette question entre dans le cadre du dialogue social.

Le secteur public dans son ensemble ayant un objet très différent des entreprises privées, un cadre alternatif est nécessaire pour ne pas forcer les administrations à agir comme des entreprises. C'est l'intérêt général, et non la maximisation du profit, qui est au coeur de l'action publique. Le secteur public doit également mieux protéger les lanceurs d'alerte, grâce au projet de loi en cours de discussion et à sa mise en oeuvre.

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