Intervention de David Martinon

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 28 mai 2014 à 14h05
Audition de M. David Martinon représentant spécial pour les négociations internationales concernant la société de l'information et l'économie numérique

David Martinon :

Je suis flatté d'être invité deux fois de suite par votre mission commune d'information ; cela doit signifier que j'ai des choses à dire !

Ainsi que vous l'avez dit, j'ai été le représentant du Gouvernement français, Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du numérique, ayant toutefois bien voulu faire le déplacement durant les trois premières demi-journées, ce qui a été une très bonne chose. Le fait que la secrétaire d'État marque cette manifestation de sa présence a démontré l'intérêt de la France pour l'exercice, d'une part, et pour le sujet en général, d'autre part.

Le statement, que l'on pourrait traduire en français par « déclaration », ce qui donne une connotation positive à la qualité du document final, est, de mon point de vue, très bon, et ce pour trois raisons.

Tout d'abord, les derniers événements de ce type, comme le Sommet mondial sur la société de l'information, remontent à 2003 ou 2005. Depuis, nous n'avons cessé de dire que nous voulions une réforme de la Société pour l'attribution des noms de domaine et des numéros sur l'Internet (ICANN), afin que celle-ci s'ouvre davantage et soit moins opaque, l'ICANN n'étant qu'un des sujets traités à Sao Paolo.

Il y a onze mois, les révélations d'Edward Snowden ont amené d'autres confessions, notamment sur les programmes de surveillance des gouvernements brésiliens, français, espagnols et autres. Le point le plus marquant a été la colère de la présidente Rousseff qui, en septembre 2013, a prononcé un discours devant l'Assemblée générale des Nations unies, puis déposé une résolution avec l'Allemagne devant cette même instance, co-sponsorisée par la France, et qui a été adoptée.

Concomitamment, Mme Rousseff a annoncé son intention d'organiser une conférence multi-parties prenantes au Brésil, deux semaines après la déclaration de Montevideo, dans le courant de la seconde quinzaine d'octobre 2013.

Le point de départ a donc été un grand désordre : aucune idée sur la méthode, ni sur les participants ou sur l'objectif, mais un accord sur le fait qu'il existait un problème, et qu'il fallait tenter de le résoudre au plus vite !

Le résultat est, au final, excellent car un résultat apparaît dans ce chaos, comme si le sentiment de l'urgence l'avait emporté sur toutes les questions d'organisation, de méthodologie, etc. Une conjonction de bonnes volontés a permis que la conférence se tienne dans un délai extrêmement rapproché de l'annonce. Certainement y avait-il des considérations de politique intérieure pour Mme Rousseff, du fait de l'élection présidentielle qui doit avoir lieu au Brésil dans quelques mois, ce qui est une très bonne chose !

En second lieu, la méthodologie s'est construite en avançant. Le premier grand élément d'accord réside dans le fait que Mme Rousseff a souhaité réaliser une conférence multi-parties prenantes -multi stakeholders- et non intergouvernementale, ce qui était sa déclaration initiale.

Cette conférence a permis une très large consultation, très bien organisée, qui a réuni plus de 190 contributions, via le site NETMundial, dans les semaines et les mois précédant la conférence elle-même. Plusieurs rounds d'échanges sur les textes ont eu lieu de manière fort efficace, notamment grâce à l'utilisation de logiciels d'analyse lexicographique, qui ont permis à l'équipe brésilienne qui a préparé la conférence d'analyser toutes les contributions de manière rapide et objective.

J'ai personnellement ressenti une très grande fluidité dans l'organisation et le déroulement des débats. C'est une chose que l'on voit assez peu : soit c'est le désordre absolu, soit c'est un fonctionnement particulièrement bureaucratique, comme on le voit dans d'autres enceintes que je ne citerai pas. Tout s'est pratiquement déroulé en plénière, avec 800 personnes dans la salle qui pouvaient prendre la parole. On n'a pas compté le nombre d'orateurs, mais c'était très bien fait, et tous ceux qui souhaitaient intervenir ont pu le faire pour un laps de temps extrêmement réduit - deux minutes -, à l'américaine : on coupe le micro lorsque le gong retentit, ce qui oblige à la clarté et à la concision !

Pour moi, qui ai participé à bon nombre de conférences internationales, la chose était assez nouvelle. Ceci a créé une certaine dynamique. Les intervenants présents pouvaient s'exprimer sans avoir le sentiment que leur parole était gênée ; du coup, beaucoup d'idées ont été mises en avant.

Toutefois, la rédaction du texte n'a pas été réalisée en plénière. C'est peut-être là l'aspect le plus négatif. Deux comités de rédaction se sont réunis, l'un ayant travaillé sur la rédaction de la déclaration des droits, l'autre sur la feuille de route.

Ces comités ont été créés à l'avance, avec une tentative de représentation de tous les groupes, ce qui a été moins satisfaisant, en ce sens que certaines positions consensuelles n'ont pas été transposées dans le premier texte, qui a ensuite été soumis aux participants. J'y ai décelé une volonté de certains membres des groupes de rédaction d'imposer quelques-unes de leurs vues. On est passé par moments assez près de dispositions extrêmement embarrassantes, notamment pour nous, mais également pour beaucoup d'autres catégories de parties prenantes.

Néanmoins, ces comités de haut niveau constitués en instance de préparation et d'appel, composés de douze gouvernements de haut niveau, dont la France, et de douze autres participants issus des différentes catégories de parties prenantes, ont pu réaliser ce travail de filtrage des propositions les plus difficiles pour un certain nombre d'entre nous. Je l'ai notamment fait durant les dernières minutes avant la clôture de la conférence, quelques dispositions nous gênant plus particulièrement.

Cette conférence de São Paulo est apparue comme une réponse à une attente de la communauté de l'Internet, un lieu de rendez-vous où chacun a pu parler et où l'on a pu aboutir à des conclusions, contrairement aux trois instances que nous connaissons, qui ont toutes des avantages et des défauts.

Tout d'abord, l'Union internationale des télécommunications (UIT) n'est en effet pas en charge la gouvernance de l'Internet -même si beaucoup de sujets traités sont mitoyens. En second lieu, bien qu'il s'agisse d'une instance multi-parties prenantes, où plus de 900 entreprises sont représentées, son fonctionnement reste pour l'essentiel intergouvernemental. De fait, la société civile ne la juge pas suffisamment légitime pour traiter certains sujets, comme celui des usages, par exemple.

L'ICANN, comme chacun le sait, présente un certain nombre des défauts et son mandat est technique. L'étroitesse de celui-ci, ainsi que les soupçons qui portent sur son travail et son action, font que ce n'est pas non plus l'instance légitime pour traiter de tous les sujets dont nous avons traité.

En troisième lieu, le Forum de la gouvernance de l'Internet (FGI) est une instance par définition très légitime, étant multi-parties prenantes, placée sous l'autorité lointaine du Secrétaire général des Nations unies, mais a bien du mal à se gouverner lui-même et ne conclut jamais, ce qui constitue un manque.

São Paulo a donc objectivement répondu à une attente.

Le texte est par ailleurs très équilibré ; en outre, la perspective de São Paulo a sans doute provoqué l'annonce, par le département du commerce américain, de son intention d'organiser une transition en matière de supervision des fonctions de l'Internet Assigned Numbers Authority (IANA) et, à plus long terme, concernant l'affirmation of commitments de l'ICANN, qui constitue un aspect majeur du sujet.

Les autorités américaines ont été mises dans une situation où elles savaient qu'elles allaient devoir faire face, lors du rendez-vous de São Paulo, à une bronca générale au sujet de la surveillance de masse. Pour ces autorités, il était impossible de donner le sentiment de faire des concessions sous la pression. Le Gouvernement américain, en particulier Larry Strickling, avec l'accord de la Maison Blanche, a donc décidé d'annoncer par anticipation la transition des fonctions de l'IANA avant São Paulo. C'est là la façon dont tous les acteurs ont analysé les choses. C'est le résultat le plus important.

Je ne vois pas d'aspects négatifs, à une exception près : en effet, le texte n'a pas su traiter de la question de la neutralité du Net. J'ai pris la parole pendant la plénière pour dire qu'il était très important, pour le Gouvernement français, que les conditions d'accès au Net restent non discriminatoires et égales. Il n'y a pas eu de consensus entre les parties prenantes présentes à São Paulo à propos d'une rédaction possible pour traiter de la question de la neutralité du Net. Les opérateurs télécoms avaient une idée en tête ; la société civile en avait plusieurs autres, Google et d'autres compagnies également. Quant aux gouvernements, ils étaient sans doute les moins impliqués dans ce débat. Le résultat est là : au moins la discussion a-t-elle eu lieu. Elle a été engagée ; comme vous le savez, elle se poursuit dans plusieurs enceintes différentes. On n'est pas au bout du débat. Je pense donc que, sur ce sujet, il était prématuré d'arriver à São Paulo à une rédaction consolidée et consensuelle. Toute la logique de São Paulo réside en effet dans une approche consensuelle qui, au fond, a été acceptée par tout le monde, à l'exception de quelques États.

Le plus positif, du point de vue du Gouvernement français, réside dans ce que nous avons obtenu à São Paulo, au cours de la réunion : ainsi, la mention explicite des droits d'auteur -je cite : « Everyone should have the right to access, share, create and distribute information on the Internet, consistent with the rights of authors and creators as established in law ». Ceci est fondamental pour nous ; cela n'a pas été facile, mais nous y sommes arrivés.

Nous avons également obtenu, difficilement, et en dernière limite, contre les représentants de la société civile, le retour à un langage qui nous convenait au sujet des responsabilités des intermédiaires sur l'Internet : « Intermediary liability limitations should be implemented in a way that respects and promotes economic growth, innovation, creativity and free flow of information ». La bataille a été difficile : dans ces instances, si vous demandez la protection du droit d'auteur, les autres parties prenantes -notamment la société civile- demandent que ceci soit accompagné d'un paragraphe sur la responsabilité des intermédiaires, etc. En dernier ressort, je suis intervenu au sein du comité de haut niveau et obtenu qu'on en revienne, sur cette partie, à une rédaction qui avait été agréée à l'OCDE et qui avait demandé beaucoup de temps. J'ai dû créer une coalition, qui m'a surpris moi-même, avec les représentants de Walt Disney et de la Fox, contre un certain nombre de représentants de la société civile, qui étaient favorables à une rédaction qui ne nous convenait pas du tout !

Dans cet ensemble, on trouve également la mention de la nécessaire coopération de toutes les parties prenantes dans la lutte contre les activités illégales sur l'Internet : « In this regard, cooperation among all stakeholders should be encouraged to address and deter illegal activity ». Dans notre esprit, il s'agit de la lutte contre le piratage et toutes les autres formes d'activités illégales sur l'Internet. Il était important pour nous de rappeler que nous ne pourrons arriver à des résultats tangibles qu'au prix d'une véritable coopération entre toutes les parties prenantes.

Le rappel -que nous avions demandé depuis le début de cette négociation- que les droits offline doivent être protégés online figure également : « Rights that people have offline must also be protected online », en accord avec les traités internationaux sur les droits de l'homme.

S'agissant des programmes de surveillance de masse, les Américains se sont démenés pour éviter des rédactions trop agressives, mettant en avant le fait qu'elles étaient imprécises et juridiquement inopérantes. Nous sommes très contents du résultat final ; nous nous en sommes tous sortis en revenant au texte précis de la résolution, que nous avions coparrainée et adoptée lors de la dernière Assemblée générale des Nations unies, que le Brésil et l'Allemagne avaient initiée et dont le vocabulaire est selon moi excellent. Le langage est à la fois direct et exigeant. On le retrouve dans la première comme dans la deuxième partie de la déclaration finale de São Paulo.

Nous avons également obtenu la mention de la recherche de la diversité culturelle sur l'Internet, en ligne avec la convention de l'UNESCO sur la diversité culturelle. Je trouve la gouvernance multi-parties prenantes pour une fois bien décrite, suffisamment souple et non doctrinaire, ce qui va permettre d'avancer : « Internet governance should be built on democratic, multistakeholder processes, ensuring the meaningful and accountable participation of all stakeholders, including governments », etc. En français, le rôle et les responsabilités respectives des parties prenantes doivent être interprétés d'une manière souple, en relation avec les problèmes en discussion. Ceci est extrêmement important, car on peut ainsi sortir du vocabulaire doctrinaire, qui est désormais une sorte de lieu commun des discours sur la gouvernance de l'Internet, où l'on dit que toutes les parties prenantes doivent avoir le même rôle et la même voix au chapitre, ce qui n'est évidemment pas vrai dans les faits, toutes les questions d'ordre public relevant notamment de la compétence exclusive des États ! En même temps, les États ont un besoin vital et immédiat de la coopération des autres parties prenantes pour arriver à quelque chose dans ces domaines.

L'accent a été mis sur la nécessité de la transparence et de la redevabilité avec, enfin, la reconnaissance du rôle et des responsabilités particulières des États : « Governments have primary, legal and political accountability for the protection of human rights ». Ceci était, pour la même raison que précédemment, extrêmement important pour nous.

L'ambition de globalisation de l'ICANN est donc collectivement validée et confirmée, avec des formulations correspondant à nos exigences. Le processus de globalisation de l'ICANN doit être accéléré, pour arriver à une organisation véritablement internationale et globale -les deux mots sont dans le texte- afin de servir l'intérêt public, avec des mécanismes de transparence et de redevabilité clairement vérifiables et faciles à mettre en oeuvre, qui rencontrent surtout les attentes des parties prenantes internes à l'ICANN et de la communauté globale. Ceci est très important, car on peut ainsi insister sur le fait que l'ICANN ne doit pas simplement rendre des comptes aux gens qui participent aux réunions, mais aussi à la communauté globale, qui ne se sent pas forcément représentée à l'ICANN, ou qui ne l'est que par les États ou les élus des utilisateurs, selon un processus qui demande à être particulièrement amélioré, plus légitime et plus représentatif.

Nous sommes à présent dans une partie beaucoup moins agréable. On est plutôt dans un creux, qui s'est révélé assez vite. Les États-Unis ont accepté le fait de s'engager dans une « désaméricanisation » formelle de l'ICANN, en demandant à celle-ci d'organiser une large consultation publique, afin d'assurer la transition de la supervision des fonctions de l'IANA en matière de racines de l'Internet -actualisation de l'annuaire des adresses, des noms et des protocoles. Ceci devait aboutir, dans un second temps, dès lors que cette phase était achevée, à l'organisation d'une deuxième consultation sur la fin de l'affirmation of commitments, cette délégation de service public mondial par le département du commerce. Cette deuxième étape est selon moi plus importante que la première. En effet, la fonction de l'IANA est technique, symbolique, mais sans enjeux politiques réels. Des accords seront trouvés assez rapidement.

Si la désaméricanisation qui est engagée constitue une bonne nouvelle, la mauvaise nouvelle réside dans le fait que le board de l'ICANN et l'ICANN en général éprouvent une plus grande envie de liberté, et se comportent d'une manière qui nous déplaît de plus en plus. Contrairement à ce que nous espérions, ils se sentent beaucoup moins redevables vis-à-vis des États et de la communauté globale. J'ai naturellement en tête les sujets du « .vin » et du « .wine », pour lesquels l'instance d'appel du board de l'ICANN a rejeté nos demandes de reconsidération des dernières résolutions adoptées, et s'apprête à prendre des décisions dont il y a tout lieu de penser qu'elles seront défavorables aux positions européennes !

J'ai toujours considéré que le « .vin » constituait un « crash test » de la volonté réelle de l'ICANN de s'émanciper et d'être redevable. Pour le moment, on voit les progrès en matière d'émancipation plus que de redevabilité. Ceci constitue un vrai problème. J'ai dit à Larry Strickling, le secrétaire adjoint au commerce en charge de ces sujets, que si le rôle exercé par l'ICANN devait demeurer inchangé, nous regretterions la situation antérieure ! Au moins, le Président de la République française connaît le Président des États-Unis ; en cas de problème, ils peuvent se téléphoner ; il existe un processus démocratique en France comme aux États-Unis ; nous échangeons des ambassadeurs depuis deux siècles, et dialoguons entre États de droit. Nous avons donc quelques garanties tant que les États-Unis sont les superviseurs de l'ICANN. Je ne suis pas sûr qu'autour de cette table, quiconque connaisse un autre membre du board de l'ICANN que son président Fadi Chehadé - mis à part peut-être les anciens membres français, ou l'actuel ! Je ne pense pas que vous connaissez Bruce Tonkin, Chris Disspain, ou les autres membres du board qui ne relèvent que du statut de l'ICANN, sur la nomination desquels aucun État au monde n'a eu son mot à dire !

Ceci est considéré de manière très positive par le Gouvernement américain, qui a la hantise de voir le processus de gouvernance de l'Internet dévolu à un Gouvernement ou à un ensemble de gouvernements. Pour nous, Français, dont la société et l'État sont régulés par l'État de droit depuis deux siècles, c'est un défi : ces personnes prennent des décisions pour la communauté de l'Internet ; depuis la création de l'ICANN, c'est une maïeutique qui lie la société civile, les entreprises, les techniciens, les gouvernements, et qui aboutit à des décisions politiques validées par le board de l'ICANN. Le mauvais côté des choses, c'est que le board prend des décisions qui impactent tous les gens qui ne sont pas dans la communauté de l'Internet, voire qui ne sont même pas connectés, et qui n'ont de ce fait pas voix au chapitre, hormis par l'intermédiaire des représentants de leur Gouvernement !

C'est un véritable problème, que nous voyons bien à propos du « .vin » : le champagne existait plusieurs siècles avant la création de l'école de droit de Harvard ! Il y a là, à notre sens, une contradiction entre les pouvoirs que s'arroge l'ICANN et sa légitimité. On l'a vu avec le « .vin », on risque de le voir avec le « .hotel ». Le ministre de l'économie va d'ailleurs porter plainte contre « booking.com » pour concurrence illégale ! On est, là encore, dans des situations où l'ICANN prend des décisions qu'elle pense techniques, alors qu'elles ont en réalité des conséquences politiques et économiques totalement hors de proportion avec la légitimité de l'ICANN !

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