Mes travaux de recherche portent sur la grave question des cancers d'origine professionnelle, mais je travaille aussi, depuis près de trente ans, sur les conséquences du recours à la sous-traitance sur la gestion, la connaissance et la prévention des risques industriels, ainsi que sur les conditions de production de connaissance en santé publique concernant les effets sanitaires de ces risques industriels.
Il n'y a aucun doute sur le fait que, parmi les nombreuses substances dites CMR Cancérogènes, Mutagènes et Reprotoxiques présentes sur le site de l'incendie, certaines sont reconnues depuis très longtemps pour leur toxicité et font même l'objet de tableaux de maladies professionnelles. Ces tableaux ne sont adoptés que lorsque l'évidence est absolument indéniable, surtout pour les cancers. Il y a les hydrocarbures polycycliques aromatiques, le benzène, le toluène, des métaux lourds et l'amiante. Les CMR sont des produits toxiques sans seuil de dose. Les effets de synergie n'ont malheureusement pas été très souvent étudiés, mais on s'est, par exemple, intéressé à la synergie amiante-tabac : on fait peut-être porter au tabac plus que ses péchés, car il semblerait que la synergie amiante-tabac soit cinquante fois plus nocive que chacun de ces produits pris séparément.
Je veux revenir sur les prescriptions du code du travail concernant les CMR. Il y a une sorte de contradiction entre le code du travail et le code de l'environnement. Le code du travail prescrit l'évaluation du risque, son évitement et, quand c'est possible, la substitution des produits : il faut travailler en système clos et, surtout, restreindre les quantités de produits présents sur les lieux de travail. Or l'article R. 512-9 du code de l'environnement dispose que l'étude de dangers « justifie que le projet permet d'atteindre, dans des conditions économiquement acceptables, un niveau de risque aussi bas que possible compte tenu de l'état des connaissances » : la contrainte est ici beaucoup plus légère. Il n'y a pas non plus de véritable exigence de transparence dans le code de l'environnement. Je pense que les événements de Rouen montrent que la réglementation du code de l'environnement atténue les exigences du code du travail, voire les fait disparaître, en quelque sorte.
Le rôle de la sous-traitance est, à mes yeux, un sujet extrêmement important. Un récent article du Monde évoquait une enquête effectuée par un organisme patronal auprès des entreprises utilisatrices, des entreprises sous-traitantes et des salariés ; cette enquête montrait que la situation était assez catastrophique.
Mon collègue australien Michael Quinlan a fait la synthèse, voilà quelques années, des conditions qui augmentent le risque d'accident industriel. Outre les manquements dans la conception, l'organisation et la maintenance, il relève, parmi les facteurs prédominants, la négligence face aux signaux d'alarme antérieurs et aux causes non immédiates : or c'est ce que l'on constate presque systématiquement dans les situations de sous-traitance. Ce point a également été soulevé lors de l'accident d'AZF à Toulouse.
Je voudrais insister sur une autre condition : le non-respect des normes, règles et injonctions produites par l'administration du travail et celle de l'environnement. Dans toutes les catastrophes que Michael Quinlan et moi-même avons étudiées, nous avons retrouvé ce non-respect des règles. Lubrizol a été condamné, il y a six ans, à 4 000 euros d'amende à la suite d'une fuite ; c'est tout de même un signe avant-coureur très inquiétant.
Une autre condition systématiquement relevée est l'absence de prise en compte de l'expression des travailleurs quant aux dangers potentiels. Je suis frappée du relatif silence de la part des salariés de cette usine dans les jours ou les semaines précédant l'incendie. Peut-être l'enquête permettra elle d'en savoir plus.
L'absence de communication entre les travailleurs et le management est un effet de la sous-traitance, qui rompt le lien entre celui qui prescrit le travail et ceux qui l'exécutent. En effet, dans la relation commerciale entre deux entreprises, les prescriptions de sécurité sont totalement sous-traitées à l'employeur extérieur, qui bien souvent ne dispose pas des éléments nécessaires pour assurer la sécurité de ses propres travailleurs. C'est une situation extrêmement grave et constante dans toutes les situations de sous-traitance que nous avons pu étudier. Paradoxalement, les travailleurs font confiance à l'expertise technique des responsables du site. La formation insuffisante, voire inexistante, des personnels est un autre problème évident ; c'est d'ailleurs ce que les juges avaient considéré comme l'infraction la plus grave commise par les responsables de l'usine AZF.
J'en viens à une autre dimension : les conséquences de l'incendie. Celles-ci doivent être analysées sur le long terme. Les cancers ne surviendront pas dans trois ou cinq ans, mais dans dix, vingt ou trente ans. Je me suis appuyée sur les travaux de collègues en santé publique qui ont analysé les conséquences sanitaires des catastrophes de Seveso, Three Mile Island, Bhopal, Tchernobyl et Fukushima, ainsi que du World Trade Center. Ce dernier cas a donné lieu au meilleur suivi des victimes : on parvient à identifier, depuis quelques années, les cancers en rapport avec la catastrophe. Ces études insistent sur l'organisation du suivi des personnes exposées, et non pas seulement des blessés, ainsi que sur l'information citoyenne pour une préparation effective aux urgences et, surtout, sur l'analyse et la publication de données descriptives au fil du temps. Pour Tchernobyl, Fukushima et le World Trade Center, on dispose de données qui permettent complètement d'associer des conséquences sanitaires gravissimes à ces catastrophes.
Lubrizol a généré une pollution professionnelle et environnementale très grave. J'insiste sur le fait que les travailleurs sont les premiers concernés : non pas seulement ceux du site, mais aussi tous ceux qui ont travaillé, huit heures par jour, au moment où le nuage est passé. Un problème évident de décontamination se pose. Il faudra demander à des techniciens comment le résoudre : un organisme comme l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a certainement des propositions à faire de ce point de vue. Le suivi sanitaire sera également essentiel.
L'épidémie de cancers en France représente 400 000 nouveaux cas par an, dont moins de 0,5 % sont reconnus comme maladies professionnelles, ce qui est un scandale permanent. Le travail tue par le cancer. Au niveau européen, on estime à 130 000 par an le nombre de décès dus à des cancers professionnels, maladies dont le coût est évalué entre 270 et 610 milliards d'euros. Pour punir ces « crimes industriels », il est nécessaire de renforcer les sanctions pour infraction et mise en danger de la vie d'autrui. La seule mesure de prévention efficace sera l'interdiction de la sous-traitance sur les sites Seveso et les sites nucléaires.