Intervention de Souâd Ayada

Mission d'information Culture citoyenne — Réunion du 25 janvier 2022 : 1ère réunion
Audition de madame souâd ayada présidente du conseil supérieur des programmes

Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes :

Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je vous remercie pour cette introduction, ainsi que pour votre invitation.

Mon intervention se concentrera surtout sur mon domaine d'expertise principal, à savoir les programmes scolaires, et ceux, plus précisément, concernant l'enseignement moral et civique (EMC). Je concentrerai mon propos sur les programmes du collège et du lycée général et technologique.

Les programmes du collège ont été élaborés en 2015, et ont subi certains ajustements en 2018. Le ministre avait alors demandé de clarifier les programmes des enseignements de mathématiques, de français et de l'EMC des cycles 2 (classes de CP, CE1, CE2), 3 (classes de CM1, CM2, sixième) et 4 (classes de cinquième, quatrième, troisième). Les demandes du ministre étaient à la fois précises et limitées, puisqu'il s'agissait de faire place à un vocabulaire plus explicite sans pour autant remettre en question la structure et la finalité des programmes en place. Ainsi, les ajustements auxquels il a été procédé sont restés modestes dans leur ensemble. Le seul élément significatif introduit - mais en dehors des programmes - a consisté en l'intégration de repères de progression, pour qu'à l'enseignement correspondent des repères annuels. En effet, les programmes fonctionnent en cycle de trois ans. Ces repères indiquent aux professeurs les priorités à enseigner chaque année.

Une nouvelle phase de modifications est ensuite intervenue, en 2020. À la demande du ministre, nous avons introduit dans chaque enseignement des enjeux concernant le développement durable, le changement climatique et la biodiversité.

Tout d'abord, il s'agit de rappeler que l'EMC n'est pas un enseignement dévolu à un professeur en particulier, tout particulièrement au lycée. Au cycle 2, l'EMC correspond à une enveloppe annuelle de trente-six heures, que le maître devrait dispenser. Au cycle 3, en classe de sixième, l'EMC est enseigné à hauteur d'une demi-heure par semaine. En cycle 4, rien n'étant spécifiquement indiqué, l'EMC est intégré aux trois heures par semaine dévolues à l'histoire-géographie. De même, en classe de troisième, l'EMC est intégré aux trois heures trente par semaine dévolues à l'histoire-géographie. Les trente minutes par semaine dédiées à l'EMC constituent un équilibre à viser.

Le programme poursuit trois finalités : respecter autrui, acquérir et partager les valeurs de la République et, enfin, construire une culture civique. Ces trois finalités, qui couvrent les programmes des cycles 2, 3 et 4, sont présentées dans un préambule commun au programme de l'école élémentaire et du collège. Au cycle 4, ces trois finalités sont approfondies par rapport aux cycles précédents. On invite les élèves à prendre de la distance à l'égard de leurs émotions et à exercer leur jugement moral dans le cadre de discussions régulées. On les invite à développer leurs aptitudes au discernement. La connaissance des valeurs et des principes de la République devient plus fine. La notion de nation est introduite, dans les termes suivants : « la notion de nation et la diversité des appartenances sont abordées ». S'agissant de la culture civique, les élèves doivent progressivement en appréhender les aspects fondamentaux et doivent comprendre « le sens de la responsabilité lié à l'engagement dans une société », selon le programme.

Dans le cadre de cette audition, il s'agit également de revenir sur deux notions telles qu'elles apparaissent dans le programme :

La notion de République, d'une part. Celle-ci est toujours abordée par rapport à ses valeurs, ses principes, ses symboles et aux débats dont elle se nourrit. Ainsi, le programme insiste sur le fait que les valeurs de la République peuvent « entrer en tension », et il invite les élèves à appréhender ces « situations de mises en tension des valeurs de la République ». Les élèves sont aussi amenés à comprendre « la diversité des sentiments d'appartenance civiques, sociaux, culturels et religieux ».

La notion de laïcité, d'autre part. Cette dernière est présentée comme « ce qui permet de respecter les convictions philosophiques et religieuses d'autrui ». Elle fait partie « des valeurs et principes majeurs de la République française ». C'est « l'expression des convictions philosophiques et religieuses ».

Les programmes du lycée général et technologique ont été élaborés dans le cadre de la réforme du baccalauréat et du lycée. Ceux des classes de seconde et de première de la voie générale et technologique ont été publiés en janvier 2019 et sont entrés en vigueur à la rentrée 2019, tandis que celui des classes de terminale a été publié le 25 juillet 2019 et appliqué à la rentrée 2020. En classes de seconde, première et terminale, dix-huit heures par an sont dévolues à l'EMC. Si au collège, les professeurs d'histoire-géographie se chargent de cet enseignement, au lycée, d'autres enseignants peuvent prétendre le dispenser. Il n'est pas rare - et c'est bienvenu - de voir les professeurs de philosophie ou les professeurs de sciences économiques et sociales (SES) s'en charger.

Pour information, au lycée professionnel, l'EMC est inclus en classe de seconde dans les 105 heures dévolues au français et à l'histoire-géographie, qui deviennent 84 heures en première puis 78 heures en terminale.

L'EMC s'articule au lycée général autour d'un programme intitulé « Liberté - Égalité - Fraternité ». En seconde, le programme s'organise autour d'un axe pédagogique intitulé « La liberté, les libertés ». En première, celui-ci s'intitule « La société, les sociétés », tandis que les classes de terminale travaillent sur l'axe « La démocratie, les démocraties ».

Le Conseil supérieur des programmes réfléchit actuellement afin de mieux articuler les programmes du collège et du nouveau lycée. Pour tous les enseignements, dont l'EMC, la marche semble un peu trop haute entre la troisième et la seconde. Cette réflexion s'est encore davantage imposée après l'assassinat de Samuel Paty, qui nous a conduits à réévaluer les programmes de collège. Nous nous sommes alors aperçus que sur nombre de points (la laïcité, les principes et valeurs de la République), ce programme d'EMC pouvait prêter à des malentendus et susciter des incompréhensions. Ainsi, nous prévoyons de proposer au ministre quelques pistes pour mieux articuler ces programmes, notamment afin de nourrir ceux qui vont être amenés à revoir les programmes de collège à l'avenir.

La première piste de travail que nous formulons au sein de ce travail de réflexion conduit au Conseil supérieur des programmes, consiste en la clarification des attendus de fin de collège. Nous proposons également de simplifier la structuration du programme, afin de mieux mettre en évidence ses contenus fondamentaux. En effet, les programmes tels qu'ils sont articulés actuellement présentent de nombreuses strates, qui ne facilitent ni son appréhension ni son traitement. Une rédaction trop détaillée donne l'impression d'un empilement d'objectifs, d'un éparpillement des contenus voire de nombreuses répétitions. Il semble peu aisé pour les enseignants de l'enseigner et pour les élèves de se l'approprier.

Il conviendrait de rédiger de manière moins abstraite les attendus de fin de cycle 4, afin que ceux-ci s'articulent davantage aux enseignements concrets conduits dans d'autres classes.

Il faudrait également faire apparaître explicitement les connaissances et les savoir-faire que les élèves devront avoir acquis au terme de leur scolarité au collège.

Nous proposons également que les attendus soient moins nombreux, et davantage centrés sur ce qui est essentiel dans cette formation. En effet, cet enseignement donne le sentiment d'une exhaustivité des connaissances, qui n'est pas de mise à ce niveau, ni même dans un cadre scolaire. Il faudrait reconsidérer la pertinence des groupements thématiques dans lesquels se distribuent les connaissances et les objets d'enseignement. De même, il s'agirait de réduire le nombre de connaissances et de compétences. Surtout, il s'agit de définir plus rigoureusement les notions fondamentales mises à l'étude.

Comme deuxième piste proposée, nous suggérons d'introduire les repères de progression qui permettent de distribuer l'année sur un cycle, et donc de connaître les objectifs fixés au terme de chaque année scolaire du cycle 4. Aujourd'hui, ces repères existent seulement dans un texte intitulé « Repères annuels de progression pour l'Enseignement moral et civique - cycle 4 » disponible sur la plateforme « Eduscol ». Or ce document semble avoir toute sa place dans le programme, et aiderait grandement les professeurs à conduire leur enseignement.

Enfin, nous proposons de délimiter les domaines des finalités poursuivies. Comme précédemment évoqué, du cycle 2 au cycle 4, trois finalités ont été identifiées (respecter autrui, acquérir et partager les valeurs de la République, construire une culture civique). Celles-ci sont intimement liées les unes aux autres et donnent ainsi lieu à de nombreuses redondances. Cela ne permet pas de cerner les différents concepts, jusqu'à les confondre les uns avec les autres et créer une profonde confusion parmi les élèves. En outre, il faudrait s'entendre sur ce que recouvre le terme « moral » au sein de cet « enseignement moral et civique ». Ce terme a été ajouté en 2015. Avant cela, on parlait « d'éducation civique ». De quelle morale s'agit-il ? Que peut enseigner l'école en termes de morale, sans se mettre en rivalité avec d'autres discours censés porter la morale ? Il s'agirait donc de délimiter le champ propre de la morale enseignée et de justifier la pertinence de l'État à se prononcer sur celle-ci. De même, il est essentiel de veiller à définir les termes et les contenus qui s'y réfèrent.

En outre, si on se penche plus en détail sur la deuxième finalité du programme (acquérir et partager les valeurs de la République), on se rend compte que celle-ci s'appuie sur une définition indéterminée de la République. Les principes et les valeurs ne sont pas suffisamment appréhendés dans leur aspect politique pour en saisir le contenu concret. Ils sont abordés au même titre que les symboles de la République, dans une perspective qui rapporte la citoyenneté française à la citoyenneté européenne. En l'état actuel, il semble excessivement difficile de distinguer les concepts de République, démocratie ou nation : ces notions ne sont pas définies, et sont principalement délimitées dans la relation qu'elles entretiennent les unes avec les autres. La République est à la fois tout et rien de bien précis. Il conviendrait de circonscrire le périmètre d'un enseignement de la République et de déterminer ses contenus.

La troisième finalité du programme (construire une culture civique) a un statut particulier dans le programme. Selon ce dernier, elle irrigue « l'ensemble des enseignements et s'articule à quatre cultures : la culture de la sensibilité, la culture de la règle et du droit, la culture du jugement et la culture de l'engagement ». Ce schéma apparaît quelque peu complexe. Surtout, on s'aperçoit que l'engagement, sans que la notion soit précisée, est décrit comme le coeur de la culture civique. Il s'agirait d'élargir l'enseignement du civisme à tous ces aspects. De même, il faudrait reconsidérer l'EMC à l'aune de la priorité de dispenser une instruction civique digne de ce nom.

Notre quatrième piste de travail, pour ceux qui élaboreront les futurs programmes, s'articule autour du fait de dispenser un enseignement structuré de la République, ancré dans l'histoire des institutions politiques de la France, et ainsi inscrire les principes et les valeurs de la République dans le mouvement concret de leur affirmation.

Au collège, l'appréhension de la République fait l'objet de propos abstraits qui ne restituent pas le mouvement de sa genèse. Les programmes ne semblent pas viser des connaissances précises sur ce sujet. Au collège, l'étude des valeurs de la République prend le pas sur celle de ses principes. Elle est menée selon une double perspective, celle que dessinent les droits de l'individu et du citoyen et celle que constitue l'égalité, présentée non pas comme une réalité, mais « comme une promesse républicaine ». Les perspectives juridiques, politiques et historiques sont écartées, au profit d'une approche sociétale, ancrée dans des enjeux contemporains.

On a l'impression qu'au collège les valeurs de la République désignent tout ce qui se rattache à la démocratie, à l'État, à la nation, à la loi, à la cohésion sociale et nationale, à la laïcité, sans que ces différents niveaux soient distingués. Ces valeurs véhiculent inévitablement une certaine confusion, que renforce le caractère indéterminé de la notion de valeur. Rien de ce qui fait la singularité du civisme républicain n'est explicité. Les aspects constitutifs de la citoyenneté républicaine mériteraient d'être précisés en cycle 4, notamment à travers l'explicitation de la notion de « vivre ensemble républicain », au sens que nous donnons à l'appartenance à la nation, ou à des expressions comme « République une et indivisible », ou de « communauté de destins », qui devraient faire l'objet d'un traitement approfondi.

Il conviendrait de dispenser un enseignement de la République dans ses dimensions politiques, historiques et institutionnelles, de mieux déterminer le sens que nous donnons aux valeurs de la République, et de faire une place aux principes de la République. De même, il s'agirait d'établir clairement ce qui distingue les principes de la République de ses valeurs.

Enfin, nous avons proposé une cinquième piste pour les programmes à venir. Elle invite à appréhender la laïcité de manière plus explicite, pour en proposer une définition élémentaire, propice aux approfondissements du lycée. Dans les programmes du collège, la laïcité ne fait que rarement l'objet d'un traitement spécifique, elle est toujours reliée à des notions connexes. Dès le préambule du programme, elle figure parmi les quatre valeurs et principes de la République et est présentée comme ce qui permet « l'expression et le respect des convictions philosophiques et religieuses ». Plus loin, elle apparaît dans des situations très variées : quand il s'agit d'identifier « les formes de discrimination », quand il s'agit d'appréhender « les situations de mise en tension des valeurs de la République ». Elle apparaît également quand il s'agit de comprendre la « diversité des sentiments d'appartenance » - j'insiste sur le pluriel qui n'est pas sans nous poser des difficultés. La laïcité est « ce qui préserve la liberté de conscience et l'égalité des citoyens ». Ainsi, il n'existe pas à ce jour dans les programmes de traitement spécifique de la notion de laïcité, qui subit au contraire un traitement marginal. Quand celle-ci apparaît dans les manuels, on parle des « enjeux de la laïcité » ou des « principes de la laïcité » plutôt que « du principe de laïcité » (au singulier). Les lois scolaires, la loi de 1905, la loi de 2004 sont à peine évoquées. Ainsi, il apparaît qu'au collège, la laïcité est abordée, bien plus qu'elle n'est enseignée. L'angle de la liberté de conscience (légitime, mais réducteur) est privilégié et, parfois, réduit à du ressenti. La laïcité apparaît d'abord comme un droit, qui assure à l'individu une liberté de conscience, et semble subrepticement se confondre avec la liberté religieuse. Par conséquent, ce traitement partiel ne permet pas de montrer qu'elle constitue un principe en soi sur lequel est basée la République. Le traitement du concept apparaît partiel et unilatéral. Les manques sont nombreux : au plan juridique (les lois qui la fondent sont à peine évoquées), les questions du prosélytisme ou du cadre légal du culte ne sont même pas citées... De même, la reconnaissance et l'obéissance à la loi ne sont pas mises en avant. On valorise l'intérêt particulier pour le rattacher, dans un second temps, à l'intérêt général.

Il conviendrait donc d'inscrire la compréhension de la notion de laïcité dans les finalités poursuivies par l'EMC, et de proposer une définition claire, qui s'appuie sur la liberté de conscience, sans faire l'impasse sur la séparation de l'Église et de l'État et sur la relation de celle-ci à l'exercice de la citoyenneté républicaine. De même, il paraît crucial d'appréhender la laïcité, inscrite dans la Constitution, comme un principe d'organisation de la République. Il s'agirait d'accorder une place privilégiée à la perspective historique et à la genèse et au contenu de la loi de 1905. Il faudrait enfin construire, tout au long du cycle 4, un enseignement progressif de la laïcité, en lien avec les autres enseignements reçus.

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