Intervention de Viviane Kovess-Masféty

Mission d'information situation psychiatrie mineurs en France — Réunion du 15 février 2017 à 14h00
Audition conjointe de M. Daniel Marcelli professeur émérite de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent et de Mme Viviane Kovess-masféty présidente de la commission spécialisée évaluation stratégie et prospective du haut conseil de la santé publique

Viviane Kovess-Masféty, présidente de la commission spécialisée Évaluation, stratégie et prospective du Haut Conseil de la santé publique :

Je commencerai par traiter du suicide, après quoi, si nous en avons le temps, je compléterai mon intervention de la dernière fois par quelques développements sur l'organisation des soins et la territorialisation.

Mon exposé sur le suicide vous étonnera probablement. Il découle directement de l'évaluation réalisée par le Haut Conseil de la santé publique du Programme national d'actions contre le suicide, un travail auquel j'ai participé comme psychiatre et épidémiologiste, spécialiste de l'épidémiologie du suicide.

Le suicide est une situation dont l'impact social est très important mais qui est très rare. Les 10 000 suicides enregistrés en France chaque année représentent 2 % des décès. Par comparaison, les tumeurs entraînent 29 % des décès et les maladies de l'appareil cardio-vasculaire, 28 %. Le suicide est, dit-on, la deuxième cause de mortalité des jeunes. Cette présentation est un peu artificielle car les jeunes ne meurent pas - je veux dire que leur mortalité est très faible. À la vérité, le suicide est extraordinairement rare, fort heureusement.

Par ailleurs, il convient de bien distinguer les idées suicidaires, les tentatives de suicide et ce qu'on appelle le suicide complété. Les fréquences de ces phénomènes sont très différentes, comme les populations concernées ; partant, les actions à mener le sont également. Il faut cesser de penser qu'une personne ayant une idée suicidaire est un suicidant potentiel ! En une année, sur 100 000 personnes, 4 000 auront une idée suicidaire mais 180 feront une tentative, parmi lesquelles 16 compléteront leur suicide.

De nombreux programmes de prévention du suicide ont en réalité pour objectif de réduire les idées suicidaires ou les tentatives de suicide. Or il s'agit de phénomènes assez différents sur le plan épidémiologique, même s'ils sont évidemment liés, puisqu'avoir fait une tentative de suicide entraîne toujours un risque suicidaire.

La France se trouve dans une situation moyenne parmi les pays industrialisés pour les idées suicidaires, les tentatives de suicide et les décès par suicide. Au sein de notre pays, on constate d'importantes disparités géographiques, notamment entre le sud-ouest et l'ouest. La carte est ainsi très contrastée, étant entendu que les taux de suicide sont standardisés, c'est-à-dire que les données, qui dépendent beaucoup de l'âge et du sexe, sont redressées pour que l'on puisse les comparer entre elles.

Les disparités sont fortes également selon les classes d'âge. Il faut garder à l'esprit que le suicide des jeunes est extraordinairement rare car la littérature internationale fait apparaître que de nombreux programmes de prévention du suicide ont eu des effets inverses à ceux recherchés, en particulier chez les jeunes, une population très fragile pour laquelle les interventions sont loin d'être évidentes. Souvenons-nous donc bien que 57 % des suicides ont lieu après 35 ans et 28 % après 65 ans.

La courbe des tentatives de suicide est très différente de celle des suicides. En d'autres termes, la prévalence du suicide est d'autant plus élevée, en proportion, que les personnes sont âgées ; en volume, comme il y a moins de personnes âgées, elles ne représentent que 28 % du total mais cela fait tout de même beaucoup.

En ce qui concerne les tentatives de suicide, les seules données disponibles, non exhaustives et anciennes, proviennent de la Drees et des hospitalisations. Environ 200 000 personnes passent chaque année par le système de soins à la suite d'une tentative de suicide. Ces tentatives sont plutôt le fait de femmes, contrairement aux suicides complétés, avec un pic entre 10 et 20 ans. Le problème des tentatives de suicide et celui du suicide complété sont donc différents. Il faut en tenir compte dans la gestion du phénomène et dans les politiques de prévention.

Le suicide est un phénomène complexe, et il est important de continuer à le considérer comme tel. On sait qu'il y a des facteurs prédisposant, comme l'histoire familiale et, surtout, la présence d'une maladie mentale. La méthode de l'autopsie psychologique permet de reconstituer a posteriori les symptômes que présentait la personne suicidée, pour établir l'éventuelle présence d'une maladie mentale.

Un article célèbre, publié dans la revue The Lancet, a passé en revue les autopsies psychologiques menées dans le monde et démontré que 90 % des suicides sont en rapport avec une maladie mentale, les autres étant le fait de personnes qui présentaient des symptômes très proches de ces maladies. La maladie mentale est donc un facteur très important. Ainsi, souffrir d'un trouble bipolaire accroît considérablement le risque. Néanmoins, tous les déprimés n'ont pas de risque suicidaire : la génétique entre probablement en jeu.

Parmi les causes figurent aussi l'adversité précoce, en particulier les carences affectives et la maltraitance, des déficits, des traits de personnalité et des problèmes d'anxiété ou d'agressivité. L'abus de substances joue un rôle très important. De fait, les autopsies psychologiques montrent que l'alcool est impliqué dans un très grand nombre de suicides complétés. Interviennent aussi des événements de vie, qui peuvent faire passer de la dépression à l'idéation, puis au comportement suicidaire.

Il faut distinguer les facteurs distaux - une histoire familiale, la présence de maladies mentales -, les facteurs médiateurs - traits de personnalité, agressivité, impulsivité - et ce qu'on appelle le facteur précipitant - un événement de vie. De nombreuses études ont été menées sur le type d'événements de vie pouvant précipiter le suicide : ce sont souvent des blessures narcissiques, des humiliations, ou des événements devant lesquels la personne se sent piégée. À cela s'ajoutent les facteurs environnementaux, par exemple l'accès aux moyens létaux. De nombreuses politiques de prévention du suicide visent à diminuer l'accès aux moyens létaux : c'est dans cet esprit que l'on couvre des ponts ou que l'on équipe des lignes de métro de dispositifs anti-suicide.

En matière de prévention, l'essentiel est de bien cibler les interventions, notamment en fonction des groupes d'âge et, éventuellement, des groupes professionnels. Le suicide touche essentiellement les hommes d'âge moyen ou âgés présentant des antécédents de tentative et souffrant de troubles mentaux suicidogènes. Le temps me manque pour parler des groupes professionnels mais je vous signale que le taux de suicide des médecins est très élevé. Dans l'opinion publique, la prévalence du suicide est importante surtout chez les agriculteurs ; en réalité, elle est beaucoup plus élevée chez les médecins, notamment les anesthésistes et les psychiatres mais aussi chez les infirmières. Être constamment confronté à la mort et à la douleur peut aggraver les risques. A contrario, le taux de suicide des enseignants est inférieur de moitié à la moyenne.

Le professeur Jean-Louis Terra, qui a beaucoup travaillé sur la prévention du suicide, a montré qu'avoir fait une tentative de suicide multiplie par 30 le risque suicidaire. Un trouble bipolaire le multiplie par 28, la dépendance à l'alcool par 22, la dépression par 20, la schizophrénie par 8 et un trouble de la personnalité par 3. Bien entendu, ces facteurs s'additionnent. Comprenons-nous bien : il s'agit de statistiques, et des personnes souffrant d'un trouble bipolaire peuvent très bien ne jamais tenter de se suicider ; reste que le trouble bipolaire est un facteur de risque important.

Le suicide est un phénomène complexe et multifactoriel, dans lequel les troubles psychiatriques sont impliqués dans 90 % des cas. Dans l'opinion et dans la presse, on insiste beaucoup sur les événements extérieurs déclencheurs mais le poids des fragilités personnels est prépondérant.

Les modes d'action jugés les plus efficaces dans la littérature sont la restriction de l'accès aux moyens létaux, le maintien d'un contact avec les personnes à risque, l'organisation des soins autour d'interventions efficaces, la continuité effective des soins après une tentative de suicide et la formation des professionnels, parmi lesquels les médecins généralistes.

La rareté du suicide complété complique l'identification des moyens d'action les plus efficaces. Les protocoles à mettre en place sont très complexes. Les Suédois, par exemple, sont parvenus par la formation de leurs généralistes à faire diminuer le taux de suicide sur une île suffisamment grande pour qu'on puisse y mener une étude épidémiologique. D'ailleurs, quand les médecins formés ont quitté l'île, le taux de suicide est remonté...

La formation des médecins généralistes à la détection de la dépression, à la détection de la suicidalité et à la gestion des problèmes d'alcool, en liaison étroite avec le système psychiatrique, est probablement l'un des moyens les plus efficaces pour lutter contre le suicide. En somme, un système de santé mentale qui fonctionne est la meilleure prévention du suicide.

Je vous livre, pour terminer, nos recommandations générales : intégrer le suicide dans les politiques de santé mentale et de psychiatrie ; ne surtout pas faire du suicide une grande cause nationale mais développer une politique pérenne et pilotée à long terme, plutôt que des plans ou des programmes ; cibler les moyens sur les personnes à risque élevé plutôt que de les disperser sur des actions mal ciblées ; privilégier l'action au niveau des bassins de vie et de soins, les problématiques n'étant pas les mêmes selon les régions.

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