Mon exposé est celui d'un professeur de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, désormais émérite, ancien responsable d'un service puis d'un pôle de pédopsychiatrie et ancien directeur d'école d'orthophonie. Je préside actuellement la Fédération nationale des écoles des parents et des éducateurs et je succéderai bientôt à Michel Wawrzyniak, que vous avez auditionné, à la présidence de la Société française de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent. Mes confrères m'ont exhorté à vous remettre deux ouvrages auxquels j'ai contribué : Enfance et psychopathologie, qui résume l'évolution de la pédopsychiatrie ces trente-cinq dernières années, et Adolescence et psychopathologie, dont un chapitre est consacré au suicide de l'adolescent.
Sans doute vous a-t-on abondamment parlé, et avec force chiffres, de la grande pauvreté de la pédopsychiatrie ; je suis tout à fait d'accord avec ce que Mme Kovess-Masféty vient de dire à ce propos. Que la pédopsychiatrie soit une spécialité en crise, tout le monde en convient.
Il faut dire que, dès le départ, elle s'est construite sur un territoire qui n'était pas le sien : la question des enfants qui n'arrivaient pas à suivre la scolarité, celle des jeunes délinquants et celle des enfants abandonnés. En d'autres termes, elle s'est trouvée dès sa naissance en position d'extra-territorialité. Là réside la difficulté de notre discipline qui, transversale, n'est jamais totalement sur son terrain. Le seul domaine qui lui appartient en propre est l'autisme infantile, une pathologie qui fait aujourd'hui l'objet de conflits car certains voudraient en faire un handicap, ce que je considère comme une maltraitance à enfant : plus l'autisme est diagnostiqué précocement, plus fortes sont les chances que l'enfant, puis l'adulte, puisse vivre au milieu des autres d'une manière satisfaisante.
La crise de la pédopsychiatrie a trois causes majeures, dont la première tient aux usagers, à commencer par les parents.
La demande des parents connaît une croissance considérable, parce que ceux-ci sont de plus en plus sensibles aux questions touchant au développement de leur enfant. Ils s'inquiètent très vite d'une possible déviance développementale, et leur niveau de connaissance a beaucoup augmenté : tous les parents d'aujourd'hui savent que les bébés ont des compétences qu'il faut stimuler. Dans le même temps, l'incertitude est de plus en plus forte sur la conduite à tenir dans l'éducation car il n'y a plus de norme éducative. Nous serons donc de plus en plus confrontés à des déviances plus ou moins importantes.
Du côté des usagers enfants, la sémiologie a profondément évolué : les enfants d'aujourd'hui ne sont pas les mêmes que ceux d'il y a cinquante ou soixante ans. Autrefois, on voyait beaucoup plus de pathologies du repli et de l'inhibition, comme le bégaiement, qui a aujourd'hui presque disparu. Désormais, on voit des enfants instables, agités, hyperactifs, qui présentent des troubles comportementaux, par exemple oppositionnels. En somme, les pathologies ont changé complètement. Or les équipes de pédopsychiatrie n'ont peut-être pas été formées pour s'adapter à ce changement.
Par ailleurs, les jeunes d'aujourd'hui, surtout les adolescents, quand ils souffrent, n'ont pas honte de parler, comme il y a cinquante ans : ils crient, protestent, réclament d'aller mieux. Ils ont d'ailleurs raison et il faut y voir un progrès.
Les troubles qui se développent aujourd'hui connaissent des variations relativement importantes d'un pays à l'autre, ce qui soulève deux questions : quels sont les critères de diagnostic utilisés et quelle est l'influence des différentes conditions éducatives ? Pour comprendre les enjeux de la pédopsychiatrie, il faut mettre en rapport les critères de diagnostic et les conditions éducatives.
La deuxième cause de crise se situe du côté de la théorie : la pédopsychiatrie n'a plus de référence théorique unifiée sur le développement de l'enfant, à l'instar des modèles de compréhension qui ont longtemps existé autour d'Henri Wallon, Jean Piaget ou Sigmund Freud. Il existe une myriade d'études mais plus personne n'est capable d'élaborer une conception générale de l'enfant. Résultat : il y a une confusion constante entre les différents niveaux, en particulier entre le mind et le brain, certains tentant de réduire le premier au second. Notre discipline est vulnérable, parce qu'elle repose beaucoup sur des récits, des histoires de vie, un matériau moins objectivable que les mécanismes à l'oeuvre dans le brain.
Une autre confusion, très grave, sévit dans notre discipline : celle qui consiste à croire que les conditions d'émergence d'une conduite sont inverses des conditions entraînant la désorganisation de celle-ci. Par exemple, les nécessités pour qu'émerge le langage sont beaucoup plus variées que les phénomènes provoquant sa détérioration : l'acquisition du langage met en jeu, outre certaines aires du cerveau, l'environnement, la langue parlée autour de soi et la qualité relationnelle, entre autres facteurs. Or cette confusion entraîne une perversion permanente du raisonnement. La pédopsychiatrie est, de ce point de vue, assez différente de la pathologie somatique traditionnelle et même de la psychiatrie de l'adulte. Elle se rapproche, dans sa dimension développementale, de la problématique pédiatrique : le pédiatre ne considère pas seulement la santé présente de l'enfant mais son devenir - par exemple son potentiel de croissance, au-delà de sa courbe passée.
Au moment où la psychopathologie a perdu l'unité théorique, les parents ont perdu la clé de l'éducation, parce que les enjeux éducatifs ont changé. Jusqu'aux années soixante-dix, l'enjeu principal était d'avoir un enfant bien élevé, en fonction d'un code éducatif. Depuis que le bébé est une personne, et une personne compétente, le souci principal des parents est de développer le potentiel de leur enfant. Or on savait comment faire pour qu'un enfant soit bien élevé mais, après cinquante ans de pédopsychiatrie, je ne sais pas ce qu'il faut faire pour qu'un enfant réalise le maximum de son potentiel. Je sais très bien ce qu'il faut faire pour léser ce potentiel mais, comme je l'ai expliqué il y a quelques instants, ce qui développe n'est pas forcément l'inverse de ce qui altère. Bref, ce n'est pas l'inverse de ce qui crée la pathologie qui crée la santé.
Sur le plan de la théorie, j'ajoute que c'est la dépendance qui nous a rendus humains. Fondamentalement, le bébé est dépendant mais aussi l'enfant et l'adolescent. Or notre société a institué l'autonomie comme valeur sociale et transformé la dépendance en pathologie. Nous travaillons donc sur une problématique disqualifiée par la société. Pour moi, être dépendant est un facteur positif, un facteur d'épanouissement de l'être humain. On parle partout d'autonomie : mais que veut-dire l'autonomie d'un enfant de trois ans ? Notre société fait entièrement fausse route ! Elle envoie des messages totalement contradictoires, qui égarent les parents.
La troisième raison des problèmes tient à la pratique. La psychopathologie a un champ d'exercice très vaste et aux contours flous avec la psychologie du développement, la pédiatrie, la neurologie et la neuro-cognition mais aussi l'éducation nationale, les services sociaux, la prise en charge du handicap, la justice et la protection judiciaire de la jeunesse, le transculturel et le transgénérationnel. Toutes ces dimensions doivent être prises en compte car les pathologies pédopsychiatriques sont toujours multifactorielles et multimodales, comme l'est aussi, éminemment, le suicide de l'enfant ou de l'adolescent.
En outre, le pédopsychiatre travaille avec des partenaires variés : psychologues, psychothérapeutes, orthophonistes, psychomotriciens, ergothérapeutes, assistantes sociales, infirmiers, psychorééducateurs. Il doit être un chef d'orchestre, en gardant à l'esprit que le cumul d'actions thérapeutiques n'est pas une garantie d'efficacité. De fait, le pédopsychiatre a vocation à sélectionner et hiérarchiser les actions de soin. Le ferait-on disparaître, les actions de soin se multiplieraient sans que les enfants aillent mieux ni que leurs parents y voient plus clair, au contraire.
C'est pourquoi il est essentiel de bien former les pédopsychiatres. Capitale, la question est aussi conflictuelle, dans la mesure où elle touche au troisième cycle universitaire, dont une réforme est rendue nécessaire par l'alignement sur les autres pays européens.
La pédopsychiatrie, spécialité de plein exercice et discipline à part entière, puisqu'elle dispose d'une reconnaissance spécifique au sein du Conseil national des universités, a été inventée dans notre pays. Jusqu'à présent, devenir pédopsychiatre supposait de suivre, après son DES de psychiatrie ou de pédiatrie, deux années complémentaires comportant trois stages de pédopsychiatrie et, selon la filière d'origine, un stage de pédiatrie ou un stage de psychiatrie adulte. En pratique, quasiment aucun pédopsychiatre n'était issu de la pédiatrie, ce qui était regrettable. Or il est aujourd'hui question de réduire cette période complémentaire : une telle réduction serait extrêmement dangereuse car elle reviendrait à tirer un trait sur la richesse et la transversalité de la pédopsychiatrie. J'ai pour ma part une triple formation de psychiatre, neurologue et pédiatre : un tel parcours, devenu aujourd'hui impossible, était certes un peu long mais il donnait une vision élargie.
Les étudiants psychiatres qui ne veulent pas faire de pédopsychiatrie considèrent comme une entrave l'obligation d'accomplir un semestre de pédopsychiatrie dans le cadre de leur DES. Ils veulent la suppression de ce semestre pour pouvoir se consacrer à l'une des nombreuses sous-spécialités que comprend le DES de psychiatrie, comme l'addictologie psychiatrique ou la géronto-psychiatrie. Or nous voulons, nous, garder nos compétences en pédopsychiatrie. Pour ma part, je plaide pour un tronc commun de deux ans en psychiatrie, suivi de trois à quatre années de spécialité en pédopsychiatrie.
En ce qui concerne le nombre de pédopsychiatres, sur lequel Mme Kovess-Masféty s'est interrogée, il est plus élevé si l'on considère les praticiens reconnus par le Conseil de l'Ordre des médecins que si l'on recense seulement ceux validés par les facultés de médecine. Le problème d'effectif est lié au caractère déficitaire de la pédopsychiatrie exercée en ville. De fait, la discipline est moins rémunératrice que toutes les autres - psychiatrie, médecine générale et pédiatrie -, parce qu'un premier entretien avec un enfant et ses parents dure en moyenne plus d'une heure. Tant que cette spécificité ne sera pas reconnue par un tarif CNPSY particulier, il n'y aura aucun pédopsychiatre en ville. S'il y en avait, l'accès à la pédopsychiatrie serait plus large, ce qui serait préférable du point de vue du service rendu à la population.
Du côté du secteur public, il faut que les centres médico-psychologiques soient au centre du soin, les centres spécialisés n'étant accessibles que par l'intermédiaire d'un médecin ou d'un centre médico-psychologique. Faute de cette hiérarchisation, les structures spécialisées sont saturées et les délais d'attente explosent.
Enfin, il est souhaitable de conserver une douzaine de lits d'hospitalisation pour 150 000 à 200 000 habitants. Il faut regrouper les trop nombreuses petites unités qui ne sont pas viables, parce qu'elles oscillent entre le vide et le trop-plein. Ces unités d'hospitalisation doivent être articulées avec les autres structures, en amont comme en aval.
Au-delà des chiffres, que vous connaissez déjà, j'ai tâché de vous faire comprendre les raisons de la situation difficile dans laquelle se trouve la pédopsychiatrie.