Intervention de Isabelle Coutant

Mission d'information situation psychiatrie mineurs en France — Réunion du 15 février 2017 à 14h00
Audition de Mme Isabelle Coutant sociologue chargée de recherche au cnrs et membre de l'institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux

Isabelle Coutant, sociologue, chargée de recherche au CNRS et membre de l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux :

Je me félicite de la place que vous accordez aux sciences sociales dans votre réflexion.

J'ai en effet travaillé sur la psychiatrie mais je m'intéresse, plus largement, aux transformations des milieux populaires, en particulier de la jeunesse populaire. C'est par l'étude de la délinquance des mineurs que j'en suis venue à m'intéresser aux troubles du comportement et à la pédopsychiatrie.

Pour définir les troubles psychiatriques, nous, sociologues, parlons de troubles repérés et labellisés comme tels par l'institution mais cette réponse est un peu une pirouette. Plus fondamentalement, nous voyons dans ces troubles un ingérable social. Ce point de vue est relatif, dans la mesure où la tolérance aux troubles et la capacité à les prendre en charge varient socialement, culturellement et selon les familles. On peut aussi définir les troubles psychiatriques plus simplement, comme des troubles invalidant les relations sociales ordinaires.

Sociologues et anthropologues s'intéressent à ces troubles de plusieurs manières. Héritée de Durkheim, une approche fondamentale consiste à étudier la dimension sociale et culturelle des troubles, c'est-à-dire ce qui ne ressortit pas à la biologie. De ce point de vue, les recherches montrent que la pondération entre le biologique et le socio-culturel varie selon les troubles. Dans le cas de la schizophrénie, par exemple, la part du biologique semble prépondérante, même s'il y a encore débat. D'autres troubles sont répartis d'une manière moins égale entre les cultures et les classes sociales.

Les sociologues étudient aussi la manière dont la société produit non seulement de la souffrance psychique mais aussi des modèles d'expression de celle-ci : en somme, la société elle-même prescrit des modèles d'inconduite, des façons de dévier.

S'agissant en particulier de l'adolescence, les sociologues la conçoivent comme une catégorie relative. Période qui pose problème à la société, elle est pensée comme une crise. Cette conception est apparue au XIXe siècle, en même temps que disparaissaient les groupes auto-organisés de jeunesse et les rites de passage. De fait, de nombreuses cultures et sociétés prévoient la prise en charge de ce moment, que nous percevons, nous, comme une crise, par le groupe adolescent lui-même, à travers des rites de passage marquant la fin de l'enfance.

Le XXe siècle a vu l'allongement de la jeunesse et la déconnection des seuils d'entrée dans l'âge adulte. Cet étirement rend le passage de l'enfance à la vie adulte particulièrement problématique, notamment, du point de vue des psychiatres et des psychologues, sur le plan psychique.

Pour définir l'adolescence, les sciences sociales elles-mêmes s'appuient sur des critères psychiques, à commencer par les remaniements psychiques liés à la puberté et la séparation d'avec les parents.

La souffrance adolescente, pensée dans le champ psychologique depuis les années 1950, n'est devenue un enjeu dans le champ politique qu'à partir des années 1990. Des circulaires ont été publiées préconisant de développer des lieux d'accueil, d'écoute et d'information spécifiques. Dans les années 2000, les maisons des adolescents ont été créées.

Cette prise en compte dans le champ politique est au confluent de plusieurs évolutions, parmi lesquelles la diffusion de la réflexion menée dans le champ de la santé mentale mais aussi l'inquiétude suscitée par l'évolution du taux de suicide : alors que, en 1950, les 65-74 ans se suicidaient près de cinq fois plus souvent que les 25-34 ans dans notre pays, le rapport n'était plus que de 1,5 en 1995. Le suicide n'est certes pas le seul indicateur mais cette évolution est révélatrice du statut social des âges et du « mal-être » de la jeunesse dans notre société. Un autre enjeu a contribué à l'émergence de la question dans le champ politique : l'essor des violences urbaines, sujet d'actualité.

On peut observer aussi qu'il existe une demande sociale, puisque la file active en psychiatrie infanto-juvénile a doublé entre 1986 et 2000, l'augmentation concernant tous les secteurs : le secteur médico-éducatif, l'aide à l'enfance, le secteur socio-éducatif. Aujourd'hui, les multi-suivis en milieu ouvert se développent, tandis que déclinent les suivis en institution, qui étaient le modèle dominant dans les années 1970.

En ce qui concerne les troubles du comportement, j'ai mené deux enquêtes de plusieurs mois : la première dans un service psychiatrique fermé pour adolescents, un service d'hospitalisation dit de crise, la seconde, à l'autre pôle du champ de la santé mentale, dans une maison des adolescents, donc à la lisière du travail social.

La prise en charge de ces troubles peut être envisagée de deux manières.

D'abord, on peut considérer qu'il s'agit d'une médicalisation excessive de questions sociales. De fait, la figure de l'enfant caractériel, instable, est apparue à la fin du XIXe siècle avec la massification scolaire, certains comportements liés à un milieu social étant considérés comme pathologiques alors qu'ils n'étaient simplement pas ceux attendus par l'école.

Des travaux critiques, en sociologie, considèrent qu'on médicalise excessivement ce qui ne relève pas de la pathologie. Après le repérage des déviances comportementales par l'institution scolaire, les professionnels de la psychiatrie sont souvent gênés ; ils s'interrogent sur la légitimité de l'intervention médicale. Un enfant qui n'est pas contenu par l'école doit-il toujours être médicalisé ?

Les enfants relèvent parfois de plusieurs institutions qui se renvoient la balle. Lors de mes travaux, j'ai relevé que 22 % des enfants étaient suivis par la justice des mineurs. En hospitalisation fermée à temps plein, ils étaient 50 %.

Les psychiatres que j'ai rencontrés avaient voulu créer un service d'hospitalisation car le service de pédiatrie, qui prenait en charge ces enfants à leur arrivée à l'hôpital, n'était pas adapté. Eux qui avaient le sentiment de soigner le mal-être des cités pensaient que si les foyers éducatifs étaient mieux outillés, les cas pourraient être gérés sans eux. On est toujours sur une crête, d'autant que les psychiatres ont conscience du risque de stigmatisation postérieure à la prise en charge psychiatrique, qu'il ne faut pas négliger.

Le cursus classique commence par le signalement de troubles du comportement à l'école, avant l'entrée dans le circuit sanitaire. En tant que sociologue, il est frappant de noter qu'à ce moment-là, ce qui s'exprime en premier, c'est le désarroi de l'éducateur, avant même la souffrance de l'adolescent. Le psychiatre demande à l'éducateur : « Pourquoi pensez-vous que nous traiterons ce cas mieux que vous ? » Il est intéressant d'observer à quel point la psychiatrie s'est diffusée dans la société. Chacun, éducateur ou juge, diagnostique lui-même des troubles du comportement, avec l'idée que la psychiatrie constitue le recours.

La différence entre la pédopsychiatrie et la psychiatrie adulte me semble être le travail avec les familles. L'influence de la psychanalyse pousse chacun à lier le trouble de l'enfant à un dysfonctionnement familial. En psychiatrie de l'adolescent comme dans d'autres institutions encadrant la jeunesse, il s'agit de « travailler les relations familiales », selon la formule utilisée. Le « travail de l'alliance » est considéré comme la base de l'approche.

Si cette vision est commune aux différentes institutions, la catégorisation des psychiatres entre bons et mauvais parents est différente de celle des travailleurs sociaux et des magistrats. Pour un pédopsychiatre, un bon parent est celui avec lequel il va pouvoir travailler. Ainsi, un père qui avait amené aux urgences son fils menotté et qui exprimait un réel désarroi, avait été jugé aimant, capable d'une grande écoute et d'une grande attention par les psychiatres qui estimaient qu'ils allaient pouvoir travailler avec lui. Les institutions sociales et judiciaires l'auraient qualifié de père maltraitant. Les soignants, en revanche, étaient horripilés par la suffisance des parents des classes supérieures, moins dociles vis-à-vis de l'institution.

Actuellement, travailler l'alliance avec les familles est primordial, sauf dans un cas où la rupture est nécessaire, celui des parents pervers. Ce sont les parents qui ne sont pas intéressés au premier chef par l'intérêt de l'enfant, comme par exemple ceux qui ne se manifestent qu'en cas de nouveau placement de leur enfant. Le travail qui doit être mené avec l'adolescent est alors le deuil de ses parents.

En tant que sociologue, je vois la pédopsychiatrie comme un lieu de contrainte, de contention mais aussi comme un lieu de socialisation. J'y ai noté une pédagogie de la réflexivité : les enfants apprennent à verbaliser leurs émotions. On repère d'ailleurs ceux qui sont passés par ces institutions à l'usage d'un certain type de paroles, telles que : « J'ai appris à m'écarter pour me calmer » ou : « J'ai appris à gérer mon stress ». Les soignants sont contents quand le patient a pu verbaliser. Cet apprentissage s'effectue aussi dans d'autres institutions.

En pratique, les soignants sont dans le bricolage, le tâtonnement - ce qui n'est pas péjoratif. Ils mobilisent différents référentiels théoriques, selon ce qui fonctionne ou non.

Le rôle des équipes, et notamment des aides-soignants et des agents hospitaliers, est essentiel pour transmettre les savoirs. Le temps d'échange est un garde-fou contre les excès de pouvoirs, de même que le tiers, c'est-à-dire les institutions socio-éducatives. Les soignants - j'ai plutôt côtoyé des psychiatres âgés - ont conscience de l'aspect totalitaire de la psychiatrie, contre lequel ils veulent se prémunir.

L'un des dysfonctionnements que j'ai observés porte sur le temps d'hospitalisation des mineurs relevant de l'aide sociale à l'enfance, parfois hospitalisés depuis un an alors qu'ils n'auraient dû l'être que pour un à trois mois. Ils étaient scolarisés, se déplaçaient en bus et revenaient le soir à l'hôpital parce qu'ils n'avaient pas de placement - le foyer n'était pas jugé adapté et leur cas faisait peur aux familles d'accueil. Pourtant, ils avaient moins de troubles qu'avant et les familles d'accueil auraient été accompagnées.

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