Intervention de Clément Mabi

Mission d'information Culture citoyenne — Réunion du 23 mars 2022 : 1ère réunion
Audition des acteurs de la démocratie participative

Clément Mabi, chercheur à l'université de technologie de Compiègne :

Très concrètement, le numérique, c'est d'abord de la puissance de calcul que l'on mobilise pour optimiser un service. Cette logique d'optimisation vient accélérer des dynamiques déjà à l'oeuvre, qui peuvent être soit positives soit négatives.

Expérimenter de nouvelles méthodes de participation permet de rouvrir l'imaginaire démocratique des citoyens. L'idéal démocratique ne doit pas s'écraser sur le vote ou sur des démarches représentatives. On peut faire exister d'autres formes de citoyenneté active en démocratie.

Le numérique constitue également une opportunité à même de favoriser le dialogue entre citoyens et institutions dans une logique de consultation, voire de délibération. Une des promesses de départ est d'ailleurs de rapprocher le citoyen de la décision.

Le numérique facilite également les « mises à l'agenda », en valorisant le nombre : la pétition la plus signée de l'histoire de France, qui a réuni plus de 2,5 millions de citoyens, a ainsi invité une coalition d'ONG à attaquer l'État français pour inaction climatique.

Ces technologies permettent aux citoyens d'être mieux informés, plus réflexifs, conformément à la notion d'empowerment qu'évoquait M. Névo.

Mais elles risquent aussi de se heurter à plusieurs écueils, à commencer par le « solutionnisme technologique » ou le sentiment que le numérique va sauver la démocratie et que tout ne serait qu'une question d'outil et de méthode. Or le numérique ne saurait permettre d'éviter les transformations attendues par les Français : probité des élus, lutte contre les discours populistes, amélioration du service public, transparence des décisions...

L'inclusion pose également question : 13 millions de Français sont aujourd'hui éloignés du numérique. Mobiliser ces technologies ne peut remplacer d'autres formes de participation ou de dialogue. Les biais ne sont pas forcément là où on les attend : le numérique ne mobilise pas davantage les jeunes. L'usage de ces technologies est socialement situé : c'est la densité du réseau autour de l'utilisateur et la capacité à avoir des besoins qui importent. La confiance à interagir avec l'administration ou avec les institutions entre largement en ligne de compte. C'est donc moins une question d'âge que de place dans la société et de confiance en soi.

Il ne faut pas non plus survaloriser l'impact du nombre. Le numérique opère une forme de basculement du centre de gravité de la démocratie : la légitimité est passée de celui qui parle à ce qui est dit. Une partie de la légitimité, en démocratie, vient du statut de citoyen, mais aussi d'autres caractères. Ainsi, la voix du riverain d'un projet peut être interprétée différemment de celle d'une personne habitant à l'autre bout du territoire. Avec le numérique, on sait de moins en moins qui parle : le traitement automatisé valorise l'analyse de corpus. La dynamique politique consiste donc de moins en moins en la recherche d'un consensus mais en l'exploration de corpus. Les élus sont plus à la recherche d'acceptabilité que d'un consensus entre groupes bien identifiés. Le risque est d'aboutir à une forme de « démocratie d'élevage » avec des « citoyens en batterie », consultés régulièrement.

Il faut aussi éviter de faire feu de tout bois et de vouloir mettre du numérique partout. La liberté vertigineuse que nous offre Internet est très souvent mal utilisée. Cet outil a été pensé de manière extrêmement libertaire, dans un contexte de capitalisme informationnel extrêmement puissant. Un utilisateur peut très facilement se retrouver plongé dans un monde d'informations, perdre tout contact, à force de partages et de repartages, avec les sources et éprouver beaucoup de difficultés à gérer cognitivement cette masse documentaire. Cela revient à donner une Ferrari à quelqu'un qui n'a pas le permis... Nos concitoyens ne sont peut-être pas tous prêts à évoluer dans cet environnement numérique. Toutes nos activités démocratiques doivent-elles et peuvent-elles être numérisées ? Pour bien faire les choses, il faut prévoir un accompagnement et une expérimentation avant tout développement.

Je formulerai donc en conclusion trois propositions.

Nous avons besoin, tout d'abord, de soutenir davantage la création de technologies pour améliorer la qualité du débat. Il faudrait mettre en place une french tech démocratique, notamment au travers du programme d'investissements d'avenir. Les idées existent mais tous les numériques ne valent pas. Si l'on ne veut pas être colonisé par les réalités numériques des Gafam, il va falloir développer des outils au service d'un web politique de qualité. L'objectif doit être de disposer d'outils adaptés aux questions que l'on se pose, au lieu de choisir ces questions en fonction des outils disponibles.

Ensuite, il faut également soutenir le réseau associatif susceptible de mettre ces technologies au service du vivre ensemble et développer la solidarité du « dernier kilomètre ». Souvent, la vision qu'ont les élus du numérique commence par l'arrivée de la fibre sur leur territoire et par l'usage. Or il faut aussi avoir une approche environnée du numérique et de la participation. C'est la raison pour laquelle il faut soutenir les associations, qui sont les corps intermédiaires du numérique. Dans ce domaine l'humain est absolument nécessaire.

Enfin, il me semble essentiel d'améliorer la formation des élus et des fonctionnaires sur ces questions et de développer une culture publique de la participation numérique.

Ces technologies, à la fois porteuses et leviers de changement puissants pour notre démocratie, sont ambivalentes en ce qu'elles portent en elles le poison et le remède. Il est donc essentiel de trouver le bon équilibre.

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