Intervention de Julian Barbière

Mission d'information Fonds marins — Réunion du 28 avril 2022 à 9h30
Audition de M. Julian Barbière chef de la section de la politique marine et de la coordination régionale à la commission océanographique intergouvernementale de l'unesco

Julian Barbière, chef de la section de la politique marine et de la coordination régionale à la Commission océanographique intergouvernementale de l'Unesco :

Cette année est particulièrement importante pour l'océan au niveau international, comme en témoignent le sommet de Brest que vous venez de mentionner, la conférence des Nations unies sur les océans qui se tiendra prochainement à Lisbonne et la négociation en cours sur la possibilité d'un accord légal concernant la protection de la haute mer.

Le premier axe de travail de l'Unesco concernant l'océan vise à favoriser la production de connaissances, grâce à la coopération internationale et à la coordination de grands programmes de recherche qui se focalisent sur l'observation, l'échange des données, la cartographie des océans, les systèmes d'alerte aux tsunamis ou les outils d'aide à la décision dans le cadre de la planification spatiale maritime. Ce travail est mené par la Commission océanographique intergouvernementale, organisation qui rassemble au sein de l'Unesco 150 États membres et qui traite toutes les questions relevant des sciences océaniques. Cette commission est aussi le coordinateur de la Décennie des Nations Unies sur les sciences océaniques au service du développement durable, qui a débuté l'an dernier.

Un deuxième axe porte sur les mécanismes de protection des écosystèmes marins, avec les différentes conventions et sites de l'Unesco. Nous nous appuyons sur les 47 sites marins désignés dans le cadre de la convention du patrimoine mondial, sur un réseau de 240 réserves de la biosphère côtière et insulaire et sur la convention de 2001 pour la protection du patrimoine subaquatique.

Enfin, notre troisième axe de travail vise à développer des actions dans le domaine de l'éducation en matière de développement durable, à sensibiliser le public et à favoriser la publication.

Pour ce qui est de la cartographie des grands fonds marins, vous avez mentionné l'annonce qui a été faite au sommet de Brest et il faut sans doute commencer par revenir sur les raisons qui justifient une telle entreprise. Tout d'abord, une carte des fonds marins permettrait de connaître le système océan, c'est-à-dire la forme et la profondeur des fonds marins - la bathymétrie -, qui est un élément fondamental pour comprendre les interactions entre la circulation océanique, le déplacement des masses d'eau, les courants, l'interaction avec l'atmosphère et les conséquences liées au changement climatique, les marées, l'action des vagues, le transport des sédiments, la propagation des vagues de tsunami, les risques géologiques sous-marins et la distribution de la biodiversité. La cartographie des océans a donc pour enjeux la sécurité des États ainsi qu'une gestion durable des ressources économiques. Elle permet, en effet, de connaître les ressources naturelles et les possibilités de pêche dans les zones étudiées.

Ainsi, pour définir des aires marines protégées, il est nécessaire de connaître les limites et les caractéristiques des zones de gestion. La cartographie joue donc un rôle essentiel.

La majorité des profondeurs de l'océan reste non cartographiée et non mesurée par les techniques de sonar. La bathymétrie dont nous disposons est surtout dérivée d'une observation satellitaire, donc altimétrique, qui reste relativement grossière.

Du point de vue institutionnel, la Carte générale bathymétrique des océans (Gebco) est l'un des plus vieux programmes de cartographie qui existe, puisqu'il a été créé en 1903 par le prince Albert Ier de Monaco. Ce programme international est placé sous l'égide de l'Organisation hydrographique internationale (OHI) et de la Commission océanique intergouvernementale de l'Unesco. Il a pour objectif principal de fournir un ensemble de données bathymétriques sur l'océan mondial, fiables et accessibles au public. Tel est le cadre dans lequel s'inscrit le projet Seabed 2030, mis en oeuvre depuis cinq ans, grâce à la collaboration entre la Nippon Foundation, organisme philanthropique japonais, et Gebco. L'objectif est de parvenir à cartographier 100 % des fonds marins, ce qui revient à accélérer la démarche engagée par Gebco.

Ce projet suscite désormais l'intérêt de la communauté internationale - gouvernements, industrie, universités, philanthropes et citoyens. Il constitue un programme phare de la Décennie de l'océan présentée lors du Forum de Paris sur la paix, en 2021.

Alors qu'en 2017, seulement 6 % des fonds océaniques étaient cartographiés, en 2021, la proportion s'est élevée à 20 %. Il reste néanmoins quatre cinquièmes des fonds marins à cartographier. Le projet est ambitieux mais réalisable selon les scientifiques, si l'on parvient à diviser les zones non cartographiées en zones gérables et à mobiliser la communauté internationale pour compléter cet effort de cartographie.

De nombreuses possibilités restent inexploitées pour s'aligner et coopérer avec d'autres programmes de sciences océaniques, avec des missions d'exploration philanthropiques et avec certaines industries qui pourraient recueillir des données bathymétriques en parallèle de leur activité en mer. On peut aussi envisager d'encourager la science citoyenne et mobiliser les navires de pêche, de tourisme ou de croisière en les dotant d'un équipement grâce auquel ils pourront collecter des données bathymétriques tout en vaquant à leurs activités.

Pour les frontières océaniques éloignées, ces parties de l'océan où très peu de navires sont présents, il faudra monter des missions cartographiques spécifiques. Nous avons besoin que la communauté internationale, au sens large, prenne des mesures concrètes pour financer et entreprendre ces missions de cartographie des océans, si nous voulons atteindre notre objectif.

Hormis le financement, d'autres difficultés existent. Les institutions gouvernementales et l'industrie disposent déjà de nombreuses données, mais celles-ci ne sont pas dans le domaine public. Sans aller jusqu'aux très hautes résolutions, certaines de ces données maillées à des résolutions convenables pourraient, si nous en disposions, nous aider à réaliser la mission de Seabed 2030. Nous estimons que de telles contributions nous permettraient d'atteindre l'objectif fixé dans une proportion de 20 % à 25 %. La communauté internationale doit donc ouvrir l'accès à ces données existantes.

Quant au coût financier du projet, depuis 2017, il a été assuré par la Nippon Foundation qui a contribué à hauteur de 11 millions de dollars pour l'administration, l'infrastructure et l'assimilation des données. Certains pays offrent des contributions en nature, par exemple en subventionnant des infrastructures techniques et organisationnelles. Ainsi, le Centre des données de l'OHI pour la bathymétrie numérique est hébergé et financé par les États-Unis.

Plus nous aurons accès aux données existantes, moins le coût engendré par l'organisation de nouvelles missions de cartographie sera élevé. La collecte des données n'est pas prise en compte dans le financement de la Nippon Foundation.

La plupart des États qui disposent d'une flotte hydrographique contribuent au projet Seabed 2030, par le biais du programme Gebco. Toute contribution en matière de données bathymétriques est d'une importance vitale pour atteindre notre objectif.

Les consortiums internationaux de l'industrie et les États membres participent aussi au projet. En Europe, le réseau européen d'observation et de données marines (EMODNet) nous fournit des contributions. La France agit grâce au Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM) et à l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer).

Les zones ciblées prioritairement recouvrent principalement le Pacifique sud, l'océan austral, l'Arctique et l'Océan indien, dans sa partie australe - la disparition du vol de la Malaysian Airlines, il y a quelques années, a montré combien nous manquions de données concernant cette dernière zone. Nous disposons de données dans les zones côtières ou sur les plateaux continentaux, mais beaucoup moins dans les zones internationales et dans les eaux profondes.

Le soutien de l'Unesco se matérialise dans l'engagement des États membres de la COI, qui ont validé les objectifs de Seabed 2030 et qui contribuent à travers des programmes de recherche à alimenter le stock de données. L'OHI et la COI conduisent le programme Gebco et lui fournissent un soutien financier. Nous cherchons à développer la mobilisation des États, de l'industrie, du monde universitaire et des citoyens.

Au sommet de Brest, la directrice générale de l'Unesco s'est employée à porter au plus haut niveau politique nos ambitions en matière de cartographie. D'où son annonce qui avait pour but d'encourager les États et l'industrie à s'impliquer davantage. Des dons généreux de données nous ont permis d'atteindre un objectif de 20 % des fonds marins cartographiés. Nous ne pourrons réussir à couvrir les 80 % restants sans une mobilisation internationale à tous les niveaux.

Il nous reste l'équivalent de 200 années de données cartographiques à recueillir si nous nous en tenons au rythme actuel. D'où la nécessité d'accélérer.

La mobilisation de cinquante navires mis à disposition par les États, l'industrie et les organisations philanthropiques a été annoncée. C'est une manière de quantifier l'effort nécessaire à fournir d'ici à la fin de la décennie.

Sur la base des technologies actuelles, le coût probable pour atteindre l'objectif d'une cartographie complète atteindrait un montant de 5 milliards de dollars, ce qui représente un peu moins de deux missions vers la planète Mars ou la production de douze films hollywoodiens à gros budget. La communauté internationale doit donc prendre des mesures concrètes tant en matière de financement que de contribution aux missions de cartographie. L'annonce faite par l'Unesco s'inscrit dans la lignée de l'objectif du programme Seabed 2030 d'une cartographie complète des fonds marins.

Les données bathymétriques jouent un rôle essentiel dans la construction du jumeau numérique, concept développé lors du sommet de Brest, qui fonctionne comme un mécanisme d'intégration de différents types de données, grâce auquel on pourra accéder en temps réel à la visualisation des processus océanographiques, dans leur dimension écologique ainsi que du point de vue des activités anthropiques menées dans l'océan. Sans définition spatiale et détaillée de la morphologie des fonds marins, on ne pourra pas produire ce jumeau numérique.

Le projet Seabed 2030 définit des résolutions spatialement variables pour la cartographie mondiale, en fonction de la profondeur de l'océan. Pour les zones peu profondes, jusqu'à 1 500 mètres, nous visons des données d'une résolution de 100 mètres ; pour les profondeurs intermédiaires, de 1 500 mètres à 3 000 mètres, la résolution sera de 200 mètres ; enfin, au-delà de 3 000 mètres de profondeur, la résolution sera de 400 mètres à 800 mètres.

Le projet a pour tâche principale de produire une synthèse des données recueillies pour construire une carte mondiale cohérente, téléchargeable et accessible à tous gratuitement, de sorte qu'elle pourra être utilisée pour la science, la gestion et la préservation de la biodiversité.

En matière de transparence, les données synthétisées dans la carte Gebco sont entièrement accessibles et gratuites, de même que les données sous-jacentes, dans la mesure du possible.

Une quantité importante de données bathymétriques est déjà disponible dans le domaine privé. L'Unesco s'est rapprochée, dans le cadre de l'OHI et du projet Seabed 2030, d'un certain nombre d'opérateurs industriels détenteurs de ces données, comme les grandes sociétés pétrolières et gazières, les fournisseurs de câbles maritimes et de pipelines, les sociétés d'énergies renouvelables et d'exploitation, ainsi que les sociétés et bureaux d'études qui produisent des services auprès de ces acteurs.

Bien souvent, ces acteurs économiques entreprennent des explorations au sein de zones exclusives économiques (ZEE), qui sont généralement soumises à une licence gouvernementale excluant le partage des données. Il faut donc convaincre les gouvernements et les institutions nationales de faciliter la libération de ces données pour les mettre à la disposition de tous. Un groupe de travail incluant des représentants de l'industrie travaillera à encourager ce type de contribution dans le cadre de la Décennie de l'océan.

L'objectif de cartographie fixé par le Seabed 2030 n'a rien de nouveau. Il a été lancé en 2017 et a été validé par les États membres de la COI et de l'OHI. Il reste à résoudre la question de l'accès aux données et à encourager l'ensemble de la communauté internationale pour qu'elle contribue au recueil des données bathymétriques.

J'en viens à présent aux actions que mène l'Unesco en faveur de la protection des grands fonds marins.

Dans le cadre de la Commission océanographique internationale, nous développons depuis plus d'une dizaine d'années un inventaire de la biodiversité marine - le Système d'information sur la biodiversité des océans (OBIS). Il s'agit d'une base de données mondiale qui répertorie toutes les espèces marines connues à ce jour. Elle contient désormais 100 millions d'observations d'espèces marines et 180 millions de mesures. On compte environ 8,6 millions d'observations effectuées dans les zones situées au-delà de la juridiction nationale, qui représentent 27 000 espèces marines. La France contribue de manière importante à cette base de données, puisque trente institutions françaises y publient des données sur la biodiversité, alimentant ainsi 10 % de la base.

Cet inventaire devrait grandir, puisque l'on estime que 700 000 à 1 million d'espèces marines n'ont pas encore été découvertes.

La COI coordonne également le programme mondial d'observation des océans, en collaboration avec l'Organisation météorologique mondiale. Cette plateforme internationale dirige et soutient une communauté de programmes internationaux, nationaux et régionaux d'observation des océans. Elle se concentre principalement sur l'interaction entre l'océan et le climat, sur la santé des océans ainsi que sur le développement de la prévision et des services d'information.

Quant à la collaboration de la COI avec l'Autorité internationale des fonds marins, elle existe depuis plus de deux décennies. Cette autorité contribue activement au programme OBIS qu'elle a rejoint l'an dernier. Elle gère les données recueillies par les contractants miniers qui font de l'exploration en eaux profondes et les fournit à la base OBIS : depuis un an, 88 jeux de données ont ainsi été fournis, qui proviennent de treize entrepreneurs opérant à des profondeurs allant de 3 000 mètres jusqu'à 6 000 mètres, soit 10 % des données de la base concernant cette zone.

L'autorité a aussi mis en place un plan de recherche dans le cadre de la Décennie de l'océan, dont nous soutenons la mise en oeuvre.

Enfin, je souhaiterais éclairer d'un point de vue extérieur la stratégie française d'exploration des fonds marins. Le mandat de l'Unesco consiste à promouvoir une utilisation durable de l'océan et la protection des écosystèmes marins sur la base de la science.

L'une des priorités du plan français porte sur l'acquisition de connaissances sur les écosystèmes, ce qui implique notamment une amplification des travaux d'exploration en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, ainsi que dans des zones internationales.

Nous invitons la France à travailler en collaboration avec la communauté scientifique internationale pour renforcer les connaissances communes en contribuant aux grands programmes internationaux et pour consolider l'infrastructure de recherche et d'observation sur les grands fonds, qui reste lacunaire. En effet, le seul programme global d'observation de l'océan en zone profonde - le programme Argo - fonctionne grâce à plus de 5 000 bouées qui dérivent dans les océans pour collecter des données sur les paramètres physiques et chimiques, en descendant jusqu'à 2 000 mètres de profondeur, mais pas au-delà. Nous n'avons donc que peu d'information sur l'impact du changement climatique ou des activités humaines sur les écosystèmes en eaux profondes.

S'il fallait développer un cadre d'exploitation des ressources des grands fonds, il serait nécessaire de disposer d'une caractérisation détaillée de la physique, de la biochimie et de la biologie de ces zones, qui fournirait une ligne de base pour comprendre les changements liés à des processus globaux ou à des pressions anthropiques. Il faudrait également mettre en place un système rigoureux d'évaluation des impacts, avec un suivi et la mise en oeuvre du principe de précaution et de processus participatifs.

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