Intervention de Carine Tramier

Mission d'information Fonds marins — Réunion du 28 avril 2022 à 9h30
Audition de Mme Carine Tramier présidente du comité d'orientation de la recherche et de l'innovation de la filière des industriels de la mer corimer.

Carine Tramier, présidente du Comité d'orientation de la recherche et de l'innovation de la filière des industriels de la mer (Corimer) :

Nous vous remercions de votre invitation.

Je vais donc m'exprimer devant vous sur les grands fonds marins, à la suite, notamment, de Mme la ministre Annick Girardin et de MM. Thierry de la Burgade, secrétaire général de la mer adjoint, Nicolas Gorodetska, conseiller économie maritime et portuaire, et Xavier Grison, chargé de mission schéma directeur de la fonction garde-côtes et conseiller grands fonds marins, que vous avez précédemment auditionnés.

Mon propos liminaire portera essentiellement sur le thème des grands fonds marins et sur son articulation avec le Corimer. M. Merlin le complétera sur les aspects technologiques et sur la question des industries offshore de nouvelle génération.

Je suis sensible à l'intitulé de la mission, qui ne traite pas que des grands fonds. La stratégie France 2030 vise en effet tous les acteurs des fonds marins, aujourd'hui essentiellement impliqués sur le côtier ou sur l'offshore profond et qui ont le mérite d'être rentables sur un marché mature, avec une capacité à s'appuyer sur leurs acquis et sur leur expérience. En parallèle avec les protagonistes de l'innovation de rupture - pour communiquer ou résister à des pressions très élevées -, ce sont eux qui permettront la création d'un écosystème industrie-services, cette complémentarité entre recherche fondamentale et industriels des fonds marins permettant à terme d'identifier et de mettre en service des pépites pérennes sur le plan économique.

L'enjeu pour cette filière des industries de la mer, c'est le développement continu d'une politique industrielle d'excellence qui va s'appuyer sur les territoires, notamment sur les PME et TPE, assurant ainsi une autonomie stratégique et une certaine souveraineté économique au pays. La composante maritime a été mise à l'honneur lors du One Ocean Summit, mais il faut désormais aller au-delà des effets d'annonce et donner des moyens aux industriels de la mer de se développer, à l'exemple de ce qui a été fait pour le nucléaire ou l'hydrogène.

Il faut aller plus loin dans le mix énergétique avec l'éolien flottant, encourager les bateaux et les ports « zéro émission » et simplifier le cadre réglementaire pour favoriser l'entrepreneuriat.

Les conclusions du dernier Comité interministériel de la mer (CIMer) ouvrent d'amples perspectives, tout particulièrement s'agissant des grands fonds marins, qui méritent la même considération que le spatial en son temps. Les capacités opérationnelles de la France en recherche, en innovation, en ingénierie et en fabrication nous permettent de nous lancer dans l'exploration. Ne laissons pas passer cette occasion. Le sujet de la commande publique est au coeur des débats.

Vos questions s'articulent autour de plusieurs grands thèmes : les grands fonds marins ; l'appel à manifestation d'intérêt (AMI) lancé par le Corimer ; la notion d'indépendance ; l'exploitation.

Le comité ministériel de pilotage (CMP) de l'objectif 10 « grands fonds marins » du plan France 2030 a défini les actions associées aux stratégies de développement dans ce domaine : feuille de route, puis cahier des charges des appels à projets, puis appels d'offres pour commande publique.

Il convient de fournir les moyens matériels et humains, par le biais de la formation, des moyens qui soient durables, pour l'exploration à grande échelle des grands fonds marins - robotisation, autonomisation - et d'assurer à la France, deuxième puissance maritime, le leadership dans ce domaine très spécifique.

Il faut également s'assurer que les 300 millions d'euros alloués dans le cadre de France 2030 serviront le triptyque : éviter, réduire et compenser.

Le double objectif, c'est l'exploration pour recueillir des données sur un écosystème qui nous est encore largement inconnu et le développement d'innovations, y compris avec des applications dans le domaine de la santé, dans le domaine des process industriels - par exemple le biomimétisme.

L'aspect minier de la question, à ce stade, n'entre pas en ligne de compte dans le plan France 2030.

Le CIMer 2021 actait qu'un démonstrateur serait développé pour tester l'impact et la faisabilité d'une exploitation minière, tandis que France 2030 ambitionne d'évaluer cet impact potentiel avant de passer à une hypothétique phase d'exploitation.

Le CMP permet d'avoir une vision élargie, puisqu'il rassemble de nombreux acteurs provenant d'horizons différents : Corimer, donc, mais également Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM), Direction générale de l'armement (DGA), Secrétariat général pour l'investissement (SGPI), ministère des armées. Nous pouvons donc ouvertement confronter nos expériences et nos idées pour parvenir aux objectifs définis.

Nous sommes plutôt actifs ! Après la réunion de lancement, le 23 février, nous nous sommes retrouvés le 2 mars, puis le 8 avril. Nous nous revoyons le 5 mai.

Nous avons passé en revue la feuille de route provisoire qu'avait soumise le Secrétariat général de la mer, en vue du CIMer 2022, en proposant des positionnements sur la « cartographie » des dispositifs les plus adaptés - marchés publics versus AMI. De même, nous avons formulé des recommandations fonctionnelles. Nous avons noté qu'il manquait un volet « compétences », incluant l'attractivité et la formation, lequel a été depuis lors ajouté.

Cette proposition de feuille de route sera normalement finalisée en mai. Suivra la rédaction du cahier des charges.

C'est maintenant que se concrétise la dimension d'accompagnement du comité ministériel de pilotage sur les objectifs et les missions retenues lors du CIMer 2022. Il y a eu un arbitrage ministériel, par ailleurs il ne fallait pas dépenser dès les premières missions les 300 millions d'euros alloués, et donc quatre missions ont été retenues : cartographie des zones de contrat entre l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM) et la France ; planeur sous-marin profond ; drone sous-marin (AUV) profond ; robot de profondeur (ROV) pour l'observation précise de zones d'intérêt.

Il y a une réelle volonté de ne pas prendre de retard mais nous nous inscrivons néanmoins dans le temps long. L'idée, c'est de rendre l'exploration abordable financièrement, mais également possible sur le plan technique.

Le CMP a vocation à accompagner ces stratégies, non pas simplement à les appliquer les yeux fermés. Nous voulons utiliser les outils disponibles, faire « complémentaire », faire « modulaire » pour aller sur des missions différentes, croire au potentiel de croissance plus qu'à l'optimisation. Les industriels sont rompus à cet exercice.

Nous travaillons sur la cartographie « en meute », avec un parallèle avec les drones aériens, pour recueillir et utiliser des données dans des délais raisonnables ; sur la fourniture de services ; sur le traitement de données ; sur la conjugaison entre l'incrémental et la rupture en innovation.

Pour les moyens matériels, nous raisonnons de manière globale : outre l'engin, il faut prendre en compte la mousse, les batteries, la connectique, les capteurs, etc.

Ce modèle industriel et technologique regrouperait l'ensemble des industries nationales pour assurer la fameuse souveraineté économique dans le domaine des grands fonds marins.

Nous mettons également l'accent sur la formation et la communication - il faut saluer à cet égard l'Académie de marine et le cluster maritime français -, ainsi que sur l'attractivité du secteur y compris pour les femmes, pour les jeunes, et pour encourager la reconversion.

Le plan France 2030 permet de transférer une partie des actions sur les industriels fédérés par le Corimer. C'est un accompagnement amont de la filière exploration par les pouvoirs publics pour faire face à la compétition mondiale, avec une prise de relais par les industriels pour déployer les mesures qui assureront notre compétitivité sur le long terme.

Outre les Américains et les Chinois, les Indiens, les Japonais, les Norvégiens, les Portugais ne nous attendront pas.

Dans son rapport au secrétaire général de la mer, Jean-Louis Levet cible l'exploration, avec en ligne de mire l'exploitation des ressources minérales. France 2030 vise au contraire la connaissance de la faune, de la flore, de l'écosystème et, plus largement, de la colonne d'eau avant une éventuelle exploitation durable. Il convient d'identifier et d'évaluer les impacts environnementaux liés aux activités humaines au travers des quatre missions évoquées précédemment.

Ces deux stratégies se complètent parfaitement. Ainsi, le programme d'équipements de recherche sur la connaissance des grands fonds marins (PEPR), correspondant au premier projet préconisé par M. Levet, est disjoint des quatre missions, mais les conclusions des quatre missions alimenteront ce PEPR.

Quant au deuxième projet préconisé par M. Levet, s'agissant des campagnes d'exploration des zones AIFM françaises, correspondant à la mission n°1 annoncée au CIMer, France 2030 permettra de valider techniquement et industriellement un AUV français à grande profondeur, et d'en sécuriser le financement.

J'en viens à l'articulation autour du Corimer. Le principe fondateur du Corimer est de repenser la recherche et l'innovation via des feuilles de route, avec une double mission : une réflexion stratégique d'un côté et une orientation des projets. C'est donc bien un lieu de co-construction entre l'État et les filières pour définir, orienter et soutenir la recherche, le développement et l'innovation dans la filière, avec un effet intégrateur sur le long terme.

La feuille de route n°4 de la filière propose des solutions technologiques non seulement pour l'exploration, mais également pour l'exploitation durable - c'est là qu'il y a un léger écart avec France 2030. Cette feuille de route porte sur les énergies marines renouvelables, la production d'hydrogène en mer, la capture de CO2 ou autre solution de décarbonation.

Le Corimer a été critiqué mais nous prenons en compte le retour d'expérience dont nous bénéficions depuis 2018. Les besoins de la filière sont donc pris en compte dans l'élaboration des dispositifs publics de soutien à l'innovation. La feuille de route n° 4, qui a servi de base à l'AMI Corimer, continuera, une fois révisée, à servir de base aux futurs AMI Corimer.

Le Corimer aura un rôle à jouer dans le futur AMI consacré aux technologies liées aux grands fonds marins. Nous pouvons intervenir sur les leviers de France 2030 en tant que soutien à l'industrialisation, à l'outil de production, à l'innovation de rupture et à la défense de la commande publique. Il tient sa légitimité de la présence dans la filière des experts des feuilles de route. La feuille de route n°4 implique France Énergies marines, l'Ifremer et Evolen. Pour l'évaluation, il existe un jury d'experts externes constitué par Bpifrance après consultation des ministères de la filière. Le Corimer a proposé six noms, pour dix personnes au total. Les conclusions du CMP seront intégralement prises en compte par le groupe de travail qui sera constitué, au niveau de la filière, sur la question des grands fonds marins.

Le Corimer est un facilitateur, un accélérateur, pas un frein. C'est dans cet esprit qu'il joue un rôle de porte d'entrée unique dans les dispositifs de soutien à l'innovation, en concertation avec le SGPI dans le cadre de France 2030, et je crois qu'il joue ce rôle correctement. Il soulage les porteurs de projets de la dimension administrative de ces derniers. Les délais d'instruction de l'AMI Corimer ont été portés cette année à deux mois contre six pour des projets comme i-Démo. La portabilité des dossiers facilite aussi les choses.

Nos moyens d'action sont variés. Avant soumission des dossiers de l'AMI, nous faisons appel au comité recherche et développement de la filière, nous avons organisé un webinaire conjointement avec Bpifrance et la direction générale des entreprises. Rappel régulier des points d'attention, foire aux questions, B to B... Nous avons moyen d'être visible et d'aider avant soumission des dossiers.

Après la clôture des dossiers, nous travaillons plutôt, en lien avec les opérateurs du PIA, sur l'orientation des projets présélectionnés vers les dispositifs de financement les plus appropriés. La partie étatique du Corimer internalise la complexité de l'exercice, elle oriente les projets en fonction des thèmes et répartit la charge de travail entre les différents opérateurs.

En ce qui concerne les grands fonds marins, trois projets « espaces sous-marins » ont été soumis au dernier AMI Corimer, dont deux visant l'exploration/exploitation et un seul admissible : sur les trois projets, l'un se situait en dessous du seuil d'acceptation du Corimer, qui varie selon le type de société et le nombre de sociétés concernées, un autre était incomplet. Le projet retenu traite essentiellement de l'exploitation, pas nécessairement exclusivement pour les grands fonds marins. Je ne peux pas vous en dire davantage parce que le porteur du projet souhaite que les données en restent confidentielles.

En ce qui concerne les critères d'admissibilité par Bpifrance, je rappelle qu'un projet collaboratif, c'est-à-dire regroupant plusieurs sociétés, doit être supérieur à 4 millions d'euros et que les projets individuels doivent être supérieurs à une certaine somme comprise entre 2 et 4 millions d'euros selon le type de la société. Les autres critères sont le caractère innovant, les impacts sociaux et économiques en France, la gouvernance du consortium, sa capacité à porter de tels projets, la pertinence du modèle d'affaires, le plan de financement, etc. Il faut un « retour » industriel en France. Les consortiums doivent regrouper des partenaires appartenant aux secteurs de l'industrie et de la recherche. Le projet doit être porté par une entreprise unique immatriculée en France. Tout projet entraînant un quelconque préjudice environnemental, de quelque ordre qu'il soit, est exclu.

Par ailleurs, il existe des critères propres à France 2030 : 50 % des crédits doivent être consacrés à la décarbonation, 50 % du plan doit aller à des acteurs émergents, la prise de risque est encouragée et les échecs acceptés, ce qui est très important en termes d'état d'esprit - il ne faut pas hésiter à oser ! Enfin, les investissements doivent aller à l'innovation et à l'industrialisation. Il faut ajouter que les enveloppes évolueront en fonction des besoins, mais il revient au SGPI de s'exprimer sur ce sujet.

Vous l'aurez compris, cet AMI traite de la phase amont et du soutien à l'offre, mais les appels à projets et les AMI ne sont pas toujours parfaitement adaptés, parce que, quand on parle des grands fonds marins, la plupart des technologies existent déjà - il n'y a pas véritablement besoin de technologies de rupture dans ce domaine. Ce sont les essais à la mer qui nous manquent pour valider les investissements déjà réalisés par les industriels. C'est là que le recours privilégié à la commande publique prend tout son sens : celle-ci permet de concrétiser le marché et de laisser entrevoir aux industriels un retour sur investissement. En l'occurrence, les appels d'offres soutiennent la demande, tout en offrant une visibilité aux industriels.

En ce qui concerne l'enveloppe financière de l'AMI, un chiffre de 60 millions d'euros est parfois évoqué, mais il résulte simplement de l'annonce, lors d'une réunion de travail, de la volonté de doubler chaque année le nombre de projets. Il ne s'agit donc réellement ni d'une enveloppe ni d'un plafond. On peut d'ailleurs espérer que nous aurons suscité tellement de vocations que nous dépasserons les 60 millions d'euros...

En tout cas, la qualité des vingt et un dossiers admissibles et le fait que plusieurs d'entre eux dépassent les 10 millions d'euros laissent penser que l'objectif de 60 millions sera atteint. Je rappelle qu'en 2020 quatorze projets ont été soumis et huit ont été déclarés admissibles ; la progression est donc très importante.

Dans les questions que vous nous avez adressées, vous mentionnez le chiffre de 62 millions d'euros : il s'agit d'une estimation de l'investissement total mobilisé sur les projets en question. L'apport public s'élève quant à lui à 33 millions, soit un rapport de un à deux.

L'AMI Corimer vise un objectif de mutualisation et est abondé par différents budgets. Les aides consenties viennent en plus des autres enveloppes disponibles, notamment France 2030 et le programme d'investissement d'avenir i-Démo. L'État décidera de l'orientation vers i-Démo, vers France 2030... mais une part importante des financements en faveur des grands fonds marins viendra émarger sur un budget dédié.

Dans votre questionnaire, vous évoquez aussi la mission confiée à M. Philippe Varin sur la sécurisation de l'approvisionnement de l'industrie française en matières premières minérales. Je partage le point de vue selon lequel il est important de créer les conditions de la mise en place de filières d'excellence sur toute la chaîne de valeur. J'ajoute, même si je ne suis pas une spécialiste de ces questions, que la France dispose d'industriels reconnus en termes d'exploration des grands fonds, que ce soit pour les plateformes, les engins sous-marins, les équipements et les charges utiles embarqués, les communications pour le contrôle et la commande des engins, le positionnement dynamique, les capteurs, etc. Il convient cependant de fournir aux industriels les moyens dont ils ont besoin.

Autre vecteur de souveraineté, les normes et les standards. Il est urgent que la France s'impose en la matière pour pouvoir peser sur les règles internationales, celles définies par l'AIFM, et ne pas laisser la place à des pays comme la Chine pour lesquels la protection de l'environnement n'a pas la même priorité que chez nous...

Les deux missions du Corimer font écho à l'ensemble de ces préoccupations : fixer des feuilles de route technologiques et identifier les projets qui répondent aux enjeux.

Pour élargir notre sujet et faire écho à votre audition précédente, il n'est pas du tout certain que les besoins identifiés aujourd'hui correspondent à la réalité de 2050, notamment du fait des progrès technologiques ou des considérations écologiques, par exemple en termes de stockage de CO2. Nous n'aurons peut-être plus autant besoin des métaux rares, comme le lithium, dont nous sommes tant avides aujourd'hui. Un article a été récemment publié par l'Université du Michigan pour comparer les batteries lithium-soufre aux batteries lithium-ion : les premières seraient nettement plus écologiques et puissantes que les secondes. De nombreuses pistes peuvent donc être explorées pour réduire notre dépendance et je suis certaine que nos chercheurs et nos industriels seront capables de relever ce défi.

Enfin, il faut souligner que tous les pays disposant d'une façade maritime ont mis en place des dispositifs de soutien à l'innovation et des politiques publiques d'accompagnement dans le domaine maritime. Nous pouvons espérer que l'intérêt du dialogue entre l'État et les industriels soit universellement reconnu et que la logique défendue par le Corimer prévale.

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