Oui, celui de la commission arbitrale : les États se trouveraient relégués derrière la primauté accordée aux acteurs privés. La question des données est également essentielle ; les États-Unis veulent se servir du TIPP pour contourner les initiatives de la Commission européenne et le projet de règlement sur la protection des données personnelles. Ce qu'ils recherchent, c'est la dérégulation.
Pour y faire contrefeu, il importe de réaffirmer à l'échelle mondiale le principe de neutralité de l'Internet, comme l'avait demandé le Conseil national du numérique dans un avis rendu en mars 2013 et comme vient de le réaffirmer le Parlement européen au début de ce mois. Si ce principe fondateur était remis en cause, ainsi que le laissent craindre les signaux que l'on perçoit outre-Atlantique, l'innovation en pâtirait, les gros acteurs prenant le pas sur les petits, et l'industrie européenne en particulier, puisqu'en l'état des forces sur le marché, les principaux bénéficiaires d'une telle remise en cause seront nord-américains. À nous, Européens, de défendre haut et fort le principe de neutralité du net dans un cadre mondial, dès le NetMundial de Sao Paulo.
Les acteurs européens gagneraient également à investir davantage les espaces où se construisent les normes et les protocoles de demain, dans lesquels ils sont sous-représentés. J'ajoute que c'est dans des domaines nouveaux comme l'Internet des objets ou de la ville intelligente que se construisent les standards de demain : en l'absence d'espace de gouvernance, ce sont les entreprises américaines qui tirent le processus. Si bien que l'on risque de voir disparaître les standards ouverts, interopérables, qui ont présidé à la création de l'Internet et fait la philosophie originaire du web, qui mérite d'être préservée.
Dans le monde numérique, un mouvement de concentration oligopolistique opère sous nos yeux, auquel il s'agit de résister. Internet et le web ont été imaginés par leurs concepteurs initiaux comme des espaces distribués permettant au plus grand nombre de créer, d'innover. Cette vision s'atrophie à mesure que le jeu se concentre autour de quelques plates-formes caractérisées par leurs marchés bifaces, voire multifaces dans le cas de Google qui étend son emprise bien au-delà de ses métiers initiaux. Face à cela, nous devons promouvoir, au même titre que la neutralité des réseaux, une forme de neutralité des plates-formes sans laquelle les utilisateurs se retrouveront piégés par quelques acteurs surpuissants qui ne leur laisseront d'autre choix que de préempter leurs traces et leurs données personnelles. Le Conseil national du numérique a été saisi de ce sujet, sur lequel il remettra prochainement des recommandations.
Le rôle de l'OCDE, enfin, institution qui a le pouvoir d'aborder la question fondamentale de la fiscalité numérique, ne doit pas être négligé. Notre fiscalité internationale, imaginée à l'ère industrielle, est désormais inadaptée puisqu'elle laisse, en toute légalité, une part majeure de la richesse créée par les acteurs du numérique échapper à la logique redistributive. L'optimisation fiscale, par laquelle une part essentielle de l'économie, qui ne fera que croître, échappe à l'impôt, outre qu'elle est injuste pour les autres acteurs de l'économie, sape radicalement l'instrument majeur de l'action publique. Laisser faire, c'est sacrifier au modèle du toujours moins d'État au lieu d'aller vers celui du mieux d'État. L'OCDE a commencé à s'emparer du sujet ; l'Europe doit s'y montrer une force de proposition. La gouvernance de l'Internet passe aussi par la fiscalité.
Le deuxième axe stratégique porte sur les enjeux culturels, au sens fort, en tant qu'ils engagent des questions de civilisation. Le numérique tel qu'il s'est déployé à travers les réseaux, est, historiquement, un vecteur de diversité culturelle et de créativité. Étant inscriptible, modifiable, contributif, le web est le produit de ce que l'on a appelé des « proams » ; il participe à faire tomber la séparation historique entre producteur et consommateur, entre le créateur et son public, entre professionnel et amateur. Contrairement à l'ère prénumérique où ce que l'on a coutume d'appeler le soft power était en grande partie entre les mains des médias traditionnels et de l'industrie culturelle, tout un chacun peut aujourd'hui, sous condition d'équipement et d'accès au réseau, façonner les créations et les savoirs mondiaux, en écrivant, publiant, partageant, faisant circuler, produisant des contenus, des informations, des données.
Cette capacité contributive distribuée est un facteur clé de la créativité et de la diversité culturelle de nos sociétés. Il n'est que d'observer le déclin de la part de l'anglais sur la toile au profit des autres langues ou l'explosion des blogs, des conversations informelles sur les réseaux sociaux, des sites contributifs, pour s'en convaincre.
Plus encore, le numérique participe de la construction de nouveaux « Communs », à l'image des biens communaux qui marquèrent notre paysage entre le XIIème et le XVIIIème siècle, c'est-à-dire de ressources qui ne sont gérées ni par le marché et les droits de propriété classiques ni par la puissance publique, mais par des communautés auto-organisées autour de logiques de partage. Je pense bien entendu au logiciel libre, mais aussi à des sites contributifs comme Wikipedia ou OpenStreetMap, à des outils de vigilance citoyenne mondiale comme Ushahidi ou Safecast.
Ces espaces de Communs dans lesquels se pratiquent des échanges non marchands sont essentiels à notre diversité culturelle et répondent, par l'innovation sociale, à des problèmes sociétaux auxquels ni le marché ni la puissance publique ne savent apporter de solution. Les Communs ne s'opposent pas aux marchés mais les complètent ; ce sont des gisements de savoirs, de créativité dans lesquels tout le monde, y compris les acteurs publics et les entreprises, peuvent puiser.
Face à la tendance idéologique dominante qui tend à tout faire rentrer dans le marché, c'est une sphère que nous devons protéger en réaffirmant le principe de neutralité du net, garant de la liberté d'expression.
De ce point de vue, le droit d'auteur mériterait d'être réformé, pour que soient reconnues les productions de ces « proams », ces amateurs créateurs, et recherchées des pistes de financement. Des voies existent, mais qui supposent de secouer le joug idéologique où nous enferme le droit de la propriété intellectuelle, forgé par les acteurs de l'industrie culturelle prénumérique qui cherchent à se protéger à tout prix.