Je voudrais tout d'abord vous remercier de l'honneur que vous m'avez fait en m'auditionnant, et ce au tout début de votre mission. J'ajoute que je m'exprimerai en mon nom personnel, et non, bien sûr, au nom du ministère des affaires étrangères, dont vous aurez l'occasion d'entendre les représentants.
Je tiens ensuite à vous dire combien je me réjouis du choix qui a été le vôtre de vous intéresser à un sujet qui répond à la nécessité, urgente, d'une prise de conscience d'un phénomène dont on n'a pas encore mesuré l'ampleur.
Avant de vous proposer d'entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de dire deux mots de la genèse de mon propre intérêt pour cette question. L'élément déclencheur en a été un cours sur la diplomatie culturelle que j'ai enseignée au premier semestre de l'année écoulée aux étudiants en master de relations internationales à Sciences Po. En m'intéressant de près aux actions d'autres États, et notamment de la Chine, sur ce terrain, j'ai été amené à constater un activisme véritablement offensif de ces acteurs sur tous les terrains qui relèvent de ce qu'on appelle communément le soft power ou, dans une terminologie française, de l'influence.
Cette démarche m'a conduit à identifier un ensemble d'agissements d'un certain nombre d'États autoritaires qui, pris ensemble, dessinent de véritables stratégies au service d'objectifs précis, des stratégies déployées avec des moyens considérables. Elles me paraissent problématiques pour nous, et, dans ce « nous », j'inclus non seulement la France, mais l'ensemble des démocraties libérales. On y trouve des pratiques de désinformation, de propagande, de manipulation, d'intimidation, de censure, d'entrisme etc. Sur l'ensemble de ce spectre, quatre États se distinguent particulièrement : la Chine, la Russie, la Turquie et l'Iran, mais ils combinent de façons différentes ces outils.
Toutes les recherches que j'ai pu conduire l'ont été à partir de sources ouvertes. Ensuite, bien que ces actions soient souvent corrélées entre elles, je m'imposerai de circonscrire mon propos liminaire au champ de l'influence étatique dans le monde académique. Je me propose de nous intéresser dans un premier temps aux outils et modalités d'intervention, et, dans un second temps, aux mesures défensives qu'il est possible d'envisager.
Les outils et modalités sont de plusieurs natures. Je les évoquerai en partant des plus communs pour aller jusqu'aux plus offensifs.
La première modalité d'intervention est la « diplomatie culturelle ». L'emblème en est, dans le cas de la Chine, le réseau des instituts Confucius, déployés à partir de 2004, soit sous la forme de l'intégration dans un établissement d'enseignement supérieur, soit sous la forme plus légère de la « classe Confucius », insérée dans un établissement d'enseignement secondaire. En 2018, 548 instituts Confucius opéraient dans le monde, dans 146 pays, de même que 1 200 classes. Leur objectif affiché de « faire connaître la langue et la culture chinoises » est similaire à celui des diplomaties culturelles de tous les États, qu'ils soient autoritaires ou démocratiques.
Ce qui en revanche distingue la diplomatie culturelle chinoise de celle des régimes démocratiques est la nature même de la mission, telle qu'elle a été avouée par le président de la Commission de propagande du Parti communiste chinois, qui voyait dans les instituts Confucius « une partie importante de l'appareil de propagande à l'étranger de la Chine ». Ou, plus explicite encore, cet aveu d'un haut cadre du parti, directeur général de Radio Chine internationale : « nous devons discrètement planter les graines de notre idéologie à l'étranger, (...) faire bon usage de notre culture traditionnelle pour emballer notre idéologie socialiste ».
Cette stratégie « discrète » s'est heurtée à une pierre d'achoppement dans plusieurs pays, les universités d'accueil ayant fini par voir clair dans ce jeu. Parmi les premières à se manifester, l'université de Lyon a rejeté la demande de l'institut Confucius qu'elle hébergeait d'être intégré à ses programmes d'enseignement et de recherche, ce qui a conduit à sa fermeture en 2013. Une décision similaire a été prise par de nombreuses universités américaines, avec en tout 85 instituts fermés, pour des raisons de liberté académique, mais aussi en raison des mesures prises par l'administration Trump pour décourager les universités de poursuivre de tels partenariats. La Suède les a fermés, et les deux « universités libres » de Bruxelles ont également mis fin à leurs contrats. En Allemagne aussi, où deux universités ont fermé leurs instituts, les relations idylliques des premières années se sont dégradées. Partout, ces démarches ont été entreprises sous la pression d'un corps enseignant inquiet des atteintes aux libertés académiques.
La deuxième modalité est celle des relations - directes ou obliques - avec les universités. Le risque de compromission ne se limite pas aux instituts Confucius, mais peut revêtir des formes plus insidieuses lorsque des entités proches du pouvoir autoritaire se rapprochent de structures prestigieuses, qu'il s'agisse d'universités ou de think-tanks. C'est ainsi que l'université de Cambridge s'est retrouvée sous le feu de la critique pour avoir endossé un rapport sur la réforme de la gouvernance mondiale des communications presque intégralement financé par Huawei, et qui présentait cette entreprise sous un jour très favorable.
C'est ainsi également que la China-US Exchange Foundation (CUSEF), une fondation privée de Hong Kong, mais liée au « Front uni » de Pékin, une émanation du Parti communiste chinois, a financé des chaires dans des universités américaines - notamment l'université Johns Hopkins et plus particulièrement son école de relations internationales, la School of advanced international studies (SAIS), mais aussi des think-tanks renommés, comme l'Atlantic Council.
Mais un levier plus préoccupant est celui de la dépendance de certaines universités vis-à-vis des étudiants : avec quelque 700 000 étudiants en 2019, dont plus de la moitié aux États-Unis, la Chine est le premier pays de provenance des étudiants internationaux dans le monde. Si en Europe, ils ne forment que 11 % de l'ensemble des étudiants étrangers, ils sont 120 000 au Royaume-Uni, soit le tiers des étudiants étrangers hors Union européenne, et apportent à l'économie britannique près de 4 milliards de livres. Leur concentration dans certains établissements, y compris au sein de l'Union européenne, peut créer une dépendance, qui a, par exemple, amené l'University College de Dublin à accommoder ses directives relatives à la liberté académique pour proposer des interprétations prétendument plus acceptables pour les étudiants chinois.
Ces étudiants forment, pour agir dans le milieu universitaire d'accueil, une masse de manoeuvre potentielle à laquelle le « Front uni » a pour mandat de s'intéresser. Ils sont enrôlés dans les « associations d'étudiants et enseignants chinois » créées un peu partout, qui opèrent sous la supervision des ambassades et consulats, et sont invités à défendre sur les campus une certaine image de la Chine ou à dissuader la tenue des événements et des débats sur des sujets jugés sensibles par le Parti, avec, pour les réfractaires, des pressions sur les familles restées au pays.
La multiplication de ces intrusions a revêtu des formes suffisamment graves pour amener le gouvernement australien, dès 2019, à émettre des directives visant à préserver les universités des interférences étrangères. L'an dernier, nombre d'universités anglo-saxonnes ont choisi de protéger, en rendant anonymes leurs travaux, les étudiants chinois et ceux originaires de Hong Kong contre les lois chinoises à portée extraterritoriale sanctionnant pénalement l'expression publique à l'étranger. L'entreprise Zoom a dû admettre, en juin 2020, avoir supprimé des conférences à la demande des autorités chinoises, qui les jugeaient illégales.
La Chine ne se contente d'ailleurs pas d'envoyer ses étudiants à l'étranger, elle y dépêche ses universités. C'est ainsi que l'université Fudan de Shanghai, une des plus prestigieuses du pays, a finalisé, en avril 2021, un accord avec le gouvernement hongrois, aux termes duquel elle devrait ouvrir en 2024, à Budapest, un campus destiné à accueillir de 6 000 à 8 000 étudiants.
La troisième modalité est l'interdépendance tissée dans la recherche. Dans le prolongement de son empreinte sur le terrain de l'enseignement supérieur, la Chine a massivement investi le terrain de la recherche, et a notamment tissé un réseau de coopérations avec les grands pays scientifiques, les États-Unis au premier chef, mais aussi les Européens. Le Royaume-Uni est l'un d'eux, et un rapport de mars 2021 du King's College et de la Harvard Kennedy School, intitulé The China question, vient de mettre en lumière le niveau de dépendance croisée qui en résulte. La Chine est devenue le second partenaire, après les États-Unis, de la Grande-Bretagne par le nombre d'articles scientifiques cosignés par des chercheurs des deux pays, principalement dans le domaine de la technologie. Ce même rapport souligne l'impossibilité d'un « découplage » sur ce terrain d'avec la Chine, mais pose la question de l'équilibre des bénéfices qu'en tire chaque partie, car la relation semble asymétrique. Les arguments souvent entendus renvoient à la loi chinoise de 2017 sur le renseignement national, qui autorise les services concernés à obliger les organisations comme les individus à leur apporter leurs concours. Les menaces sur les libertés académiques sont également fréquemment invoquées.
Même lorsque les domaines sont hors du champ de la sécurité, la multiplication des liens et des projets de recherche conjoints a créé une interpénétration propice à la manipulation politique. Le champ des sciences sociales, le plus susceptible de traiter de questions jugées sensibles par les régimes autoritaires, est ainsi particulièrement exposé. « Les ordres du jour des événements sont souvent lourdement influencés par les intérêts des régimes autoritaires », note un autre rapport, Risky Business, Rethinking research cooperation and exchange with non democracies, rédigé par Asena Baykal et Thorsten Benner : « dans le cas de la Chine, cette assertivité dans l'élaboration des ordres du jour est extrêmement systématique. Les autorités poussent les universitaires à prendre l'initiative (...) et leurs partenaires des démocraties leur laissent souvent le champ libre, leur permettant ainsi de dicter le narratif du projet conjoint. La partie chinoise tente souvent, dans les colloques scientifiques conjoints, de prendre le contrôle de l'ordre du jour, de la liste des participants et de ce qui est écrit. »
En aval de la production scientifique, le secteur de l'édition, surtout lorsqu'il est dépendant du marché chinois, est également exposé aux pressions. Celles-ci avaient conduit, en 2017, Cambridge University Press à censurer 315 articles de la version chinoise de China Quarterly, avant de devoir reculer devant le scandale déclenché. Confronté à une situation analogue, l'éditeur Springer Nature s'est en revanche plié aux exigences de Pékin et ne s'est pas rétracté.
Récemment, le portail Cairn, qui diffuse en ligne les articles de revues françaises en sciences humaines et sociales, a été l'objet d'une demande d'une université chinoise de retirer de son catalogue le numéro de décembre 2020 de la revue Esprit, entièrement consacré à la Chine, au motif que le sujet était « sensible ». Cairn s'y est refusé.
Enfin, quatrième modalité, la pression, la répression et l'intimidation. Alors que pour les trois premières modalités, les trois autres États autoritaires mentionnés - Russie, Turquie, Iran - sont quasiment absents, ils ont également mis en place l'arsenal des mesures déployées par les régimes autoritaires pour intimider, dissuader ou punir les chercheurs, nationaux comme étrangers, résidant sur leurs territoires. Quant aux chercheurs étrangers, les motifs comme les options abondent. On peut citer les poursuites judiciaires devant des tribunaux étrangers : poursuites de Huawei contre Valérie Niquet, de Russia Today contre les auteurs d'un rapport conjoint du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire du ministère des Armées (IRSEM), ou encore les poursuites contre Cécile Vaissié, auteure des Réseaux du Kremlin en France. On peut mentionner aussi le refus de visa et d'accès aux terrains de recherche : l'historien Nicolas Werth, spécialiste de l'époque soviétique, est ainsi, par exemple, persona non grata en Russie...