Intervention de Pierre Bühler

Mission d'information Influences étatiques extra-européennes — Réunion du 13 juillet 2021 à 15h00
Audition de M. Pierre Buhler ancien ambassadeur ancien président de l'institut français

Pierre Bühler, ancien ambassadeur, ancien président de l'Institut français :

On peut aussi évoquer les sanctions ciblées, à l'image des sanctions prononcées en mars 2021 par la Chine contre deux chercheurs et l'Institut allemand Mercator institute for China studies (MERICS), les attaques ad hominem, dont nous avons eu une belle illustration il y a quelques mois avec l'ambassade de Chine en France, et les représailles, qui vont jusqu'à l'arrestation ou les condamnations sous les prétextes les plus variés - c'est ce qu'on appelle les « otages académiques », comme les chercheurs Roland Marchal et Fariba Adelkhah, arrêtés en Iran en 2019.

Si ces derniers cas sont peu nombreux, le risque de leur occurrence a une vocation dissuasive vis-à-vis de nombreux chercheurs amenés à traiter de sujets « sensibles » : l'incrimination d'« insulte à la nation turque » introduite par la Turquie dans son code pénal permet, par exemple, de décourager la recherche, dans le pays, sur les droits des minorités ou le génocide arménien.

Alors quelles mesures prendre pour nous protéger ? Tout d'abord, un paradoxe mérite d'être relevé, celui de la dissymétrie fondamentale des situations entre, d'un côté, la liberté d'accès et la transparence - qui ouvrent les portes de l'influence sur le terrain académique, dans l'enseignement et la recherche -, et, d'un autre côté, l'opacité, les manoeuvres, les intimidations, avec l'appui d'un énorme appareil de contrôle politique. Ironiquement, l'état de droit permet à des régimes autoritaires de procéder à des harcèlements judiciaires dans les États démocratiques pour tenter de museler des voix trop critiques. Il ne peut évidemment être question, pour les démocraties libérales, de développer une posture offensive de même nature, en se situant sur le même terrain, en usant des mêmes armes, en employant les mêmes méthodes, aux antipodes de leurs principes et de leurs valeurs.

Pour concevoir la bonne réponse à ces agissements, il faut évaluer le niveau de la menace qu'ils représentent. Autant les opérations de propagande des régimes à l'intention de nos opinions publiques sont dépourvues de conséquences dommageables, autant les actions de désinformation, de manipulation de l'information, d'immixtion dans les processus électoraux menacent de corrosion la fabrique sociale des démocraties. Tel est le cas également des atteintes aux libertés académiques, qui sont un des fondements de la liberté. L'intégrité de la recherche, de l'enseignement, ne saurait être mise en cause par aucune entité étatique étrangère, et il est de la responsabilité de l'État d'assurer cette protection. Et ce d'autant plus que ces menées ont valeur de test de fermeté, et que toute passivité, toute indifférence constitue une invitation à les poursuivre et à les renforcer.

Devant la montée de la pression et les alarmes des communautés académiques, différentes autorités politiques ou académiques se sont saisies du sujet dans l'ensemble du monde occidental, multipliant les chartes, les directives et les guides de bonnes pratiques. Ces recommandations ont le mérite d'exister, mais leur mise en oeuvre laisse à désirer. Le niveau de vigilance des établissements d'enseignement supérieur doit manifestement être relevé, et je voudrais saluer à cet égard la démarche entreprise par votre mission, qui, en les alertant sur les risques auxquels ils s'exposent, peut grandement y contribuer.

Mais cette vulnérabilité est aussi une affaire de l'État, qui se doit, dans un régime démocratique tout au moins, de garantir la liberté académique, et, dans le cas d'espèce, de protéger les institutions et individus concernés contre ces offensives des États autoritaires, et en particulier l'un d'entre eux.

Plusieurs mesures et pistes d'action me paraissent pertinentes pour créer un dispositif défensif. Je vous en propose sept.

Tout d'abord, la mise en chantier d'une norme spécifique aux libertés académiques. Nous pourrions nous inspirer de la norme AFNOR Spec sur l'égalité entre les femmes et les hommes, présentée il y a deux semaines au Forum Génération Égalité, que l'Association française de normalisation, l'AFNOR, et le ministère de l'Europe et des affaires étrangères sont convenus par convention de promouvoir, et qui préfigure une norme internationale de type ISO. Une approche identique semble adaptée aux libertés académiques, pour autant qu'elle repose sur un large consensus des communautés concernées. Pour cette raison, il me semble préférable d'en circonscrire le champ aux libertés académiques en tant qu'elles sont menacées par des ingérences étatiques extérieures, comme cette mission d'information l'a d'ailleurs fait, avec sagesse, pour sa propre démarche. Une fois adoptée à l'échelle nationale, cette norme peut être proposée à l'Organisation internationale de normalisation, l'ISO, et en cas de refus de la part de celle-ci, au Comité européen de normalisation.

La deuxième piste consiste à instaurer, soit par le biais de cette norme, soit par une loi ou une directive européenne, un régime de transparence sur l'origine des financements des projets - conférences, colloques, programmes, recherche, chaires, voire thèses... - conduits par les établissements d'enseignement supérieur ou de recherche ainsi que sur les dispositions contractuelles qui sous-tendent les partenariats, avec les instituts Confucius par exemple, qui s'efforcent toujours d'inclure des clauses de confidentialité.

Troisièmement, une procédure de vérifications, de due diligence, pourrait être fortement recommandée, par la norme AFNOR ou par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, aux institutions désireuses de nouer des partenariats avec des homologues des pays autoritaires, à l'instar de celles opérées par l'Agence pour la diffusion de l'information technologique (ADIT) pour les entreprises.

Quatrièmement, compte tenu du niveau d'imbrication réciproque atteint par la coopération scientifique avec la Chine, et de ses perspectives de développement, il serait utile de lancer un audit des relations avec ce pays pour formuler des propositions sur l'équilibre à attendre entre les bénéfices et les risques associés. Une démarche similaire mérite également d'être entreprise à l'échelle européenne. Les think-tanks français ou européens, à l'image du European think-tank network on China (ETNC), pourraient être encouragés à s'investir sur ce terrain.

Cinquièmement, outre l'AFNOR et l'Organisation internationale de normalisation, l'ISO, on pourrait aussi s'appuyer sur une autre enceinte pour évoquer et produire des normes afin de préserver le principe de liberté qui constitue le fonds commun des démocraties libérales : l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), cadre à la fois compétent et légitime pour traiter de la liberté académique, de l'intégrité de la recherche, de l'abus des interdépendances, ainsi que des moyens de protéger les unes et d'encadrer les autres.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion