Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais revenir sur une annonce qui a fait grand bruit ces dernières semaines, celle du projet expérimental « Lutte contre l’absentéisme et incitation collective », initié dans l’Académie de Créteil, et qui concerne notamment le lycée Gabriel-Péri de Champigny-sur-Marne. S’il ne s’agit que d’un projet parmi les 165 soutenus par le fonds d’expérimentation pour la jeunesse, il n’en demeure pas moins caractéristique d’une certaine philosophie de l’éducation. En cela, il pose des questions de valeurs que le Gouvernement ne peut se permettre de balayer du revers de la main, même si, en ce moment, une polémique médiatique en chasse une autre à une cadence infernale.
Si l’éducation a un coût, toujours trop élevé aux yeux du gouvernement actuel, elle n’a pas de prix, et ne doit pas en avoir. En sortant du registre de la rétribution symbolique, vous faites entrer encore un peu plus l’école dans la sphère marchande. Une classe n’est pas un conseil d’administration où l’on peut cumuler les jetons de présence !
Ce qui me semble le plus grave, c’est ce discours ambivalent, voire contradictoire, que l’école républicaine, garante de principes fondamentaux tels que la gratuité et l’obligation scolaire, adresse ainsi à la Nation, agissant comme une institution schizophrène qui anéantirait, en son sein, les valeurs qu’elle promulgue à l’extérieur...
J’y ai également vu le pendant de la suppression des allocations familiales aux parents jugés défaillants. Je ne suis donc pas étonné que cette question redevienne d’actualité à travers les propos de M. Xavier Bertrand. En somme, et en caricaturant à peine, c’est la carotte pour les plus de seize ans et le bâton pour les moins de seize ans !
Tenir comme discours institutionnel que la présence en classe peut s’acheter, y compris selon une rétribution collective, est un leurre. Les lycéens concernés l’ont bien compris, certains y ayant déjà répondu par un « moi, on ne m’achète pas ! ». C’est un leurre en ce sens que cette expérimentation permet d’esquiver la question centrale du décrochage scolaire : que se passe-t-il à l’intérieur de la classe pour que ces élèves n’y aillent plus ? Comment se transmet ou ne se transmet plus le savoir pour ces élèves qualifiés de décrocheurs, et pourquoi ?
Car ce n’est pas la cause de l’absentéisme que vous cherchez à traiter, mais seulement certains de ses effets. Avec ce dispositif, vous actez, de fait, la démission de l’école républicaine. Vous niez la question du sens des apprentissages et de l’apprentissage tout court ! Peu importe ce qui se passe en classe pourvu qu’on y soit, d’autant que la politique éducative du Gouvernement consiste à multiplier les dispositifs externes censés rattraper justement ce qui se passe ou ne se passe pas en classe, et qu’on ne veut surtout pas interroger. Introduire la notion d’argent, et donc un rapport mercantile dans la relation au savoir, c’est nier le travail d’innovation pédagogique de l’enseignant au quotidien, alors même que les professeurs de lycées professionnels sont souvent les plus innovants dans leur manière de transmettre et de faire apprendre. Peut-être gagnerait-on à encourager les bonnes pratiques de ces enseignants et à s’appuyer sur les innovations de ces concepteurs pédagogiques de terrain en les diffusant ?
À ce titre, je ne peux m’empêcher de citer Philippe Meirieu : « N’en déplaise aux spécialistes des « y a qu’à », tout enseignant sait bien que les apprentissages ne se décrètent pas. Et, quoi qu’en pensent les technocrates, on n’éradiquera pas l’échec scolaire en multipliant les prothèses de toutes sortes après la classe, sans toucher à l’organisation même de cette dernière. Les pédagogues, en dépit des anathèmes et des malentendus, ne sont en rien de doux rêveurs ayant abdiqué leur autorité et renoncé à transmettre des savoirs. Ils témoignent, au contraire, d’une inlassable obstination dans ce domaine, articulant, avec inventivité, la volonté d’instruire et celle de former à la liberté. »
Ainsi, la réforme du bac professionnel n’a pas donné lieu à une réflexion sérieuse sur les pratiques pédagogiques à promouvoir dans les lycées professionnels, parce que la pédagogie est devenue, ces dernières années, un gros mot. Ce faisant, nous nous privons de capacités de généralisation de savoir-faire développés sur le terrain par les équipes éducatives, et qui ont fait leur preuve ! Malheureusement, la réforme du lycée général, en s’apparentant de plus en plus à un catalogue de mesures désordonnées, prend le même chemin.
Dans les filières professionnelles, l’autre question cruciale, très liée au décrochage scolaire et pourtant laissée de côté, est celle de l’orientation et de la désespérance d’un projet professionnel réellement choisi.
Dans votre bilan de rentrée de la réforme de la voie professionnelle, vous vous êtes félicité, monsieur le ministre, d’avoir réduit le nombre d’élèves non affectés par rapport aux années antérieures. Mais pouvez-vous indiquer à la Haute Assemblée le taux d’affectation des élèves dans leur premier vœu, c’est-à-dire leur premier choix, non seulement de filière, mais aussi d’établissement ? Car se retrouver dans une filière professionnelle complètement étrangère à celle initialement visée, ou dans un établissement très éloigné de son domicile, voire cumuler ces deux handicaps, constitue les premières causes, en dehors de la nécessité de devoir gagner sa vie, de décrochage.
Dans le Val-de-Marne, les chiffres de la rentrée contredisent la réduction nationalement observée. Huit cent soixante-quinze jeunes sans affectation se sont adressés au dispositif « SOS rentrée » mis en place par le Conseil général, soit une hausse de 33 % par rapport à l’an passé. Sont principalement concernés l’enseignement professionnel et les sections de techniciens supérieurs, soit les deux filières d’études où se retrouvent davantage les catégories sociales les plus modestes.
Ces derniers jours, quatre-vingt-trois jeunes étaient encore sans établissement, ressentant à la fois une angoisse légitime quant à leur avenir et une profonde injustice, plus d’un mois et demi après la rentrée scolaire, de ne pas avoir leur place à l’école. Les causes du décrochage scolaire sont d’abord là !
C’est pourquoi je regrette que la rénovation de la voie professionnelle n’ait pas bénéficié du même processus de dialogue et de maturation que la voie générale, sachant toutefois que, dans ce dernier cas, ce sont les réticences suscitées par le premier projet Darcos qui l’avait rendu indispensable.
Comme le souligne un récent rapport de l’inspection générale de l’éducation nationale, imposer cette réforme dans la précipitation a été source de difficultés avec les régions, en termes de redéfinition de la carte des formations, dont le principal enjeu était l’équilibre entre bac pro et CAP.
Votre réforme s’applique depuis la rentrée, alors que nombre de points restent flous, particulièrement en termes d’orientation et de construction des parcours de formation. Orienter un adolescent en difficulté au collège directement vers un bac en trois ans, sans possibilité de repli, à part la certification intermédiaire en cours de formation, peut nourrir l’inquiétude, d’autant que la question de la valeur du BEP rénové, présenté comme « certification intermédiaire », reste posée, de même que celle du nécessaire approfondissement de son articulation avec l’organisation pédagogique du bac.
Par ailleurs, les élèves qui souhaitent une orientation vers la voie professionnelle pour effectuer davantage d’apprentissage pratique risquent de ne pas s’y retrouver puisque les heures d’enseignement professionnel sont au nombre de dix en bac pro, contre quinze en moyenne en CAP. Certains parents privilégieront alors un CAP, diplôme d’insertion professionnelle, quitte à envisager ensuite une hypothétique poursuite d’études. Reste alors le problème des passerelles qui pourraient être mises en place entre CAP et bac en trois ans, que ce soit sous statut scolaire ou par apprentissage.
L’inspection générale déplore également une information insuffisante des familles, de l’encadrement et des enseignants, voire un discours maladroit qui vient brouiller les cartes.
Selon elle, « on peut craindre que les conseils de classe de troisième ne sous-estiment les chances de réussite en baccalauréat professionnel de certains élèves [...] sous l’effet cumulé de plusieurs facteurs », en particulier, le discours sur la valorisation de la voie professionnelle et l’insistance de certains supports d’information sur l’objectif de poursuite d’études dans l’enseignement supérieur pour les nouveaux bacheliers professionnels.
Pour l’inspection générale, « le plus important, car le plus porteur de malentendu à moyen terme, est l’insistance sur la possibilité de poursuivre le parcours en BTS après le baccalauréat professionnel en trois ans », étant entendu que « si ce message a pour effet de renforcer la motivation des élèves, il a pour inconvénient, lorsqu’il est au cœur de la communication, de faire miroiter à certains élèves un horizon qu’au moins une partie d’entre eux aura du mal à atteindre, et de banaliser le contenu professionnel du baccalauréat professionnel ». C’est pourquoi elle demande un suivi précis des flux d’orientation, un accompagnement des établissements dans leur autonomie et un recadrage du discours officiel sur la voie professionnelle.
Au moment où commence la phase dite « de concertation » sur la rénovation du lycée général et technologique, il me semblait important de saisir l’occasion de ce débat pour revenir sur les ratages de la réforme de la voie professionnelle, afin d’éviter au Gouvernement de réitérer les mêmes impairs.
De cette rénovation le Président de la République vient de fixer les contours. La logique à l’œuvre est toujours la même : feuilletage, externalisation hors de la classe et individualisation des dispositifs, avec multiplication des stages pendant les vacances scolaires, généralisation au lycée des deux heures d’accompagnement individualisé, dont on aimerait d’ailleurs que le Gouvernement précise le financement. Ces deux heures viennent-elles remplacer les quatre heures hebdomadaires de modules et d’aide individualisée ? Auquel cas, en voulant faire plus, on ferait moins, comme pour les enseignements artistiques et culturels en lycée professionnel, en somme !
Le Président de la République nous a également promis un rééquilibrage des filières. Celui-ci se résume en réalité à la seule modification des contenus de la filière littéraire, ce qui permet de nouveau d’évacuer toute réflexion globale, et à coup sûr politiquement plus sensible, sur les enseignements à donner au lycée.
Enfin, je n’ai relevé aucune mention de l’éducation prioritaire dans le discours présidentiel sur la réforme des lycées, alors même que l’assouplissement de la carte scolaire a eu des effets dévastateurs sur nombre d’établissements de quartier. Ce qui fait dire à Agnès van Zanten, sociologue spécialiste des inégalités dans l’éducation, que, avec l’assouplissement de la carte scolaire, on aide les élèves méritants aux dépens de ceux qui sont en difficulté. Or le progrès social d’une société se mesure à l’aune du progrès des plus fragiles, et les conditions de vie actuellement faites à ceux-ci les obligent de plus en plus à rester entre eux. L’écart avec le reste de la population se creuse toujours davantage, et la crise économique que nous traversons ne va pas sans accentuer ce phénomène.
Parce qu’il vous faut des résultats quantifiables, vos politiques se concentrent sur ceux qui se trouvent à la frontière. C’est vrai pour la lutte contre le chômage, où les efforts d’accompagnement portent sur les plus aptes à rejoindre l’emploi. C’est vrai également pour l’école, où l’accent est mis sur la « remédiation » individualisée de la difficulté scolaire passagère, sur la promotion individuelle au détriment du progrès collectif.
Ainsi, l’évitement des établissements considérés comme les plus mal « cotés » marque encore plus les zones de relégation scolaire. Nous pensons que le remède a été pire que le mal, car, comme à l’accoutumée, votre politique s’est focalisée sur le symptôme, et non sur le mal lui-même.
C’est pourquoi nous attendons avec impatience, monsieur le ministre, un vrai bilan de l’assouplissement de la carte scolaire, qui devait aboutir, rappelons-le, à sa suppression pure et simple à la rentrée 2010. Si ce bilan devait confirmer les tendances observées, je ne doute pas que le Gouvernement ferait montre de sagesse en abandonnant ce projet inepte.
En conclusion, je me permettrai de vous demander, monsieur le ministre, de transmettre à M. le Président de la République, impliqué personnellement dans ce dossier, ces interrogations afin qu’il puisse y répondre dans une prochaine conférence de presse ?