Mes chers collègues, avant d'évoquer ce que pourrait être cette mission, je veux indiquer ce qu'elle ne devrait pas être.
L'objet de la mission n'est pas de remettre en cause l'État de droit - nous sommes tous désireux de l'approfondir - ni la primauté du droit international et européen sur la législation française, pas plus que de se lancer dans la dénonciation d'un « gouvernement des juges », comme peut quelquefois le faire la presse.
Sauf avis contraire de votre part, je ne pense pas que l'objet de cette mission soit de proposer une énième révision constitutionnelle.
Il s'agit bien plutôt de rechercher, dans le cadre de notre système actuel, les éléments de régulation qui pourraient être proposés dans l'équilibre des pouvoirs et leurs conséquences sur les politiques publiques. La mission pourrait ainsi se pencher d'abord sur la production de la norme, afin d'évaluer la place prise dans celle-ci par les juridictions nationales et européennes, et ses conséquences sur le rôle du Parlement et sur la légitimité démocratique de la décision publique.
La Cour de cassation, le Conseil d'État, le Conseil constitutionnel, depuis 1971, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) énoncent des principes, parfois dégagés à partir de textes rédigés dans des termes très généraux, qui leur laissent une grande marge d'interprétation.
D'abord cantonnée au fonctionnement du marché commun, la CJUE prend maintenant des décisions dans le champ régalien - nous avons beaucoup discuté, en commission des lois et en commission des affaires européennes, du temps de travail des militaires par exemple. La CEDH est devenue l'arbitre dans le champ « sociétal ». Les juges nationaux trouvent une légitimité renforcée en s'appuyant sur la jurisprudence des cours européennes.
J'illustrerai ce point en rappelant dans quel contexte le législateur est intervenu sur la question des conditions indignes de détention : il y a successivement eu un arrêt de la CEDH, une décision de la Cour de cassation, puis une décision du Conseil constitutionnel obligeant le législateur à changer le code de procédure pénale. À partir de cette « verticale judiciaire », si vous m'autorisez cette expression, la commission des lois a élaboré le texte venant régir ces dispositions.
Si la CJUE affirme la primauté du droit européen sur les droits nationaux, certaines cours constitutionnelles se veulent les gardiennes de l'identité constitutionnelle des États membres et entendent contrôler que les institutions de l'UE n'excèdent pas leur champ de compétences. Il y a là un sujet d'importance, que nous serons peut-être amenés à développer un peu plus largement. Qui décide in fine ? Que recouvre la notion d'identité constitutionnelle de la France ? Quelle en est la portée juridique ? Qui la définit ? Est-ce le Conseil constitutionnel ? Est-ce le Parlement ?
Dans le cadre de la production de la norme par les juridictions, le sujet de la subsidiarité, qui se pose pour l'ensemble des processus de décision européens, est aussi important. Répondant à Public Sénat, j'ai indiqué que le Sénat pourrait être « une chambre de subsidiarité ». La formule était un peu malheureuse : je voulais parler d'« une chambre du contrôle de la subsidiarité ».
La question du travail parlementaire pour traiter le plus efficacement possible de la subsidiarité reste encore ouverte. À ce jour, par exemple, aucun parlement des pays membres de l'Union européenne n'a utilisé la faculté qui figure, en France, à l'article 88-6 de la Constitution, à savoir la possibilité pour les chambres du Parlement de saisir la Cour de justice de l'Union européenne pour contester une décision, un règlement ou une directive, au motif d'une absence de subsidiarité. Le travail sénatorial se trouverait valorisé si notre Haute Assemblée, outre son rôle classique de représentation des territoires, exerçait un contrôle de subsidiarité encore plus approfondi.
Je reviens à la manière dont les tribunaux produisent aujourd'hui la norme juridique, avec la question du contrôle de proportionnalité. Aujourd'hui, non seulement les juridictions interprètent les règles juridiques - c'est leur métier et leur vocation traditionnelle -, mais elles estiment, pour des raisons que l'on peut assez aisément comprendre, qu'il est de leur responsabilité d'apprécier la proportionnalité des mesures au regard des dispositions législatives. Cela aboutit à des conséquences qui ne sont pas négligeables.
Je citerai l'exemple de deux arrêts rendus par le Conseil d'État, en lien avec l'actualité récente. Dans l'« affaire Grande-Synthe », le Conseil d'État a jugé que notre pays ne mettait pas en place assez rapidement les mesures liées à l'accord de Paris sur le climat ; il a sanctionné l'État, prononçant à son encontre une mesure d'astreinte. Dans un autre arrêt, le Conseil d'État a considéré que la situation économique ne permettait pas de mettre en place la nouvelle convention d'indemnisation du chômage, reprochant en quelque sorte à l'exécutif de mettre en oeuvre trop rapidement la réforme. Ces deux exemples montrent qu'aujourd'hui les juridictions ne s'attachent plus simplement à une définition classique du critère de légalité : elles estiment avoir compétence pour déterminer le rythme des réformes.
J'en viens assez naturellement au sujet de l'impact de la judiciarisation sur l'efficacité de l'action publique. La multiplication des contraintes juridiques, avec ce qu'elle représente de progrès et d'exigence en matière d'État de droit, la protection toujours plus exigeante des droits et libertés individuels ont comme conséquence de réduire les marges de manoeuvre du pouvoir politique et, par là même, sa capacité à continuer à porter l'intérêt général. Cela peut aussi être un facteur du défaut de confiance de l'opinion publique à l'égard du monde politique, de l'exécutif et du Parlement.
Je veux ajouter à ces éléments de diagnostic la pénalisation de la vie publique, qui est un constat partagé.
Comme je vous l'ai indiqué en préambule, l'objet de mon propos n'est pas de dénoncer un quelconque « gouvernement des juges ». En revanche, je m'interroge sur la manière dont cette pénalisation de la vie publique se met en oeuvre. Tous les passionnés du droit ici présents conviendront qu'il est assez original que nous passions d'un système où l'on jugeait des actes du monde politique - c'est le rôle traditionnel du Conseil d'État - à un système où l'on juge des actes des acteurs politiques, mais également de leur personne, à travers la pénalisation. On juge leur intention ou leur défaut d'intention. Il en va notamment ainsi avec le délit de mise en danger de la vie d'autrui.
Cette combinaison d'éléments est à l'origine d'une certaine forme d'incertitude.
Il faut évidemment travailler sur les pistes de solution. Dans beaucoup de domaines, des possibilités d'action existent, sans être forcément utilisées. J'ai cité, par exemple, l'article 88-6 de la Constitution, s'agissant du respect du principe de subsidiarité. Le Parlement n'a jamais utilisé cette prérogative importante. Je peux également citer la possibilité que pourrait avoir notre assemblée - de fait, c'est le rôle du Parlement qui sera au coeur de nos raisonnements - d'être partie prenante ou d'exprimer son point de vue sur des questions importantes traitées par la CJUE.