Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le sujet sur lequel nous débattons aujourd’hui est fondamental. Réformer le lycée, c’est dès à présent faire entrer la France dans la société de la connaissance de demain.
Dans ce but, nous devons réaffirmer la place des filières technologiques et professionnelles au lycée. Il le faut pour deux raisons : d’abord, parce que la démocratisation du lycée s’est faite essentiellement via ces filières ; ensuite, parce que celles-ci ont démontré toute leur utilité et sont une réussite en termes d’insertion sur le marché de l’emploi. Il convient donc de les pérenniser et de les renforcer, d’autant qu’elles souffrent encore trop souvent d’une stigmatisation infondée.
De ce point de vue, monsieur le ministre, on ne peut que regretter que, parmi les mesures annoncées pour la réforme du lycée, si peu d’entre elles leur soient directement consacrées. C’est d’autant plus préjudiciable que la réforme de la voie générale et technologique doit favoriser l’accès à cette dernière d’un plus grand nombre d’élèves, dans le cadre d’une diversité sociale accrue.
En effet, l’orientation dès la troisième en lycée professionnel ou dès la seconde en filière technologique est généralement réservée aux élèves considérés comme n’étant pas capables de réussir en voie générale. Elle constitue donc, encore et toujours, un outil de sélection sociale, la voie royale étant bien sûr la filière scientifique.
Je constate d’ailleurs que, lorsqu’il est question du rééquilibrage à réaliser entre les filières, on finit toujours par n’évoquer que les seules séries du bac général.
On peut certes se féliciter de la volonté affichée de revaloriser le bac littéraire ; de même, il faut se réjouir que le bon sens l’ait enfin emporté et que l’utilité de la filière économique et sociale ne soit plus remise en cause. Néanmoins, on peut regretter que ce rééquilibrage se réduise uniquement à la programmation d’un jeu de vases communicants de la filière S vers les filières ES et L.
J’estime, pour ma part, qu’il ne doit pas se faire uniquement au sein du bac général, mais plutôt entre les filières du bac général et du bac technologique. C’est à cette condition seulement que l’équilibre tant souhaité permettra de mettre enfin en accord les paroles et les actes. Cela montrerait effectivement que les filières technologiques et professionnelles bénéficient de la même considération que les filières générales. Ce ne serait d’ailleurs qu’un juste retour des choses, au regard du nombre d’élèves concernés. En effet, je le rappelle, en 2009, parmi les admis au baccalauréat, 90 000 venaient certes de la série ES, mais ils ont été 89 000, soit quasiment autant qu’en ES, à obtenir un bac technologique en filière tertiaire.
Sur la base de ce constat, je considère que les propositions qui sont avancées pour revaloriser ces filières sont insuffisantes.
Pour prendre un exemple, la refonte des programmes de la filière STI, si elle est nécessaire, ne peut être qu’une étape, non une fin en soi. Des programmes datant de 1993 doivent assurément être adaptés aux réalités contemporaines, mais cette actualisation ne peut qu’être un premier pas vers la nécessaire et attendue revalorisation de ces séries.
Je considère donc, pour en revenir à l’orientation vers les filières professionnelles et technologiques, qu’une des premières actions à mener est de développer un travail pédagogique intense, afin de tordre le cou aux représentations « stigmatisantes » qui affectent ces filières et casser la spirale de la dépréciation. Ce n’est que si l’on change le regard des élèves et de leurs familles sur ces filières, ce n’est que si l’on fait évoluer les mentalités à leur égard qu’elles pourront obtenir la reconnaissance sociale qui leur est due.
Le Président de la République se dit bien conscient de cette ardente nécessité. Dans ce but, il affirme vouloir faire de ces filières des filières d’exception et un outil de promotion sociale qui récompense le mérite par le travail et lui seul, comme il l’a précisé tout récemment. On peut cependant s’interroger sur les moyens qui seront mobilisés pour y parvenir véritablement. On sait bien que les proclamations, dans ce domaine plus encore qu’ailleurs, valent peu de chose…
Des réponses efficaces méritent pourtant d’être apportées. Comment, en effet, proclamer la revalorisation d’une filière lorsqu’on assiste, en pratique, à une mise en concurrence de fait entre les filières techniques et professionnelles, notamment depuis que le bac pro peut être obtenu en trois ans ? D’où ma première question : cette réalité conduira-t-elle, à terme, à l’intégration des bacs pro en BTS ?
On assiste à un autre paradoxe, et c’est, monsieur le ministre, le sens de ma deuxième question.
Au terme d’une sélection drastique, les IUT recrutent de plus en plus de titulaires d’un bac général. De ce fait, ceux qui ont un bac technologique sont contraints de s’engager dans un premier cycle universitaire, où ils connaissent un taux d’échec important.
Face à cette situation, monsieur le ministre, vous proposez la création d’un parcours débouchant sur les métiers d’ingénieur et de technicien pour les sciences et technologies industrielles. Vous envisagez également que soient réservées à ces bacheliers des places au sein des IUT, dans les sections de techniciens supérieurs, ainsi que des classes préparatoires spécifiques.
Au-delà de ces nouvelles annonces, on est en droit de s’interroger sur le devenir de ces projets. Quand verront-ils le jour ? Comment seront-ils financés ? Quel sera le statut de ces classes préparatoires ? Et surtout, quelle sera la politique conduite à l’égard des IUT ?
En effet, si des places doivent être réservées aux bacheliers des filières technologiques, cela suppose qu’il restera moins de places pour ceux qui ne sont pas issus de ces filières. On entre là dans une logique de gestion de la pénurie alors qu’il vaudrait mieux réfléchir aux causes du succès des IUT.
Puisque la formation qui y est dispensée est si recherchée, à juste titre, pourquoi ne pas prévoir un plan de création de places supplémentaires dans les IUT plutôt que d’en limiter l’accès ? Pourquoi ne pas penser en termes de développement d’une offre de formation au lieu de toujours appréhender l’éducation nationale comme une administration qui devrait systématiquement voir le nombre de ses fonctionnaires se réduire ?
On constate également, et c’est mon troisième point, un manque d’harmonisation, à l’échelon d’un bassin de vie, entre les spécialisations offertes dans les lycées et les diplômes auxquels préparent les IUT. Cette situation a pourtant des conséquences très lourdes sur le dynamisme des territoires. En effet, les élèves qui quittent leur région faute de pouvoir trouver dans les IUT proches de chez eux les formations qu’ils recherchent, n’y retournent que rarement une fois leur diplôme en poche.
Évidemment, je ne considère pas qu’il faille empêcher la mobilité des élèves. Cela n’aurait de toute façon pas grand sens au regard du marché du travail actuel ! Néanmoins, il est regrettable que des territoires voient leurs bons élèves partir alors que ceux-ci sont une source potentielle de dynamisme économique, mais également social et démographique.
Élu d’un département rural, je suis d’autant plus sensible à cette problématique que je me bats chaque jour pour entretenir et préserver la vitalité de mon territoire. Pour cette raison, monsieur le ministre, je vous pose la question : là aussi, quels moyens et quels outils seront mobilisés pour y remédier ?
Valoriser la voie technologique est une bonne chose. Introduire des enseignements techniques en seconde, aussi. Instaurer des passerelles entre les filières, pourquoi pas ?
Je note également qu’une orientation « progressive et réversible » est envisagée. Elle doit permettre la reconnaissance d’un « droit à l’erreur » pour les élèves. Mais, là encore, a-t-on véritablement mesuré la juste place qui doit être celle des filières technologiques et professionnelles ?
On voit bien ce que pourraient être les passerelles annoncées, pour passer de la série ES à la série L ou S, par exemple. Mais ces passerelles sont-elles aussi aisément adaptables dès lors qu’un élève souhaiterait aller d’une filière technique ou professionnelle vers une filière générale et réciproquement ? Je n’en suis pas sûr !
Enfin, l’apprentissage des langues étrangères et l’accès à la culture seraient renforcés pour les lycéens. Nul ne saurait s’élever contre ces objectifs. Je note d’ailleurs, monsieur le ministre, que vous avez apparemment entendu l’inquiétude de ceux qui craignaient la disparition des enseignements en arts appliqués dans la filière professionnelle, disparition qui risquerait effectivement d’accroître l’inégalité des chances.
Mais, une fois de plus, est-on bien sûr que la mise en place de ces objectifs ne se heurtera pas à un principe de réalité qui les réduira à néant ?
Prenons le cas des langues étrangères : que chaque élève soit bilingue à la sortie du lycée serait une remarquable avancée. Pourtant, on peut douter que les besoins en matière linguistique soient les mêmes dans les filières techniques et professionnelles que dans les filières générales. Comment en tiendrez-vous compte ? Il existe là un réel danger de perpétuer l’inégalité entre les filières. Aussi, il ne faut pas que les langues étrangères et la culture redeviennent un outil de discrimination entre élèves et entre les filières.
Quelle organisation est donc prévue ? Vous voulez élargir le programme, mais, cela a été rappelé, vous affirmez dans le même temps que la réforme des lycées doit se faire, ainsi que l’a indiqué le Président de la République, à « taux d’encadrement constant » ! On est donc là confronté à une vraie contradiction : on renforcerait des inégalités culturelles qui, par un mécanisme cumulatif, ne feraient qu’accroître les inégalités sociales !
Le rapport Descoings ne donnait que des réponses approximatives à toutes ces questions. Les propositions du Gouvernement, ou plutôt celles du Président de la République, ne sont pas non plus des plus précises !
Je ne prendrai qu’un seul exemple pour illustrer mon propos. Le Président de la République a annoncé que des « liens permanents devraient être noués entre les lycées, les milieux professionnels et l’enseignement supérieur ». Mais, évoquer des « liens permanents », c’est plutôt vague ! Comment ce rapprochement entre les lycéens et les entreprises s’opérera-t-il ? S’agira-t-il pour les élèves d’aller faire des stages d’observation en entreprise, ou bien cela veut-il dire également que les entreprises interviendront dans les lycées ?
Ne vous méprenez pas sur mon propos, monsieur le ministre : je considère qu’il est effectivement nécessaire de faciliter l’insertion professionnelle des élèves. Dans cette perspective, il est logique de renforcer les liens qu’ils peuvent entretenir avec le monde de l’entreprise et, comme il y est fait référence, avec l’université également.
En revanche, je pense que des éclaircissements méritent d’être apportés quant aux modalités de cette rencontre. Il faut veiller à ce que la présence des lycéens en entreprise leur procure un réel bénéfice pédagogique et leur permette de préciser leurs attentes et leurs souhaits au regard de leur projet professionnel.
De même, on ne saurait tolérer que l’entreprise investisse n’importe comment le lycée. Je me souviens d’une vive polémique qui s’était développée voilà quelques années, au sujet d’une banque qui venait proposer aux élèves de la filière ES des jeux de société dans lesquels les élèves devaient se glisser dans le costume d’un trader. Vous en conviendrez, il est légitime de s’interroger sur le bien-fondé d’une initiative de ce genre !
Le lycée est le lycée ; l’entreprise, l’entreprise. Le premier ne doit pas se transformer en succursale ou en pouponnière de la seconde.
C’est donc dans un souci de préservation de l’institution éducative que je vous demande, monsieur le ministre, de préciser quels seront exactement ces liens que vous souhaitez encourager entre les entreprises et les lycées. Et je vous demanderai de le faire plus particulièrement en ce qui concerne la filière technologique, dont vous aurez compris qu’elle est particulièrement importante à mes yeux et me paraît, plus encore que la filière générale, concernée par cette proposition.
Ayant évoqué tous ces points, je conclurai mon propos en rappelant que l’enseignement technique et professionnel est certes un outil de démocratisation des lycées, et nous en sommes tous convaincus. Il reste cependant à répondre à cette question fondamentale : comment en fera-t-on l’outil d’ascension sociale qu’il devrait être ? Si nous n’y apportons pas de réponse, alors, on pourra dire que la réforme des lycées aura manqué son but, une fois de plus !