Intervention de André Potocki

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 8 février 2022 à 14h45
Audition de M. André Potocki conseiller honoraire à la cour de cassation ancien juge à la cour européenne des droits de l'homme président de la commission de réflexion sur la « cour de cassation 2030 »

André Potocki, ancien juge à la Cour européenne des droits de l'homme, président de la commission de réflexion sur la « Cour de cassation 2030 » :

Je crois qu'il était difficile de ne pas imaginer qu'une juridiction chargée d'interpréter et d'appliquer des droits formulés dans des termes très larges, dans un monde extrêmement complexe, où tout bouge extrêmement rapidement et dans lequel les droits protégés par la Convention sont très souvent, et sous des formes renouvelées, mis en cause, n'allait pas sortir d'une interprétation strictement littérale. L'expression « interprétation littérale » est d'ailleurs, selon moi, un oxymore...

Cette question se pose, d'ailleurs, au-delà de l'Europe. Ainsi, aux États-Unis, la Cour suprême doit elle aussi interpréter les dispositions de la Constitution américaine relatives aux droits de l'homme, dont les formules sont assez vagues. S'est développé un courant « originaliste », extrêmement curieux puisqu'il consiste à dire que le juge constitutionnel américain n'est légitime que s'il interprète la Constitution en se mettant à la place, aux temps et dans les circonstances des Pères fondateurs de la Constitution. Cela donne lieu à des débats tout à fait bizarres. Ainsi, dans le débat récurrent devant la Cour suprême des États-Unis sur le droit de porter des armes, à ceux qui estiment qu'il est extrêmement dangereux de se promener avec des armes au milieu de places et de rues couvertes de monde, certains rétorquent que, au XVIIIe siècle, il était tout à fait normal de traverser une ville en ayant deux colts à la ceinture, puisque l'on risquait de rencontrer un Indien ou un grizzly susceptible de vous agresser... Ce courant est important. Une personnalité très connue qui a poussé cette logique jusqu'à son extrême était le juge Antonin Scalia, mort il y a quelques années.

Cette logique n'est pas du tout celle qui prévaut en Europe et même en France. On sait bien que, dans un monde qui bouge, les lois sont interprétées de façon différente. Ainsi, il ne nous paraît pas choquant que la portée de certains textes du code civil ait été complètement transformée par une interprétation destinée, par exemple, dans le cadre de la responsabilité civile du fait des choses, à prendre en considération le danger nouveau que représentaient les voitures automobiles - et encore, les textes concernés sont souvent plus fermés ou précis que ceux de la Convention...

La Cour européenne des droits de l'homme affirme clairement que la Convention est un instrument vivant, raison pour laquelle elle met en oeuvre ce qu'elle appelle une interprétation dynamique et ouverte. Cela donne lieu à un débat extrêmement intéressant au sein de la Cour elle-même. Les juges sont plus ou moins activistes, plus ou moins prudents. En 2005, la Cour a rendu un arrêt, qui a fait pas mal de bruit, dans l'affaire Hirst c/ Royaume-Uni, qui portait sur la suppression dans ce pays du droit de vote des personnes condamnées à une peine de privation de liberté. Certains invoquaient l'article 1er du protocole 3 sur la liberté et le droit au vote. La Cour a considéré que le fait d'interdire absolument, sans aucune exception, le droit de vote aux personnes condamnées à une peine privative de liberté constituait une violation de ce droit.

Quatre juges ont fait valoir une opinion séparée - les opinions séparées sont souvent très intéressantes. Je vous en donne lecture : « nous ne contestons pas qu'une des tâches importantes de la Cour soit de veiller à ce que les droits garantis par le système de la Convention respectent «les conditions d'aujourd'hui», ce qui peut justifier dans certains cas une approche «dynamique et évolutive«. Cependant, il est indispensable de se rappeler que la Cour n'est pas un organe législatif et qu'elle doit veiller à ne pas exercer de fonction législative. Une interprétation évolutive ou dynamique doit être suffisamment ancrée dans une transformation de la société dans les États contractants comme l'apparition d'un consensus quant aux normes à atteindre. » Cette question est donc débattue à l'intérieur même de la Cour, et cette discussion revient chaque fois que celle-ci se situe un peu sur la ligne de crête.

Il existe donc bien un mouvement très évolutif, très dynamique. Dans le même temps, la Cour est prudente sur des sujets très sensibles. Elle a alors très présent à l'esprit le principe de subsidiarité, en vertu duquel c'est d'abord aux États de décider ; c'est seulement dans le cas d'une violation manifeste du droit qui n'a pas été réparée au niveau national que la Cour peut intervenir. La Cour a d'ailleurs créé la notion de « marge nationale d'appréciation », laquelle a été intégrée dans le protocole n° 15, qui vient d'entrer en vigueur à la demande des Britanniques - le Premier ministre de l'époque a fait valoir auprès des eurosceptiques qu'il avait arraché cette victoire à une juridiction qui ne pensait qu'à « dévorer » la souveraineté des États, alors que cela a vraiment été conçu par la Cour, qui l'utilise extrêmement souvent.

Par conséquent, monsieur le rapporteur, je dirais que nous sommes sur un point d'équilibre et souvent d'hésitation, qui tient aux cultures des États dont viennent les juges et, parfois, à leur personnalité, à leur parcours personnel. Il est clair, par exemple, que, sur les questions délicates, les juges de carrière sont souvent plus prudents que les universitaires, qui peuvent être portés par une réflexion plus novatrice. Des tensions réelles s'expriment parfois lors des délibérations.

Je dirais donc que, non, la puissance de la Cour n'est pas un fantasme et que, oui, elle en est consciente. Respecte-t-elle toujours la retenue qui est nécessaire ? Pas toujours. Mais, à l'inverse, on ne saurait la comparer à un pyromane qui se promènerait une torche à la main dans une meule de foin.

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