Je suis honoré que vous m'ayez invité à venir parler de la judiciarisation de la vie publique, sujet auquel le Conseil d'État accorde une importance toute particulière.
Le Conseil d'État accorde également beaucoup d'importance aux relations qu'il entretient avec le Parlement, ce qui n'est pas sans lien avec la question qui vous occupe. Vous le savez, mon prédécesseur, Bruno Lasserre, avait souhaité favoriser les rencontres entre les parlementaires et les membres du Conseil d'État. Le dialogue est la clé pour se comprendre et travailler en pleine confiance.
Je n'envisagerai dans mon propos liminaire que le rôle du juge administratif dans notre société - vous comprendrez qu'il ne m'est pas possible de me prononcer aujourd'hui sur la place et le rôle des juges constitutionnel et judiciaire.
L'essor du contrôle juridictionnel opéré par le juge administratif me semble être, avant toute chose, le signe très positif d'un approfondissement de notre État de droit. Le propre et la grandeur d'un État de droit, c'est d'avoir un système dans lequel les pouvoirs publics, quels qu'ils soient, se soumettent au droit. Cette obligation ne doit pas être perçue, loin s'en faut, comme un ensemble de contraintes inutiles, mais comme le cadre qui exprime, à un moment donné, les termes de notre contrat social, et dans lequel doit naturellement s'insérer l'action publique.
Il n'est peut-être pas inutile, à ce stade, de rappeler que ce cadre est toujours, du moins depuis que la France s'est constituée en République démocratique, le fruit de la volonté générale exprimée par les autorités démocratiquement élues : le constituant, que ce soit lorsqu'est utilisé l'outil référendaire ou le Congrès ; le législateur qui vote les lois et ratifie les traités par lesquels il décide de se lier dans l'intérêt de notre pays ; enfin, bien entendu, le pouvoir réglementaire qui exécute les lois et dispose en vertu de la Constitution d'un très large pouvoir autonome.
Le rôle du juge dans ce contexte semble être de garantir l'effectivité de ce cadre juridique, lequel a besoin d'un tiers indépendant et impartial qui contrôle le respect par les pouvoirs publics des normes auxquelles ils sont soumis et auxquelles ils se sont soumis. Cela ne signifie pas pour autant que le juge ne fait que fixer des limites ou que son rôle serait d'ériger des obstacles sur la route des réformes. Il est au contraire là pour permettre aux pouvoirs publics d'appliquer pleinement et efficacement les politiques publiques en s'assurant qu'elles sont conformes au droit.
C'est dans cette perspective que le juge administratif s'est historiquement construit et qu'il a progressivement acquis sa légitimité. Sa mission première, je dirais même sa raison d'être depuis toujours, est de garantir que l'administration agit conformément à la loi. Il est en ce sens un serviteur de la loi, et c'est ainsi en tout cas qu'il se perçoit et conçoit son office.
Il serait bien sûr fastidieux de revenir sur l'histoire de la jurisprudence administrative et je me bornerai à schématiser les voies qu'elle a empruntées pour affermir peu à peu le contrôle que le juge exerce à cette fin.
On a tout d'abord assisté à un élargissement des actes susceptibles d'être soumis à son contrôle, l'idée étant que l'administration ne doit pas disposer de franchises lui permettant d'agir arbitrairement au détriment des droits des citoyens. C'est le sens de la contraction continue de la catégorie des mesures d'ordre intérieur et, plus récemment, d'un contrôle des actes de droit souple, compte tenu de l'importance prise par cette forme de droit dans l'action publique.
On peut observer par ailleurs un approfondissement du contrôle juridictionnel des actes administratifs. Les moyens invocables par les justiciables leur permettent de soumettre au contrôle du juge l'ensemble des aspects de la légalité des actes administratifs. Le contrôle de l'erreur d'appréciation, qui a pour corollaire en contentieux de la responsabilité le régime de la faute simple, s'est très largement généralisé.
Ce mouvement général a constitué ce que Jean Romieu avait pu appeler en son temps le « miracle » de la soumission de l'administration à la loi. Ce miracle est aujourd'hui devenu un standard partagé par l'ensemble des grandes démocraties, et je crois que nous ne pouvons que nous en réjouir.
Cela étant, la notion de légalité a assurément revêtu une dimension nouvelle à compter du moment où elle n'a plus seulement compris la loi au sens strict, au sens formel du terme, mais également le bloc de constitutionnalité, ainsi que le droit international, en particulier celui qui est issu de l'Union européenne et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
L'incorporation du droit européen dans notre ordre interne découle avant tout des articles 55 et 88-1 de la Constitution, c'est-à-dire de la volonté du constituant. S'agissant plus spécifiquement du droit de l'Union, il apparaît que telle qu'elle a été pensée, l'Union européenne ne peut exister ni fonctionner sans que les États membres ne s'engagent à respecter les traités et le droit dérivé, à l'élaboration desquels ils contribuent très directement à travers le Conseil de l'Union.
Le juge administratif est, dans ce cadre, le garant tout à la fois de cette incorporation et de la bonne articulation du droit international avec le droit interne. Il exerce logiquement un contrôle de compatibilité des règlements et de la loi avec les normes internationales que la France s'est engagée à respecter.
Dans l'ensemble, le développement du contrôle juridictionnel a puissamment contribué à celui de l'État de droit, dans lequel le juge est là, non pas pour se prononcer sur les choix politiques des pouvoirs publics démocratiquement investis, mais pour s'assurer qu'ils agissent conformément au droit pour la mise en oeuvre de leur action.
Le droit est un élément fondamental de la confiance que nos concitoyens accordent aux institutions, aux pouvoirs publics, à l'administration, bref à tous ceux qui incarnent l'intérêt général. Le juge est ainsi essentiel pour nourrir cette confiance qui est le ciment de notre vie en collectivité. Dans cette perspective, je souscris tout à fait à ce que disait à cet égard Robert Badinter : « il y a tout à craindre d'un gouvernement des juges, mais il y a beaucoup plus à craindre d'un gouvernement sans juge. »
J'en viens maintenant à l'office du juge administratif.
Premier point, le juge administratif n'a pas seulement bâti sa légitimité en soumettant l'administration au droit ; il l'a également fait en se fixant comme ligne rouge de ne jamais se substituer à l'autorité politique dans l'exercice de ses missions ; il l'a fait encore en faisant la preuve, décision après décision, de sa capacité à concilier les intérêts particuliers et l'intérêt général. Il a d'ailleurs souvent été critiqué par ceux qui estiment qu'il accorde trop de place aux intérêts publics et à la nécessité de protéger l'efficacité de l'action administrative.
Mais c'est là toute la spécificité de son office et ce qui justifie depuis plus de deux siècles l'existence en France d'un ordre de juridiction spécialisé, dont l'indépendance a été pleinement reconnue par la loi du 24 mai 1872. Cet ordre de juridiction s'est épanoui à proximité de l'administration, que ses membres connaissent intimement grâce à leur formation, aux mobilités qu'ils y effectuent au cours de leur carrière, et aussi, je tiens à le souligner, grâce à l'articulation des fonctions consultatives et des fonctions contentieuses au sein du Conseil d'État.
Cette attention portée aux réalités de l'action publique, aux contraintes, aux enjeux auxquels font face les responsables publics, est d'ailleurs au coeur de la culture de la juridiction administrative et a vocation à le rester. Elle est omniprésente dans la jurisprudence du Conseil d'État. Je pense par exemple au traitement juridictionnel des vices de forme et de procédure qui n'entraînent l'annulation d'un acte que s'ils sont susceptibles d'avoir exercé une influence sur son sens. Je pense à la jurisprudence Danthony de 2011 ou à la jurisprudence Association AC !, qui permet de différer les effets d'une annulation rétroactive lorsque celle-ci entraîne des conséquences manifestement excessives pour l'intérêt général.
Est également parlante la manière dont le juge administratif a tenu compte des impératifs de l'ordre public et de l'ordre public sanitaire pendant les états d'urgence, qu'il s'agisse de l'état d'urgence antiterroriste ou de l'état d'urgence sanitaire. Il serait possible de citer beaucoup d'autres exemples.
Deuxième élément de réflexion, le juge administratif a toujours été conscient de la déférence qu'il doit à la loi.
Je veux évoquer la mission consultative du Conseil d'État : lorsqu'elles conseillent le Gouvernement, et le cas échéant le Parlement, les sections et l'assemblée générale sont particulièrement soucieuses de faire respecter l'article 34 de la Constitution et de protéger le domaine de la loi. De la même manière, elles veillent très scrupuleusement à ce que le Gouvernement, lorsqu'il légifère par le biais des ordonnances de l'article 38 de la Constitution, ne méconnaisse pas le champ de la loi d'habilitation. Séance après séance, la préservation du domaine du Parlement est, en d'autres termes, une préoccupation constante du Conseil d'État.
Cette déférence détermine, par ailleurs, les méthodes d'interprétation du juge dont la règle d'or est toujours de donner, autant que faire se peut, sa pleine portée à la volonté du législateur. Lorsque le texte est clair, comme le disait en son temps le président Raymond Odent, le juge « ne se livre à aucune fantaisie interprétative » ; lorsqu'il l'est moins, il fait tout pour déceler ce qu'a voulu dire son auteur, c'est-à-dire le législateur. Une jurisprudence constante prévoit que dans un tel cas, c'est dans les travaux parlementaires, les exposés des motifs, les rapports, les débats en séance que doit se plonger le juge pour y déceler, identifier et analyser l'intention du législateur. L'obscurité d'un texte n'est ainsi naturellement pas une autorisation à l'interpréter librement, mais une invitation à tout faire pour déterminer le sens qu'ont voulu lui donner ses auteurs.
C'est au coeur de l'éthique du juge administratif, dont l'idée directrice est qu'il doit être le ministre fidèle de la loi et qu'il ne saurait en méconnaître la lettre au nom de considérations d'équité.
L'arrêt du Conseil d'État, Commune de Grande-Synthe (Nord), qui a fait l'objet de nombreux commentaires, certains reprochant au Conseil d'État d'en avoir trop fait, d'autres pas assez, doit être lu à cette aune. La France a souscrit aux objectifs de l'accord de Paris dont le Parlement a autorisé la ratification. Elle a contribué à la rédaction des règlements européens qui ont transcrit ces objectifs dans des règles impératives ; le Parlement a ensuite traduit cet objectif dans la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat, qui a complété l'article L. 100-4 du code de l'énergie en indiquant expressément, selon les termes du rapporteur du projet de loi pour le Sénat et auteur de l'amendement dont sont issues ces dispositions, qu'il souhaitait « sécuriser la notion de neutralité carbone, afin de mettre concrètement en oeuvre en droit interne l'accord de Paris ».
Dans son arrêt Commune de Grande-Synthe, le Conseil d'État a veillé à interpréter strictement la loi, dans le respect de l'intention de ses auteurs. Sa décision est en cela très classique : elle ne repose pas, comme ce fut le cas aux Pays-Bas ou en Allemagne, sur les droits fondamentaux exprimés dans des dispositions très générales comme le droit à la vie.
Lorsque la compatibilité d'une loi avec une norme internationale est questionnée devant lui, la tâche du juge est de rechercher les moyens de les concilier sans trahir la volonté du législateur, dont on présume qu'il n'a pas voulu méconnaître les engagements internationaux de la France. En d'autres termes, le juge essaie toujours de ne pas écarter l'application de la loi, et je peux vous assurer que lorsqu'il le fait, c'est-à-dire rarement, c'est toujours parce qu'il n'existe pas d'autres solutions.
Ma troisième remarque concerne le rôle que joue le juge dans les relations entre les ordres juridiques interne et européen, question également très sensible. Le juge administratif est tout à la fois le garant de la Constitution et de l'ordre juridique interne qui en découle, et le juge de droit commun des droits de l'Union et de la Convention européenne des droits de l'homme. Ce double office est l'expression de la spécificité de la construction européenne, ainsi que du système moniste qu'a choisi la France en 1958.
Cela étant, le Conseil d'État, comme la Cour de cassation d'ailleurs, a toujours considéré que sa norme suprême était évidemment la Constitution. Il l'a très explicitement affirmé dans son arrêt Sarran et Levacher de 1998, et n'a jamais varié à ce sujet. Si lorsque c'est absolument nécessaire, il s'autorise à écarter l'application d'une loi, il ne fait jamais primer aucune norme internationale sur nos règles constitutionnelles. C'est le sens des décisions French data network et autres d'avril 2021 et Bouillon de décembre 2021, qui précisent que le juge ne doit pas appliquer le droit européen lorsque cela reviendrait à priver d'effectivité une exigence constitutionnelle. Il s'agit toutefois d'une contre-limite ultime qu'il ne convient d'activer que lorsqu'aucune conciliation n'est plus possible entre les ordres interne et européen, car si le droit de l'Union ne peut pas tout, il est tout aussi certain que le violer ouvertement ou l'appliquer seulement à la carte ne serait pas non plus une option raisonnable, d'autant que des moyens politiques sont à la disposition de la France si elle ne souhaite pas se lier par tel ou tel texte.
Il est à cet égard frappant d'observer que dans les deux affaires que je viens de citer, qui portaient respectivement sur la conservation des données de connexion et le temps de travail des militaires, les ferments de la discorde se trouvaient dans des textes, dont les termes validés en leur temps par les autorités ne paraissaient plus correspondre aux nécessités mises en avant par les pouvoirs publics. En d'autres termes, le meilleur moyen d'éviter les frictions et a fortiori des condamnations de la Cour de justice de l'Union européenne, est bien de prendre en compte les conséquences des textes européens, évidemment à l'occasion de leurs négociations, et de les renégocier s'ils ont perdu de leur pertinence.
Le quatrième et dernier point que je souhaite aborder a trait aux référés. Les procédures issues de la loi du 30 juin 2000 constituent une avancée fondamentale pour l'État de droit et la défense des droits et libertés de nos concitoyens. On doit reconnaître à quel point, pendant la crise sanitaire, le fait qu'un juge indépendant et impartial ait été là, à l'écoute des citoyens, pour répondre en urgence à leurs craintes et à leurs frustrations, souvent très légitimes, a permis d'apaiser les tensions et de favoriser, me semble-t-il, l'acceptation de la gestion de la crise. Il paraît aujourd'hui impensable qu'une démocratie mature ne dispose pas de référés administratifs ouvrant une voie de recours effective et rapide contre les atteintes les plus graves aux libertés fondamentales.
Pour autant, le Conseil d'État retient là encore une conception rigoureuse de son office de juge des référés, qui correspond à l'esprit de la loi qui lui a confié ses pouvoirs. Il se montre ainsi très exigeant sur la condition d'urgence requise en référé-suspension, et même d'urgence évidemment renforcée en matière de référé-liberté. Je note par ailleurs qu'il ne tient pas seulement compte de l'urgence qu'il peut y avoir à suspendre une décision, mais aussi de l'urgence qu'il peut y avoir à l'exécuter dans l'intérêt général. Ce critère de l'urgence explique aussi que le juge du référé-liberté ne s'autorise qu'à prononcer des injonctions qui permettent de résoudre à très bref délai les problèmes auxquels il est confronté. Il refuse ainsi constamment d'ordonner en référé des mesures d'ordre structurel, comme des travaux lourds dans une prison.
Le juge des référés estime n'avoir ni les moyens ni la légitimité pour définir des mesures qui, parce qu'elles supposent d'arbitrer entre des priorités, et qu'elles procèdent nécessairement de choix de politiques publiques qui engagent d'autres acteurs et d'autres enjeux que la situation individuelle et ponctuelle dont, par définition, il est saisi, appellent des délibérations organisées dans des instances démocratiques et dotées par les lois et règlements des compétences nécessaires. Tel n'est pas l'office du juge.
Le juge du référé-liberté tient par ailleurs toujours compte des moyens dont dispose effectivement l'administration au moment où il statue. Il est un juge réaliste, un juge des solutions ; il prend garde à ne pas ignorer les situations concrètes qu'il a à connaître et qui lui sont présentées par les parties. Cette prise en compte des moyens dont dispose l'administration a été constante pendant la crise sanitaire, dont la gestion, dans les premiers temps, s'est apparentée dans certains cas à une gestion de la pénurie. Je termine en rappelant que le juge des référés, parce qu'il statue en principe seul et dans l'urgence, ne s'autorise jamais à modifier la jurisprudence.
En résumé, la réflexion sur la place qu'il occupe dans les institutions, l'attention qu'il accorde au bon fonctionnement de la séparation des pouvoirs, le souci de ne pas empiéter sur les domaines de compétence des pouvoirs législatif et exécutif sont des préoccupations constantes du juge administratif. Elles sont ancrées dans son éthique, sa déontologie, et ne sont nullement liées à l'augmentation du contentieux à laquelle la juridiction administrative doit faire face depuis maintenant plusieurs décennies.
Nul n'ignore en effet que la demande de justice n'a jamais été aussi forte. Pour ne citer qu'un chiffre, le nombre de recours enregistrés devant les tribunaux administratifs est passé de 181 000 en 2013 à 241 000 en 2021. Il est probable que les réformes issues de la loi du 30 juin 2000 ou de la révision constitutionnelle de 2008 en instituant des procédures de référé administratif et, bien sûr, la question prioritaire de constitutionnalité ont contribué à cette évolution contentieuse, mais ce serait une erreur de penser qu'elle est proportionnelle à l'extension des pouvoirs du juge, car tout tend à démontrer que, même à droit constant, les justiciables se tournent de plus en plus vers la justice.
C'est pour nous un enjeu majeur de comprendre les ressorts de ce besoin exprimé par nos concitoyens et de l'anticiper, car il nous met au défi d'y répondre dans des délais raisonnables, sans remettre en cause ni la qualité juridique de nos décisions ni nos valeurs et les principes que je viens de mentionner devant vous. Ces principes ne sont pas et ne seront jamais des variables d'ajustement : ils fondent les pouvoirs dont dispose aujourd'hui le juge administratif, qui ne saurait s'en écarter sans fragiliser sa légitimité.