La vision selon laquelle la France est un État légicentré ne résulte pas de la conception que s'en faisait le juge administratif ou le juge judiciaire, mais de la fameuse théorie dite de la « loi-écran », c'est-à-dire qu'aucun juge ne pouvait écarter la loi en se prévalant de normes supérieures. Autrement dit, il y avait bien une Constitution, qui était au-dessus de la loi dans la hiérarchie normative, mais aucun juge ne vérifiait, dans le cadre de son office, si la loi méconnaissait telle ou telle disposition constitutionnelle. Il en allait de même pour les traités.
Dès lors que la Constitution de la Ve République comporte un article 55, qui place les traités dûment ratifiés au-dessus de la loi dans la hiérarchie des normes, et qu'il existe un Conseil constitutionnel chargé par le constituant de contrôler la constitutionnalité de la loi, cette théorie de la loi-écran, ou, plus exactement, cet écran s'est peu à peu estompé.
Doit-on le déplorer ? Du point de vue de l'effectivité du contrôle de la légalité de l'action de l'administration, il est parfaitement normal, dès lors qu'il existe une hiérarchie des normes, que nous soyons amenés, nous, le Conseil d'État, mais aussi le Conseil constitutionnel, à contrôler si une norme inférieure ne vient pas entrer en contradiction avec une norme supérieure.
En tout cas, je le répète, l'abandon de la « loi-écran » ne découle pas d'un choix du juge administratif ; c'est le produit d'une histoire constitutionnelle et de l'évolution des normes internationales, européennes notamment.
S'agissant de la question de la séparation des pouvoirs, le juge administratif se garde bien de passer de l'autre côté du miroir et de mélanger les genres. Le juge administratif n'est pas un administrateur : il est investi de la seule mission de contrôler la légalité de l'action de l'administration.
Je prendrai un exemple récent : au tout début de la pandémie, on a saisi le juge des référés du Conseil d'État, afin qu'il adresse une injonction à l'administration pour mettre sous contrôle public temporaire un certain nombre d'entreprises considérées comme essentielles à la vie du pays. Celui-ci a évidemment répondu aux requérants que le rôle du juge administratif n'était aucunement de faire ce type d'injonction à l'administration.
Je précise que le juge des référés, avant de prendre sa décision et d'envoyer une éventuelle injonction à l'administration, vérifie toujours ce que celle-ci a déjà fait pour atteindre les objectifs que le requérant lui demande de l'aider à atteindre, et les moyens dont elle dispose, si bien que, depuis que les procédures en référé existent, nous n'avons jamais été amenés à adresser des injonctions à l'administration qu'il lui serait impossible de respecter. Cela n'aurait aucun sens que le juge administratif aille au-delà de son rôle, qui est non seulement de faire respecter la légalité, mais aussi de rendre des décisions juridictionnelles efficaces et utiles, c'est-à-dire opérationnelles. Or enjoindre l'administration de faire l'impossible n'entre pas dans ce cadre.