Intervention de Bernard Stirn

Mission d'information Judiciarisation — Réunion du 8 février 2022 à 14h45
Audition de M. Bernard Stirn président de section honoraire au conseil d'état membre de l'institut

Bernard Stirn, président de section honoraire au Conseil d'État, membre de l'Institut :

Le dialogue entre les juges et les parlementaires est toujours utile. Nos métiers sont assez parallèles, mais, sauf pour les sénateurs qui ont l'expérience professionnelle du Palais-Royal, la manière dont nous travaillons les uns et les autres n'est pas toujours parfaitement connue.

Les préoccupations de la mission d'information sont incontestablement au coeur d'interrogations importantes qui traversent tant le monde politique que les cours suprêmes. Les enjeux sont importants en termes d'équilibre des pouvoirs, mais aussi de droits fondamentaux et de libertés publiques.

Il s'agit de maintenir un juste équilibre entre les responsabilités des uns et des autres pour continuer à consolider notre État de droit, qui suppose que les autorités politiques exercent pleinement leurs responsabilités et que les juges puissent exercer leur office dans de bonnes conditions d'indépendance et d'efficacité.

Ces préoccupations de juste équilibre se sont renforcées aujourd'hui, car, de manière très progressive, mais bien réelle, la place du droit s'est renforcée dans nos sociétés, et chacun attend davantage du juge.

Notre droit est complexe, parfois proliférant. L'accumulation, l'excès, l'instabilité et la qualité parfois imparfaite des textes normatifs - en dépit des efforts du Sénat - sont un souci pour le Parlement comme pour le Gouvernement.

Cet appareil normatif foisonnant s'inscrit lui-même dorénavant dans un univers plus complexe de mondialisation du droit, spécialement en Europe, où le droit national se mêle au droit international général et au droit européen, qui se divise lui-même en deux branches, droit de l'Union européenne d'une part, droit de la Convention européenne des droits de l'homme d'autre part.

Cet ensemble juridique complexe, parfois difficile à saisir, laisse place à une part d'appréciation plus importante du juge. Parallèlement, on note, dans toutes les démocraties, une augmentation du nombre de litiges, devant tous les juges. L'attente des citoyens est forte, comme si tout problème devait trouver sa solution dans un prétoire.

Les juges sont plus nombreux - de nouvelles juridictions sont apparues, notamment les cours constitutionnelles - et ils ont été dotés par le législateur d'instruments destinés à renforcer l'efficacité de leurs interventions. C'est ainsi la loi qui a conféré au juge administratif un pouvoir d'injonction et d'astreinte, mais aussi qui a créé les procédures de référé. Et l'on attend bien entendu des juges qu'ils fassent usage de ces différents pouvoirs.

Dans ce contexte général, la juridiction administrative occupe une place qui lui est propre. Elle entretient avec le politique des rapports sans doute moins difficiles que le juge pénal, mais elle a désormais l'occasion d'apprécier régulièrement les décisions des autorités locales, du Gouvernement, et même du Parlement.

Cette dernière dimension est très récente. Jusqu'en 1945, la loi était absolument souveraine pour le juge administratif ; elle ne pouvait être soumise à aucun contrôle. Fin 1936, la question était posée une nouvelle fois au Conseil d'État. En novembre 1936, dans l'arrêt Arrighi, le Conseil d'État avait jugé que, en l'état actuel du droit public français, il n'était pas possible de contrôler la conformité des lois aux lois constitutionnelles de 1875.

En 1936, alors que Hitler est au pouvoir, on mesure l'importance de cette interrogation dans l'Europe de l'avant-guerre. Il est intéressant de relire les conclusions du commissaire du gouvernement, M. Roger Latournerie, qui commence par montrer toutes les raisons qui justifieraient que le Conseil d'État s'empare des principes constitutionnels pour vérifier que les lois les respectent, dans un monde où les libertés sont plus gravement en danger qu'aujourd'hui, avant de constater que l'équilibre du régime parlementaire ne le permettait pas.

On mesure le chemin qui a été parcouru après la guerre, d'abord avec l'introduction des principes généraux du droit par la jurisprudence, qui ne permettait pas d'écarter la loi, mais qui conduisait toutefois à l'interpréter avec beaucoup d'audace. Face à une loi prévoyant qu'une décision ne pourrait faire l'objet d'aucun recours administratif ni judiciaire, le Conseil d'État a jugé en 1950 que cela n'excluait pas le recours pour excès de pouvoir, car le législateur, dans sa grande sagesse, n'avait pu vouloir écarter le principe général du droit au recours pour excès de pouvoir.

Enfin, sont apparus les contrôles destinés à vérifier d'une part la conformité des lois aux traités internationaux, notamment au droit européen, d'autre part leur constitutionnalité, ce dernier contrôle étant réservé au Conseil constitutionnel, même s'il a été étendu aux juridictions judiciaires et administratives depuis l'apparition de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Le filtrage des QPC par le Conseil d'État ou par la Cour de cassation associe pleinement le juge administratif, pour ce qui est du Conseil d'État, et le juge judiciaire, pour ce qui est de la Cour de cassation, à la vérification de la conformité des dispositions législatives aux droits et aux libertés garantis par la Constitution. Les évolutions ont donc été profondes.

Dans ce contexte, la juridiction administrative est désormais critiquée sous deux angles. Certains considèrent que le juge, qui connaît l'administration, qui la conseille, qui a le sens du service public et qui est attaché aux prérogatives de la puissance publique peut se montrer trop indulgent, trop complaisant ou trop attaché au besoin pour l'administration de disposer de fortes prérogatives dans l'intérêt général, critiques que l'on a souvent entendues pendant la crise sanitaire. D'autres, à l'inverse, estiment que le juge tend à aller au-delà du contrôle de légalité en formulant des appréciations d'opportunité, en adressant par le biais du référé des injonctions très contraignantes aux administrations, en prenant position sur des questions de nature plus politique que juridique, qui excèdent donc son office normal.

Ces deux critiques contradictoires sont rassurantes dans la mesure où elles laissent à penser que la position prise par la juridiction administrative est relativement équilibrée. Il faut en effet une juste mesure entre un contrôle effectif de la légalité et le respect des choix qui relèvent des autorités politiques, aussi bien locales que nationales. La boussole de la juridiction administrative consiste à trouver la bonne orientation pour répondre à l'objectif de contrôler pleinement la légalité des actes administratifs, avec exigence, et dans des délais de jugement raccourcis. L'une des évolutions très positives de la juridiction administrative, ces dernières années, est d'avoir réduit très fortement les délais de jugement, malgré l'augmentation du contentieux. Il a fallu pour cela utiliser les procédures d'urgence et le succès du référé est allé au-delà de ce que l'on pouvait espérer en 2000.

Les périodes difficiles que nous venons de traverser, à savoir l'état d'urgence pour lutter contre le terrorisme, puis l'état d'urgence sanitaire ont démontré la capacité du juge administratif à garantir un équilibre entre l'état d'urgence et l'État de droit, en exerçant rapidement un véritable contrôle en référé. C'est indispensable dans ce type de circonstances. On peut citer en exemple les mesures d'assignation à résidence pendant l'état d'urgence pour lutter contre le terrorisme ou bien les 1 300 référés dont le Conseil d'État a été saisi au titre de la crise sanitaire.

L'autre objectif à tenir est qu'il faut respecter les choix qui relèvent des autorités politiques, le juge n'ayant pas à prendre leur place ni au niveau local ni au niveau national, car il ne lui revient pas de définir les politiques publiques. Leur cadre est tracé par des traités internationaux, par des directives européennes ou par la loi, dans le respect des principes constitutionnels. La jurisprudence a cette exigence de ne pas donner une sorte d'habillage juridique à des choix politiques qui relèvent des élus locaux pour les collectivités territoriales, ou des élus nationaux pour ce qui est du Gouvernement et du Parlement.

Les exemples sont nombreux, parmi lesquels on peut citer la question de l'environnement et le contentieux climatique en matière de lutte contre le réchauffement et de préservation de la qualité de l'air. La jurisprudence est venue rappeler, sans aller au-delà, que les normes supérieures doivent valoir en tant que telles, qu'elles figurent dans la Constitution, dans la Charte de l'environnement, dans les nombreuses directives européennes ou dans les traités internationaux, depuis les Conventions de Rio jusqu'à l'Accord de Paris. Ces règles ne sont pas des symboles, mais doivent être respectées comme de véritables règles, de sorte que le juge peut être conduit à constater que les autorités publiques n'ont pas accompli les efforts qu'elles prescrivaient. Il dispose alors du pouvoir d'injonction et du pouvoir d'astreinte pour agir. Je considère qu'il ne s'agit pas d'un empiètement sur le politique, dès lors que le juge ne fait que rappeler que les normes doivent être prises au sérieux. Ces normes n'ont pas été édictées par le juge, elles sont dans la Constitution, dans les traités du droit de l'Union européenne et dans la loi.

Le Conseil d'État peut intervenir lorsqu'il constate des écarts entre l'action publique et les normes supérieures pour indiquer aux pouvoirs publics qu'il y a une obligation juridique de respecter ces normes. C'est bien là l'office du juge et pas un empiètement sur le choix des décideurs publics.

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