Le métier de juge des référés est l'une des activités qui m'a le plus passionné. J'avais suivi toutes les étapes de la réforme avec le président Labetoulle, qui en est véritablement l'auteur.
Au départ, il s'agissait essentiellement de mettre fin aux fausses voies de fait qui se développaient devant le juge judiciaire, parce que le juge administratif n'avait pas les moyens d'agir rapidement quand une liberté fondamentale était mise en cause.
Avant 2000, à toutes les séances du Tribunal des conflits montaient des affaires où un juge judiciaire s'était, à tort, reconnu compétent. C'était le seul instrument dont il disposait pour défendre les libertés. À l'époque, de nombreux tribunaux de grande instance faisaient une interprétation abusive de la notion de voie de fait, laquelle était ensuite censurée par le Tribunal des conflits, parce qu'il n'y avait pas de voie de droit adaptée. Au départ, la loi du 30 juin 2000 a vraiment été conçue pour remédier à cette situation et donner au juge administratif le pouvoir d'intervenir rapidement en cas d'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
La procédure a connu un succès qui a dépassé les attentes d'origine, un peu comme la question prioritaire de constitutionnalité d'ailleurs. On n'avait pas du tout anticipé qu'il y aurait autant de saisines. Il faut dire que le droit se fait avec la vie... Alors que l'on pensait plutôt à de toutes petites affaires locales, comme un maire qui interdirait abusivement une réunion, il y a eu beaucoup d'affaires très médiatiques, avec, pratiquement au même moment, l'affaire Dieudonné, l'affaire Vincent Lambert, au début de 2014, et l'affaire du burkini, qui a enflammé le pays au mois d'août 2016, jusqu'à ce que le juge des référés du Conseil d'État se prononce.
Il est exact que la jurisprudence a témoigné d'une vision assez large de la notion de libertés fondamentales, que la loi n'a pas davantage précisée, mais une jurisprudence contraire aurait quand même pu être très critiquée. En effet, les libertés fondamentales, au-delà du droit de l'individu à ne pas être bridé, sont aussi des droits plus collectifs : droit d'asile, droit pour tout enfant de recevoir une éducation même s'il est handicapé, droit des détenus d'être traité de manière digne...
Je suis bien conscient que cela a donné au référé-liberté un champ tout à fait important, mais je pense vraiment qu'il ne faut pas le regretter, parce que, dans ce domaine, notre droit est même en pointe. Il y a peu de pays où l'on peut, en quelques jours, obtenir une décision d'une cour suprême telle que le Conseil d'État, juge de premier ressort ou d'appel du référé liberté. Au demeurant, le Conseil d'État a fait un usage modéré de ces procédures, mais a rappelé un certain nombre d'exigences.
Les expériences du référé-liberté dans l'état d'urgence terroriste et dans l'état d'urgence sanitaire ont été extrêmement intéressantes.
Vous semblez préoccupés par le fait de ne pas enfermer trop l'administration : je crois, au contraire, que cela aide l'administration, parce que cela lui permet d'y voir clair. Dans la quasi-totalité des cas, l'administration est de bonne foi et souhaite agir conformément au droit. Il est utile qu'une cour suprême, forte de son autorité, puisse très vite lui indiquer le droit, qu'elle puisse débattre avec un juge du référé d'une décision qui vient d'être prise, qui n'est donc pas encore consolidée et qu'il est encore temps de corriger.
Dans combien d'affaires ai-je pu, comme tous les juges des référés, observer avec plaisir l'administration évoluer en peu de temps, le dialogue devant le juge la conduisant à penser que sa position initiale, qu'elle avait prise de bonne foi, n'était pas bonne et qu'il fallait corriger le tir ? Comme j'ai eu l'occasion de l'expliquer devant les commissions des deux assemblées de l'époque sur l'état d'urgence, sur l'assignation à résidence, le contrôle a vraiment été bénéfique pour tout le monde, à commencer par le ministère de l'intérieur, qui y a plutôt vu un appui de la part du juge des référés.
Au moment de la crise sanitaire, j'ai vu avec une très grande satisfaction le Conseil d'État intervenir très rapidement pour censurer un nombre significatif de mesures qui allaient un peu trop loin en termes de proportionnalité.
Je pense que le référé-liberté est un véritable succès. Alors que notre droit a pu être critiqué sur certains aspects, soyons fiers que l'on trouve des améliorations qui fonctionnent. À cet égard, je trouve que, en matière de capacité à défendre effectivement les droits et les libertés fondamentales, le référé-liberté et l'usage qu'en fait la juridiction administrative placent la France en tête des grandes démocraties, pour un recours effectif qui n'est pas non plus étouffant. Je suis absolument convaincu que ce point de vue est partagé par l'administration.
Permettez-moi, à cet égard, de vous conter une anecdote : quand le Conseil d'État a rendu une ordonnance ordonnant de dératiser la prison des Baumettes en référé-liberté, j'ai reçu un coup de téléphone du directeur de l'administration pénitentiaire. Comme je m'attendais à une réaction courroucée, quelle n'a pas été ma surprise de l'entendre me remercier : l'ordonnance lui permettait de régler, tout de suite, le problème des rats aux Baumettes, alors qu'il était ralenti par l'application des règles de passation de marché - il faut du temps pour respecter les règles de mise en concurrence. L'administration s'est sentie aidée par le juge. C'était très satisfaisant.