Il y a déjà plusieurs décennies, j'ai décrit dans mes livres comment, dans la révolution qui se déroulait déjà sous nos yeux, Hermès, Dieu de la communication, remplaçait Prométhée ; je n'ai pas été entendu, j'ai même été très largement décrié - en particulier lorsqu'à la demande d'Edith Cresson, j'avais rédigé un rapport sur l'enseignement à distance : que n'ai-je entendu alors sur ma prétendue « technophilie », sur le caractère illusoire et utopique de la révolution dont je décrivais les prémisses... et qui a dépassé aujourd'hui toutes mes prédictions : en d'autres termes, si la France est en retard, ce n'est certainement pas de mon fait.
Comme un paquebot sur son erre, la société souffre d'une forme d'inertie par rapport aux nouveautés. Je continue mon investigation sur la révolution en cours, mais avec cette fois un peu plus de retentissement - en particulier celui de mon livre Petite Poucette. De quoi s'agit-il ? Il faut d'abord comprendre que lorsque nous parlons, à force d'attention au sens de nos phrases, nous négligeons trop souvent le sens des mots eux-mêmes; lorsque nous disons « maintenant », par exemple, en nous référant au temps présent et à l'espace que nous y occupons, nous négligeons ce sens très précis du mot : « tenant en main », le maintenant est ce qui tient dans la main et que la main tient. Or, que tient Petite Poucette dans sa main, lorsqu'elle tient son téléphone intelligent en main, que tient-elle en main, maintenant ? Elle tient trois choses : les lieux du monde - grâce à son GPS, à Google Earth -, les informations du monde - qui sont en plus stockées dans une mémoire colossale, lui donnant un souvenir immédiat, maintenant -, et elle tient encore les personnes du monde - il y a une dizaine d'années, des statisticiens ont établi, dans ce qu'ils ont appelé le théorème du petit monde, qu'il fallait statistiquement environ 8 coups de téléphone pour accéder au monde entier, et la statistique s'établirait aujourd'hui à 4,35... Petite Poucette a donc cette devise : « Maintenant tenant en main le monde ».
Or, puisque vous m'interrogez sur la gouvernance de ce fait majeur, que nous enseigne l'histoire ?
Elle nous enseigne d'abord que cette faculté de tenir le monde en main n'a jamais appartenu qu'à quelques personnes seulement dans l'histoire du monde : l'empereur Auguste - rappelons-nous Cinna : « Je suis maître de moi, comme de l'univers »; Louis XIV, le Roi-Soleil; plus près de nous, peut-être quelques milliardaires, comme Bill Gates. Toujours des personnes exceptionnelles, dont l'histoire retient le nom et dit la légende. Or, aujourd'hui, ce sont 3,75 milliards de Petite Poucette qui tiennent en main le monde : c'est cet état des choses qui fait advenir une véritable utopie démocratique, unique dans l'histoire de l'humanité.
Que dire, dès lors, de la gouvernance de cette utopie géante ? Encore une fois, il faut recourir à l'histoire pour tenter de comprendre le présent. Et regarder d'abord cet objet que Petite Poucette tient dans sa main. Ce téléphone-ordinateur est un objet associant du matériel - du métal, du silicium, du plastique - et des logiciels, ce qui est, somme toute, le dernier avatar du couple support-message que l'humanité connaît depuis ses origines. Justement, quels ont été les prédécesseurs de ce couple support-message contemporain que Petite Poucette tient dans sa main et qui lui fait maintenant tenir le monde en main ?
Jusqu'au premier millénaire avant Jésus-Christ, ce couple était formé des corps vivants des hommes : les communications n'étaient qu'orales, entre le corps d'un homme lançant un train d'ondes et le corps d'un autre qui recevait ces ondes, la communication était le fait de corps-paroles. Arrive l'écriture dans le Croissant fertile et en Extrême-Orient, qui produit un véritable miracle d'externalisation, par l'objectivation du support : il n'est plus le corps entier, mais la peau, le parchemin, le papier - en d'autres termes, la parole s'est matérialisée. Cette révolution a bouleversé l'économie, la politique, la gouvernance, la science, la pédagogie, et jusqu'à la religion - qui est devenue celle des Livres Saints. Le panorama de cette révolution est tel que nous en sommes encore les enfants. L'humanité, alors, s'est-elle interrogée sur la gouvernance mondiale de l'écrit ? Non, c'est l'écrit qui a gouverné le changement politique, les changements dans leur ensemble : voilà une leçon bi-millénaire de l'histoire.
Second acte, au XVème siècle finissant, quand le message est imprimé; alors tout commence à changer dans l'humanité occidentale. La finance change - avec le papier monnaie, les chèques, les premiers traités de comptabilité -, la politique change - la possibilité de lire renouvelle l'idée même de démocratie, de lien avec les autorités, toutes les autorités ; voyez Luther : «Tout homme est Pape, une Bible à la main» -, la cognition, la pédagogie, la science changent - avec, en particulier, l'apparition de la science expérimentale. Le spectre des changements se reproduit, aussi large que celui qu'avait produit l'apparition de l'écriture.
Nous vivons aujourd'hui un troisième état de cette affaire, une réplique. La révolution du couple support-message a changé la gouvernance du monde, c'est l'imprimerie qui a ouvert la possibilité de la démocratie moderne - tandis que les tentatives de gouverner l'imprimerie ont surtout donné lieu à la censure et à l'Index... Montaigne dit qu'une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine : avec l'imprimerie, c'est l'accès à l'information qui change. La grande révolution, c'est la possibilité de la démocratie du fait de l'indépendance de l'individu par rapport à l'information.
Vous me demandez quelles sont les conditions pour gouverner internet, je vous suggère d'inverser la perspective, en regardant internet comme la révolution qui rend possible un changement de la gouvernance du monde : c'est internet qui va redéfinir le système politique, et non l'inverse; on peut certes le redouter, en souligner les effets indésirables - en particulier pour la surveillance de nos faits et gestes, qui sont entre les mains de Google et de la Maison Blanche; cependant, on l'a vu avec Edward Snowden, un seul individu peut peser autant que l'abus du système : voilà la démocratie renaissante, c'est cela qui compte le plus.
Suis-je optimiste ? Je crois que ce n'est pas la question; ce qui compte, c'est ce changement inédit, celui où pour la première fois dans l'histoire un individu peut compter autant que le système - c'est ce changement même qui me donne de l'espoir et qui, à tout le moins, exige de penser de nouvelles formes politiques, une nouvelle démocratie. L'écriture a permis la démocratie antique, l'imprimerie la Renaissance et les Lumières : quel type de gouvernance nous revient-il d'inventer, nous qui assistons à un nouveau renversement culturel avec la diffusion d'internet ?