L'inquiétude sur les relations de l'homme et la machine est aussi ancienne que les machines elles-mêmes; des idéologies interdisent aujourd'hui encore le recours à la technique, aux machines, par exemple en matière médicale - cependant, c'est bien grâce aux machines que l'espérance de vie peut atteindre quatre-vingts ans... Je crois que l'optimisme en tant que tel ne sert à rien - et je me range plutôt du côté de l'optimisme de combat, de lucidité, celui qui demande un effort pour comprendre l'inédit et pour agir en conséquence. Ce qui se passe aujourd'hui est proprement inédit : 3,75 milliards d'êtres humains vivent, fabriquent un monde qui implique cette machine, comme moi je vivais dans un monde qui impliquait le livre - et ce n'est pas le même monde, nécessairement : le changement est complet, même s'il n'est pas encore entièrement advenu. Faut-il en avoir peur ? La peur est toujours mauvaise conseillère - je préfère chercher à comprendre ce qui se passe. Je crois, du reste, qu'une entreprise comme Google, si elle se met effectivement à tout surveiller, se rendra insupportable aux citoyens, qu'ils se révolteront et que cette révolte emportera les entreprises qui nous paraissent aujourd'hui toute puissantes.
Je ne nie pas que les technologies numériques aient des défauts, je dis juste qu'il faut faire avec, chacun dans son métier. Le mien a bien changé : lorsque je faisais cours il y a vingt ans, j'avais une présomption d'incompétence envers les étudiants, ils étaient censés ne rien connaître ou presque; aujourd'hui c'est l'inverse : dès lors qu'ils ont tous eu la possibilité de consulter le thème de mon cours sur internet, je dois bien leur reconnaître une présomption de compétence, cela change tout, la relation en est réévaluée ! J'ai dû m'adapter, et je sais qu'il en va de même pour vous, les politiques : internet bouleverse la relation de l'élu au citoyen, votre métier a changé ! Il en va de même partout, pensez aux médecins, à tous les spécialistes : Petite Poucette tient tous les chiffres en main, alors qu'ils étaient hier encore l'apanage des seuls experts, voilà qui réévalue toutes les relations humaines - en particulier celles au sein de la famille, car si la science est ce que les parents enseignent à leurs enfants, la technologie est ce que les enfants enseignent à leurs parents. Tout ceci est enthousiasmant, plutôt qu'une question d'optimisme. Nous sommes en retard en Europe, mais l'Amérique aussi est en retard : alors qu'au XIXème siècle nous avons inventé des systèmes politiques à foison, nous n'en avons plus inventé aucun au XXème siècle - voilà ce qui nous manque aujourd'hui alors que le monde change si vite!