Intervention de Pierre Bellanger

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 14 janvier 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Pierre Bellanger fondateur et pdg de la radio skyrock

Pierre Bellanger, fondateur et PDG de la radio Skyrock :

Effectivement, je viens de publier La souveraineté numérique, où j'expose l'analyse que je vais vous présenter ici.

Je crois qu'avec Internet, il y a non-assistance à personnes en danger - les personnes étant, en l'occurrence, les Français dans leur ensemble. En effet, Internet ne s'ajoute pas au monde, il le remplace ; il se substitue à la vie économique et sociale telle que nous la connaissons : c'est en ce sens qu'en France, nous sommes tous en danger, dans un délai rapproché.

Certaines maladies ne font pas mal et lorsqu'on les décèle, il est souvent trop tard. Notre inconséquence à l'égard d'Internet en est un exemple : on l'a d'abord regardé avec candeur, puis on s'en est effrayé, mais les premières réactions sérieuses sont venues lorsqu'on a constaté ses destructions d'emplois - il détruit quatre emplois quand il en crée un seul et 10% seulement des emplois qu'il crée sont qualifiés ; ce multiplicateur de temps-machine devient le centre de gravité de l'économie, qui se reconfigure ; la mondialisation a dévasté les classes populaires : Internet va dévorer les classes moyennes - et la crise de 2008 apparaîtra bientôt comme un simple épisode modeste au regard du cataclysme qui s'annonce. La France et l'Union européenne ne maîtrisent rien, le contrôle est américain : Internet siphonne notre fiscalité et notre souveraineté - c'est un bouleversement qui, si nous ne faisons rien, mettra fin à notre modèle social et économique.

Je sonne l'alarme parce qu'il nous faut prendre nos responsabilités. Les réseaux ne sont pas des phénomènes naturels mais résultent d'intérêts, de volontés et de choix. Rien ne nous empêche d'y agir en tant qu'architectes et acteurs conscients.

Un réseau répond de lois, qu'il faut connaître pour comprendre et mesurer leur formidable puissance.

La première de ces lois, la « loi de Metcalfe », établit que la valeur d'un réseau est proportionnelle au carré du nombre de machines qu'il connecte ; supposez que vous ayez dix machines connectées et que vous en ajoutiez une onzième : la valeur de votre réseau passe de 10² à 11², de 100 à 121, soit +21% de croissance de valeur pour une seule machine supplémentaire connectée. Sachant que dans le monde, plusieurs millions de nouvelles machines rejoignent chaque jour Internet, le réseau vit sous une loi de d'accélération continue, une exponentielle.

Deuxième règle, la « loi de Moore » établit que la puissance des puces électroniques double tous les dix-huit mois, pour un coût équivalent.

Troisième règle, le « calcul de Grötschel » établit que la vitesse de calcul des algorithmes progresse quarante-trois fois plus vite que la puissance des microprocesseurs - ce qui fait comprendre pourquoi un téléphone portable d'aujourd'hui est plus puissant que l'ensemble du parc informatique des banques françaises en 1970...

Le développement des réseaux numériques ces dernières décennies est donc sans équivalent dans l'histoire de l'humanité et ses progrès futurs interviendront à une vitesse sans précédent comparé au passé.

Première conséquence : dès lors qu'un organisme est en contact avec le réseau, il se transforme en réseau lui-même - qu'il s'agisse d'une machine ou d'un individu - et l'ensemble forme le réseau des réseaux, Internet. Deuxième conséquence : le réseau lent peut être dépassé par le réseau rapide ; un petit peut gagner sur un gros, il peut transférer et concentrer à son profit la création de la valeur.

La doxa de l'Internet présente le réseau comme ouvert, de génération spontanée, généreux, en compétition harmonieuse : c'est Blanche-Neige en Wi-Fi ; cette vision est un mythe, en réalité, Internet est une extension du système américain, il sert une volonté impériale de puissance - tout en étant à la fois un outil d'émancipation et de liberté, ce qu'il est fondamental de ne jamais oublier.

Des réseaux de services se développent en système fermés, qui couvrent un nombre toujours plus grand de besoins. Les services comme les machines répondent de l'effet multiplicateur de la « loi de Metcalfe » : chacun a une valeur équivalente au carré du nombre de services auquel il est relié. Ces réseaux de services, appelés « résogiciels » se livrent une guerre sans merci sur les logiciels, les interfaces, les terminaux, dans une logique industrielle qui est très loin de l'idéologie des start-up qu'on met en avant pour présenter Internet ; ces rivaux gagnent du terrain dans tous les domaines et sont concurrents de la plupart de nos secteurs économiques. Les opérateurs de télécommunications, prisonniers de l'idéologie de la « neutralité du Net », sont interdits d'évoluer en résogiciels, seul futur possible pourtant des télécommunications.

J'appelle donc ces réseaux de services, les « résogiciels » : ce sont eux qui captent le principal de la valeur ces dernières années - eux qui vont tout changer dans notre vie économique et sociale. Voyez l'automobile : la production française est en crise, des centaines de milliers d'emplois sont en jeu ; or, l'automobile de demain sera connectée : en achetant une voiture, on regardera autant sa carrosserie, ses performances, que son système d'exploitation, son « résogiciel » - l'automobile elle-même sera un terminal qui, par la « loi de Metcalfe », renforcera le « résogiciel » dont elle relèvera. Les GPS actuels indiquent l'état du trafic avec un léger différé, c'est utile ; mais lorsque l'automobile sera en « résogiciel », la circulation deviendra bien plus prédictive, ce qui ferait gagner, selon certaines expériences, jusqu'à 40% de fluidité : tout le monde y a intérêt. En contrôlant ainsi le trafic, en réaction aux trajets prévisibles des occupants de voiture, on finira par contrôler la signalisation routière voire l'urbanisation... Et la fabrication de la voiture elle-même, dont on fait tant de cas ces temps-ci en France, n'aura plus grande valeur, sinon celle qui s'attache à la fabrication des carcasses. Cela s'est déjà passé dans la bataille entre IBM et Microsoft, quand la valeur est passée de la machine au logiciel : le fabricant de la machine a perdu, parce qu'il est devenu entièrement dépendant du propriétaire de la licence... Les rapprochements ont déjà commencé entre des fabricants de voitures et les « résogiciels » - Nissan a signé avec Google -, les offres open access se multiplient - car chacun peut entrer librement dans la prison...

Il en va de même dans les services, voyez la banque et l'assurance. Un « résogiciel » disposant de vos données personnelles pourra vous faire une offre de crédit et d'assurance toujours moins coûteuse qu'une banque ou qu'une compagnie d'assurance qui n'auront qu'une partie de l'information, qui ne connaîtront pas le détail de vos comportements comme le « résogiciel ». Le raisonnement vaut tous secteurs confondus - la santé, l'éducation, les loisirs...

La croissance des « résogiciels » passe également par les machines qui remplaceront demain les emplois : par exemple les caissières de supermarchés. Un salarié en caisse coûte 18 000 euros l'année, c'est le prix d'une machine ; des « résogiciels » en proposent à la location à faible prix, en comptant bien se rattraper sur les données qu'elles captent grâce à ces machines.

Cette conquête n'a pas été comprise comme il se doit ; on évoque encore des start-up, alors que la logique des « résogiciels » est très largement industrielle - et que l'enjeu n'est rien moins que celui de la souveraineté numérique, de l'indépendance nationale, de la liberté d'entreprendre, mais aussi de notre système de protection sociale qui, déjà affaibli et endetté, ne pourra supporter le choc des réseaux sans en tirer des ressources.

L'affaire Snowden a mis au jour l'impuissance politique face aux réseaux ; dès lors que l'État ne peut même plus assurer le secret des correspondances, à quoi sert l'impôt ? Il suffit, sur Internet, de cocher la case « I agree », pour abandonner à un « résogiciel » toutes les libertés conquises de haute lutte dans l'histoire - et on le fait sans y penser, parce que c'est « cool », et au nom du « cool », on coule...

Des réactions sont possibles. Qui peut agir ? D'abord les élus, la population en a besoin. Un député m'a opposé que la souveraineté numérique, il n'en entendait guère parler sur les marchés ; mais c'est vrai pour nombre de sujets importants : hors les populations localement concernées, nombre de sujets, comme par exemple les gaz de schiste, ne sont pas abordés et ne sont pourtant pas mineurs.

Première action à entreprendre : établir la propriété des données. Aujourd'hui, elles sont res nullius : leur usage est réglementé, mais elles ne sont la propriété de personne. Nous avons le droit d'auteur, mais pas celui de nos données, qui sont pourtant la trace de ce que nous sommes les auteurs de notre vie ! Le droit de propriété de nos données peut être institué par une loi française et les traités européens, à ma connaissance, ne l'empêchent pas. Ce statut de propriété privée des données changerait d'un coup toute l'économie numérique aujourd'hui fondé sur le pillage des données personnelles, il obligerait à imaginer de nouveaux logiciels et donc stimulerait l'activité française et européenne dans ce secteur.

Deuxième action : la localisation des serveurs - en disposant que tout stockage ou toute transaction de données européennes, doit se faire sur des serveurs localisés en Europe. Pourquoi exporter notre vie privée comme nous le faisons aujourd'hui, sans aucun autre recours possible... qu'un juge californien ? Nous savons qu'il y a des dangers potentiels, un peu comme avec le tabac ou avec les colorants alimentaires, mais nous nous livrons entiers à des autorités sur lesquelles nous n'avons aucun poids et nous ne faisons rien : avec une territorialisation en Europe, nous aurions un recours.

Troisième action : instaurer une taxe sur les données informatiques personnelles qui sortent du territoire européen, une « dataxe » européenne assurant que l'activité déployée par d'autres sur notre continent, contribue effectivement à notre modèle social.

Enfin, quatrième action : soutenir la constitution d'un « résogiciel » national, qui peut prendre des formes variées, par l'alliance d'opérateurs de téléphonie avec d'autres entreprises. Dans les technologies numériques, nous avons des talents et des compétences en France : pourquoi leur avenir devrait-il se limiter aux seconds rôles ? Pourquoi accepter un tel pillage ?

Nous sommes donc bien trop naïfs avec ce qui se passe sur Internet. Des services de courrier en réseau sont utilisés pour préparer des négociations internationales ; des services de traduction en ligne pour des procédés industriels ... Il faut se réveiller ! Nous sommes en danger, nos activités sont connues, surveillées : il y a non-assistance à pays en danger ! La représentation nationale doit prendre ses responsabilités, les générations futures nous jugerons sur nos actes d'aujourd'hui !

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