Au terme de nos travaux, qui ont en effet été denses, je souhaite avant tout adresser mes remerciements à l'ensemble des membres de la mission. En dépit des contraintes de notre calendrier, et malgré une session extraordinaire très chargée, vous avez fait preuve d'une grande implication tout au long des auditions du mois de juillet ; vos questions et interventions ont contribué à les rendre très riches d'enseignements et à inspirer très largement le projet de rapport que nous examinons aujourd'hui.
Nous avons ainsi montré que la Haute Assemblée est capable de travailler rapidement et de manière approfondie sur un sujet complexe et que, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous sommes capables de mener des « missions flash », comme l'Assemblée nationale, sans les nommer.
J'adresse également des remerciements appuyés à notre président, avec qui nous avons travaillé en excellente intelligence. Son regard informé et aiguisé sur les problématiques de santé nous a été extrêmement précieux et je crois que la manière dont il a conduit nos auditions a témoigné auprès de nos interlocuteurs du sérieux et de la qualité de notre mission.
J'en viens sans plus tarder à la présentation du projet de rapport.
Comme nous en avions convenu lors de notre échange de vues, il s'ouvre par une introduction qui précise les différentes notions couvertes par nos travaux, notamment celles de pénurie, de rupture de stock ou encore de tension d'approvisionnement. Par souci de clarté, nous avons également prévu un point liminaire comprenant un panorama des causes d'indisponibilité de médicament, accompagné d'un schéma récapitulatif.
Permettez-moi, avant d'entrer dans la présentation détaillée de nos propositions, de vous rappeler succinctement les principaux enseignements tirés de notre série d'auditions.
En premier lieu, le phénomène des pénuries ou indisponibilités de médicaments et de vaccins me paraît très largement sous-estimé dans le débat public. Il s'agit d'un problème réel, qui affecte au quotidien l'exercice des soignants comme la prise en charge des malades, avec des conséquences parfois tragiques, notamment en ce qui concerne les anticancéreux et les vaccins.
En second lieu, la chaîne de production et de distribution ne saurait être mise en cause dans son ensemble. L'analyse de son fonctionnement offre d'ailleurs plusieurs motifs de satisfaction : les patients français ont accès à des produits offrant toutes les garanties de sécurité et de qualité ; en outre, l'approvisionnement des médicaments disponibles est généralement effectué de manière rapide et fiable, en dépit d'une logistique particulièrement complexe.
Plutôt donc qu'un dysfonctionnement général, ce sont souvent des événements isolés qui sont en cause dans la formation des phénomènes de pénuries : ils tendent à se répercuter sur l'ensemble de la chaîne par le jeu d'un « effet domino » résultant de l'interdépendance de ses maillons. Un problème de qualité survenant dans une usine de substances actives en Inde ou en Chine, par exemple, peut affecter l'approvisionnement du marché français pour de longs mois.
Ces événements sont aggravés par le manque d'information et de transparence qui caractérise la chaîne du médicament. Celui-ci alimente en outre la défiance entre ses acteurs, qui se suspectent mutuellement de pratiques de nature à alimenter les pénuries.
Au-delà de ces causes « mécaniques », qui résultent de la configuration actuelle du marché du médicament, je suis très préoccupé de constater que, dans de nombreux cas, les phénomènes de pénuries résultent de la priorité accordée aux objectifs économiques par rapport aux enjeux de santé publique.
Cette constatation vaut tant pour les acteurs privés de la chaîne que pour les pouvoirs publics. Les décisions résultant de stratégies industrielles et commerciales tendent à donner la priorité aux rendements les plus élevés, dont les conditions ne sont guère compatibles avec un approvisionnement continu du marché et des patients français. Dans un contexte de forte contrainte des finances sociales, les pouvoirs publics cherchent, dans le même temps, à réduire la dépense associée aux médicaments, ce qui a accéléré la recomposition du secteur.
Sur ce dernier point, nos travaux ont débouché sur un constat inattendu : pour lutter contre les pénuries, notre grille de lecture habituelle, qui nous conduit à dénoncer régulièrement le prix exorbitant de certaines innovations pharmaceutiques, n'est pas nécessairement adaptée. Pour certains produits anciens, mais essentiels, les acteurs sanitaires font face à un problème de prix trop bas et non trop élevés.
Je suis par ailleurs très inquiet de constater la perte progressive d'indépendance sanitaire de notre pays, du fait de la délocalisation à l'étranger de la plupart des structures de production de médicaments indispensables. Les patients français ne sont aujourd'hui ni les premiers ni les seuls servis par une industrie, désormais largement implantée en Asie. Si un événement impactant de manière majeure les conditions de production de médicaments distribués sur le marché français devait survenir au cours des prochaines années, la prise en charge des patients pourrait être fortement affectée.
Face à ces constats, que je pense partagés, je vous propose de formuler une trentaine de propositions, qui ont pour point commun de viser à donner davantage de place à la préservation de la santé publique et de notre indépendance sanitaire qu'aux objectifs de maîtrise des coûts dans la production et la distribution de médicaments et de vaccins. Il s'agit, en d'autres termes, de replacer l'éthique de santé publique au coeur de la chaîne du médicament.
Le levier de la transparence, qui joue un rôle essentiel dans la responsabilisation des acteurs, y tient une place importante, de même que le renforcement de la coordination nationale et européenne dans la prévention et la gestion des indisponibilités. Face aux problèmes de pénurie, l'échelle nationale n'est pas toujours la plus pertinente ; c'est à l'échelon européen que nous pourrons recréer les conditions d'une production et d'un approvisionnement sécurisés.
La première partie du rapport dresse un état des lieux de la situation des pénuries de médicaments et de vaccins, qui est loin d'être aussi anecdotique que l'on pourrait le penser dans la France de 2018, et qui se révèle parfois même franchement inquiétante.
Au-delà du constat chiffré, qui fait apparaître une très forte évolution des difficultés au cours des dix dernières années, l'accent est mis sur deux points : les difficultés rencontrées par les professionnels de santé, qui consacrent une part très importante et largement sous-estimée de leur temps de travail à la gestion des situations de pénurie ; leurs répercussions sur les patients, qui peuvent aller jusqu'à la perte de chance de survie. Sur cet aspect, le rapport insiste également sur la remise en cause de certains objectifs de santé publique, notamment s'agissant des indisponibilités de vaccins.
Cette partie évoque, dans un second temps, l'évolution du dispositif législatif et réglementaire de prévention et de gestion des ruptures d'approvisionnement. En première analyse, la France dispose d'un arsenal juridique solide, qui s'est considérablement renforcé au cours des six dernières années et qui nous place en tête de peloton au sein de l'Union européenne. Nous avons notamment innové dans la mise en place obligatoire de plans de gestion des pénuries pour des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) exposés à de fortes tensions d'approvisionnement.
Notre réglementation ne permet cependant pas d'agir directement sur les origines des ruptures, lorsque celles-ci interviennent en amont de la distribution du médicament : cette phase se déroule le plus souvent à l'étranger, sous le contrôle de donneurs d'ordres qui ne sont pas nécessairement européens. Nos propositions ne sauraient donc être uniquement juridiques : bien souvent, les solutions se nichent dans une meilleure fluidité des relations entre les acteurs, dans l'amélioration des outils d'information à leur disposition ou une plus grande transparence de leurs pratiques.
Cela nous amène à la deuxième partie, centrée sur les difficultés liées à la chaîne de production.
Une grande partie des situations de pénurie découle de la fragilité croissante des chaînes de production pharmaceutiques, qui alimentent une demande accrue à l'échelle mondiale et dont la réactivité est altérée à la fois par le haut niveau de technologie déployée, les difficultés liées à l'approvisionnement en matières premières, ainsi que le foisonnement des normes de sécurité applicables.
Dans ce contexte, le décrochage de l'industrie pharmaceutique française et européenne est à l'origine d'une inquiétante perte d'indépendance sanitaire. Je vous propose de préciser les contours d'une stratégie industrielle nationale et européenne du médicament, afin de recréer les conditions d'une production pharmaceutique de proximité.
Ce premier ensemble de propositions comprend notamment des mesures financières en faveur d'une relocalisation des sites de production en France, qui doivent être à mon sens accompagnées de contreparties exigeantes pour leurs bénéficiaires.
Plutôt que de réfléchir à un nouveau crédit d'impôt dans un secteur pharmaceutique bénéficiant déjà très largement du crédit d'impôt recherche, nous pourrions envisager l'expérimentation, pour une durée de cinq ans, de mesures plus ciblées en faveur des entreprises qui s'engageraient à développer de nouvelles capacités de production de produits stratégiques pour la sécurité sanitaire européenne. Il s'agirait d'un abattement sur le chiffre d'affaires déclaré au titre des taxes sur les chiffres d'affaires des produits remboursables et des premières ventes, complété par une exonération partielle ou totale de la taxe foncière sur les propriétés bâties, sur le modèle de ce que les collectivités territoriales font déjà au sein des pôles de compétitivité.
Afin de favoriser la relance d'une industrie française de chimie fine, ces mesures fiscales pourraient, le cas échéant, être complétées par des aides à l'embauche versées les deux premières années.
La mise en place de ces mesures s'accompagnerait d'engagements réciproques entre l'État, les entreprises pharmaceutiques et l'industrie chimique, formalisés dans un accord-cadre tripartite.
Quoique des limites techniques à ce projet aient été mises en avant lors de nos auditions, il me semble par ailleurs indispensable d'engager une véritable réflexion sur la possible internalisation de certaines productions stratégiques pour la santé publique. Face aux menaces d'arrêt de commercialisation de certains médicaments essentiels, je vous propose la mise en place d'un programme public limité de production de ces produits critiques. Un tel programme, bien entendu extrêmement coûteux, pourrait être confié à 'l'agence générale des équipements et produits de santé de l'assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP) et à la pharmacie centrale des armées, dont les moyens devront être très significativement augmentés en conséquence.
J'en viens à présent à l'épineuse question de l'incidence du prix du médicament sur les pénuries. Nous le pressentions et nos auditions l'ont confirmé : les différences de prix entre pays pèsent sur les stratégies d'allocation de leurs stocks par les laboratoires. L'anticancéreux 5 FU, par exemple, est commercialisé à 5 euros en France, contre 40 dollars aux États-Unis. Selon les laboratoires, la France a les plus bas prix sur au moins les deux tiers d'une dizaine de valences vaccinales.
À cette difficulté s'ajoutent celles qui sont constatées dans le cadre des achats de médicaments par les établissements de santé. Notre politique de rationalisation des achats hospitaliers, en privilégiant des appels d'offres de très grande taille, a entraîné une raréfaction des fournisseurs et la multiplication subséquente des difficultés d'approvisionnement.
Face à ces situations, le constat me paraît simple : les conditions encadrant la commercialisation des médicaments sur le marché français sont principalement centrées sur leur sécurité et la maîtrise de leur coût ; il faut désormais également prendre en compte les impératifs liés à leur approvisionnement.
Il me paraît tout d'abord indispensable, et je crois qu'il existe un consensus sur ce point, de revoir les objectifs et la dimension des appels d'offres hospitaliers dans le but de préserver des solutions alternatives en cas de défaillance du titulaire du marché. Ces évolutions permettraient, par ailleurs, de mieux encadrer les surfacturations opérées dans le cadre des procédures d'achat pour compte.
Nous devrons également compter sur la plus grande responsabilité des laboratoires, en renforçant la transparence de leurs pratiques, notamment en ce qui concerne leurs plans de gestion des pénuries.
Dans sa troisième partie, le projet de rapport entend répondre aux difficultés constatées dans la chaîne de distribution. Nos travaux ont mis en évidence un fort climat de défiance entre les acteurs de la distribution du médicament. Les industriels et les grossistes-répartiteurs ont eu tendance à se renvoyer la balle, dénonçant chez les uns la pratique des quotas dans l'allocation des stocks et la tentation chez les autres des exportations parallèles. Dans ce contexte, l'instauration d'une plus grande transparence ne pourra que contribuer à lever les malentendus et à renforcer la coopération.
J'identifie de ce point de vue trois axes principaux.
Le premier enjeu me paraît être celui du défaut d'information entre les acteurs. Faute de pilotage centralisé, les différents acteurs de la chaîne de distribution ne bénéficient pas des informations qui leur permettraient d'assurer une gestion efficace des situations de pénurie : il est donc crucial d'assurer la diffusion de l'ensemble de l'information disponible à tous les acteurs concernés. D'autres pays, notamment les États-Unis, le font d'ailleurs déjà, au travers notamment d'applications mobiles extrêmement bien pensées. En France, nous disposons de l'excellent « DP-Ruptures » mis en place par l'ordre des pharmaciens, qui n'est cependant pas généralisé ni ouvert à l'ensemble des acteurs.
Je propose donc de mettre en place, sur le modèle du « DP-Ruptures », une plateforme d'information centralisée sur les situations de ruptures et de risques de rupture, renseignée par l'agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), les laboratoires, les dépositaires, les grossistes-répartiteurs, les pharmaciens d'officine et les pharmaciens d'hôpital, permettant notamment de disposer d'informations actualisées sur les origines des tensions et ruptures et les dates prévisionnelles de retour des produits.
Le projet de rapport comprend ensuite plusieurs propositions relatives à la déontologie des pratiques commerciales de la distribution. Une part importante de nos auditions a été consacrée à la question des exportations parallèles et à celle des contingentements des laboratoires. En l'absence de données objectives et vérifiables sur ces aspects qui cristallisent les tensions, l'urgence me paraît être de faire davantage de transparence sur ces pratiques.
Le projet de rapport aborde ensuite les mesures qui tendraient à faciliter l'exercice professionnel des pharmaciens et des distributeurs dans la gestion d'une situation d'indisponibilité.
Il nous faut avant tout renforcer la capacité de réaction des pharmaciens. Les pratiques de dépannage entre officines connaissent leurs limites en zones rurales, où il est parfois compliqué de renvoyer un patient vers une pharmacie située à plusieurs dizaines de kilomètres. Il pourrait par conséquent être envisagé d'expérimenter, sous le contrôle de l'ANSM et dans des conditions définies de manière concertée, une possibilité de rétrocession entre officines de stocks de médicaments signalés en tension ou en rupture afin de favoriser l'approvisionnement d'établissements pharmaceutiques situés en zones peu denses.
Par ailleurs, ménager une marge d'autonomie au pharmacien dans l'adaptation du traitement en cas de rupture sur une spécialité, dans un cadre clairement défini et partagé par les professionnels de santé, peut également contribuer à atténuer les effets d'une pénurie sur les patients. En nous inspirant de l'exemple québécois, nous pourrions suggérer d'expérimenter la possibilité pour les pharmaciens de proposer au patient une substitution thérapeutique en cas de rupture d'approvisionnement avérée, selon un protocole défini par l'ANSM et les représentants des professionnels de santé. La montée en charge du dossier médical partagé et de la coopération interprofessionnelle devrait faciliter le recours à ces solutions d'urgence.
Le rapport met enfin l'accent sur le renforcement de la coordination nationale et européenne dans la prévention et la gestion des tensions d'approvisionnement.
Il importe tout d'abord de mettre en place une instance nationale de concertation associant l'État et toutes les parties prenantes. Placée auprès du Premier ministre, cette instance serait chargée de définir une stratégie de long terme, d'assurer une veille de l'évolution de la demande nationale pour des médicaments essentiels en situation critique ou encore de coordonner la mise en place de protocoles de résolution des situations de crise.
La perspective du Brexit fait par ailleurs du renforcement de la coopération européenne une nécessité chaque jour plus urgente : on estime que le retrait du Royaume-Uni pourrait affecter la distribution de cent-huit médicaments sur le continent.
Dans cet esprit, le projet de rapport propose notamment d'activer un instrument essentiel qui existe déjà dans la réglementation européenne : l'achat groupé entre plusieurs États membres de vaccins. Les ruptures récentes ont concerné des vaccins pédiatriques pour lesquels il n'existe souvent qu'une seule campagne de production par an, la population cible étant trop restreinte. Un achat groupé permettrait de multiplier les effets d'échelle et de renforcer la prévisibilité des commandes pour les fabricants. Ce mécanisme devrait également être institué pour l'achat groupé de réserves de sécurité de médicaments destinés à des populations cibles restreintes, comme certains anticancéreux ou antibiotiques.
Enfin, compte tenu des contraintes de production et de commercialisation de certains médicaments anciens, nous pourrions recommander la mise en place, à l'échelon européen, d'un statut spécifique pour la commercialisation et le maintien de ces médicaments sur le marché européen, inspiré du statut des médicaments orphelins.
Tels sont donc, mes chers collègues, les contours du rapport que je vous propose d'adopter. La situation est inquiétante, mais elle n'est pas irrémédiable, à condition que l'ensemble des parties prenantes prenne véritablement conscience des enjeux, car c'est aujourd'hui que se dessinent les contours de ce que sera dans dix ou vingt ans l'approvisionnement de la France en médicaments et vaccins.
Je vous remercie de votre attention et je reste naturellement à l'écoute de vos observations et suggestions.