Intervention de Agnès Verdier-Molinié

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 22 mai 2012 : 1ère réunion
Audition de Mme Agnès Verdier-molinié directeur de la fondation ifrap fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques et de M. Julien Lamon directeur des recherches de l'association contribuables associés

Agnès Verdier-Molinié, directeur de la fondation IFRAP :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens tout d'abord à vous remercier d'avoir bien voulu auditionner la fondation IFRAP.

Avant de commencer mon exposé, je tiens à rappeler que la fondation IFRAP est un think tank, c'est-à-dire un laboratoire de réflexion, et qu'elle est reconnue d'utilité publique depuis 2009. Elle s'est donné pour but d'évaluer les politiques publiques, dans la perspective de l'encouragement de la croissance économique, de la création d'emplois et de la recherche de l'équilibre de nos finances publiques.

En ce qui concerne l'exil fiscal, nous nous intéressons plus particulièrement à l'exil de nos entrepreneurs, parce qu'ils sont nos créateurs de richesse. Depuis de nombreuses années, nous réfléchissons à la meilleure manière de développer, en France, des entreprises de croissance, fortement créatrices d'emplois, afin d'avoir, dans notre pays, ce que nous appelons de « bons riches », qui investissent dans notre avenir collectif. Cette question nous paraît fondamentale, parce que la France ne peut pas miser entièrement sur la dépense publique pour créer de l'emploi marchand : il faut donc inciter ceux qui en ont les moyens, soit parce que leurs revenus sont élevés, soit parce qu'ils détiennent un patrimoine important, à investir dans les entreprises qui créent les emplois de demain, notamment les « gazelles », ces entreprises à fort potentiel de croissance dont nous manquons.

Je vous fais grâce de tous les chiffres que nous avons publiés, mais nous avons montré que, sur 500 000 entreprises créées chaque années en France - le nouveau statut d'auto-entrepreneur a contribué à augmenter le nombre de ces créations -, 40 000 seulement créent au moins un emploi. Cette situation est inquiétante car, selon ces statistiques, des pays comme l'Allemagne ou le Royaume-Uni font deux fois mieux que nous. Nous considérons donc que, pour créer ces emplois marchands, il importe d'inciter nos riches à rester en France. Or il nous semble que la pression qui s'exerce aujourd'hui sur les grands patrimoines et les hauts revenus ne va pas dans le bon sens.

Vous m'avez demandé de présenter notre estimation du nombre de milliards d'euros qui auraient quitté la France. Cet exercice est très difficile à mener à bien. Toutefois, selon les chiffres publiés par Eric Pichet, professeur et spécialiste de ces questions patrimoniales, près d'un tiers de ceux qui appartiennent à la plus haute tranche de l'impôt de solidarité sur la fortune, l'ISF, - celle qui était taxée à 1,8 %, soit 700 personnes en tout - s'expatrient chaque année, en raison des contraintes fiscales. Parmi ces personnes figurent de nombreux créateurs de richesse. Ces derniers temps, environ 10 milliards d'euros auraient ainsi quitté notre pays chaque année, soit un total de près de 200 milliards d'euros depuis le début des années 2000. Cette évaluation est corroborée par une estimation du patrimoine français aujourd'hui localisé en Suisse, qui serait de l'ordre de 94 milliards d'euros selon Le Temps, chiffre qui nous semble correct.

Ces 200 milliards d'euros représentent, selon nous, un manque à gagner pour les entreprises françaises en termes d'investissement. Nous connaissons de nombreux entrepreneurs qui, à un moment ou un autre, sont partis en Belgique, mais ils ne sont pas partis parce qu'ils ne voulaient plus créer de richesse dans notre pays. Par exemple, le créateur d'une start up qui a très bien marché et a été revendue plusieurs millions d'euros se trouve redevable de sommes importantes au titre de l'ISF, avant même qu'il ait pu réinvestir dans d'autres entreprises qui, n'étant pas considérées comme connexes ou complémentaires, ne relèvent donc plus de l'outil de travail. Or ces personnes sont de véritables business angels, puisque, une fois qu'elles ont réalisé la vente de leur propre entreprise, elles veulent conserver une occupation entrepreneuriale tout en investissant dans les entreprises des autres, mais on ne les encourage pas à le faire.

Tout le monde connaît l'exemple de Denis Payre, fondateur de Business Objects, qui est parti en Belgique, en est revenu, mais n'exclut pas de repartir, compte tenu des annonces politiques en matière fiscale.

Tout le monde connaît également l'exemple de Marc Simoncini : fondateur de Meetic qu'il a vendu pour 200 millions ou 300 millions d'euros, il a créé un fonds, Jaïna Capital, qui investit dans des start up et aide donc des jeunes qui partent de rien à créer de nouvelles entreprises. Il a lui-même annoncé récemment sur les ondes que, puisqu'il devait payer l'ISF sur l'argent qu'il avait investi dans des start up, argent que l'on ne peut considérer comme faisant partie de sa fortune, et que l'administration fiscale lui répondait qu'elle ne pouvait rien faire pour lui, il envisageait de s'expatrier en Belgique. L'affaire nous paraît délicate : même si l'intéressé explique qu'il continuera à investir en France par l'intermédiaire de son fonds d'investissement, nous savons bien qu'une personne qui quitte la France pour des raisons fiscales a toujours du mal à continuer à investir sur le sol français.

Ces affaires illustrent une de nos préoccupations majeures : sans ces investisseurs privés, nous considérons que la France ne pourra jamais développer les entreprises de croissance qui existent dans des pays comparables, comme le Royaume-Uni et l'Allemagne, car ces pays encouragent, avec des leviers différents, l'investissement dans les entreprises de demain. Nous voudrions donc attirer l'attention de votre commission d'enquête sur le fait qu'il faudrait peut-être imaginer un statut spécifique pour ces « investisseurs providentiels », pour reprendre la traduction québécoise de business angels, qui font le choix d'investir leur fortune non pas dans des oeuvres d'art - comme vous le savez, celles-ci échappent à l'ISF -, mais dans une plus grande oeuvre d'art, à savoir des entreprises qui seront capables de créer des emplois et de faire baisser le taux de chômage des jeunes. Cette préoccupation doit animer tous ceux qui s'intéressent à l'avenir de la France.

La fondation IFRAP a beaucoup travaillé sur ces questions au cours des dernières années. Certains d'entre vous le savent, elle a été à l'origine de la « mesure ISF-TEPA » qui permet de déduire de l'ISF les investissements réalisés dans des PME. La fondation aurait souhaité que soient privilégiées les petites entreprises selon la définition communautaire, c'est-à-dire celles qui comptent moins de cinquante salariés pour un total de bilan inférieur à 10 millions d'euros. En effet, nous considérons qu'il faut aiguiller le peu d'argent obtenu grâce aux incitations fiscales vers les entreprises qui courent le plus de risques et non vers les PME qui sont parfois déjà très développées et peuvent assez facilement financer les investissements qui leur sont nécessaires par l'intermédiaire des banques ou des sociétés de capital-risque. Avec la mesure ISF-TEPA, notre idée était de réorienter les investisseurs vers les petites entreprises de définition communautaire et nous avons été parmi les premiers à alerter le ministère des finances sur le fait que, pour éviter les effets d'aubaine, il fallait exclure les entreprises de leasing ou de l'immobilier du bénéfice de cette mesure, afin de le réserver à celles qui en avaient le plus besoin. La fondation IFRAP est particulièrement attachée à la pérennisation de cette mesure qui permet à ceux qui en ont les moyens d'investir dans les entreprises - avec les ajustements que j'évoquais, c'est-à-dire en la réservant aux plus petites entreprises, en accord avec les lignes directrices de l'Union européenne relatives aux phases d'amorçage et de démarrage.

Nous nous sommes également penchés sur l'article 199 terdecies-0 A du code général des impôts, dit « réduction Madelin », qui permet de déduire de l'impôt sur le revenu les investissements réalisés dans les entreprises. Nous sommes inquiets, parce que cette réduction est concernée par le plafonnement global des niches fiscales, révisé à la baisse chaque année. Or nous considérons que certaines niches sont prioritaires, notamment celles qui permettent l'investissement direct. Aujourd'hui, la déduction est plafonnée à 18 %, alors qu'elle s'élevait à 25 % avant le plafonnement global des niches, en 2006.

Cette question est importante, car la réduction Madelin, aujourd'hui, n'incite plus du tout à investir dans les entreprises. Nous avons obtenu que l'Assemblée nationale relève le plafond de cette réduction à 100 000 euros pour un couple, mais avec le « coup de rabot » à 18 % et le plafond global des niches, cette mesure perd tout caractère attractif. Nous souhaiterions, bien que cela paraisse difficile dans le contexte budgétaire actuel, que l'on établisse une distinction entre les niches potentiellement créatrices d'emplois et celles qui le sont moins, afin que les premières soient pérennisées, avec des plafonds plus hauts - peut-être faudrait-il même que la réduction Madelin ne soit pas prise en compte dans le plafond global des niches -, parce que ce type d'investissement nous paraît plus important que les investissements dans les départements et collectivités d'outre-mer ou dans les monuments historiques, même si ceux-ci sont également importants ! L'emploi doit primer absolument dans les politiques publiques des prochaines années, beaucoup plus que cela n'a été le cas ces derniers temps - on peut même estimer que les dernières mesures prises l'ont été plutôt à la marge.

Nous souhaitons donc favoriser l'émergence d'investisseurs privés dans les entreprises et permettre à ces personnes particulièrement fortunées de diriger leurs investissements vers les gazelles, les start up, etc. C'est également la raison pour laquelle nous appelons de nos voeux un « plan start up » qui pourrait comporter plusieurs mesures, dont des mesures fiscales, même si toutes les mesures souhaitables ne relèvent pas de la fiscalité.

Enfin, je souhaite ajouter un mot sur l'annonce du relèvement du taux marginal de l'impôt sur le revenu à 75 % : la question du sort à réserver aux footballeurs a été évoquée à cette occasion par les médias, mais celle du sort des serial entrepreneurs revêt une importance majeure. Il faudrait vraiment établir une différence entre ceux qui vivent de rentes et ceux qui vivent d'investissements à risques, en réfléchissant notamment à ce que l'IFRAP a appelé « l'impôt-risque » : en effet, les banques ou les sociétés de capital-risque n'investissent pas dans les start up, parce que ces investissements sont extrêmement risqués. Comme l'explique très bien M. Simoncini, la plupart des entreprises dans lesquelles il investit ne grossissent pas, elles disparaissent, mais certaines vont rencontrer un succès phénoménal. Il conviendrait donc de tout faire pour que ceux qui ont su prendre ces risques au service de la société puissent bénéficier d'une fiscalité plus favorable. Plusieurs pistes mériteraient d'être explorées, mais il me semble tout aussi important de conserver en France ces entrepreneurs, ces investisseurs, ces business angels que de garder des footballeurs ! Il faut donc faire en sorte que la fiscalité soit le plus possible au service de la création de richesse.

Des mesures comme l'exit tax ou le relèvement du taux marginal de l'impôt sur le revenu à 75 % relèvent d'une logique punitive : non seulement elles ne rapporteront rien au budget de l'État - leur produit a été évalué entre 150 millions et 200 millions d'euros par an -, mais elles lui feront même perdre les recettes correspondant à tous les autres impôts qu'auraient pu payer les personnes visées ! Plutôt que d'imaginer une fiscalité punitive, il conviendrait donc d'imaginer une fiscalité incitative. Nous pourrions également évoquer les fondations ou la création par des personnes fortunées d'oeuvres au service de l'intérêt général.

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