Certaines questions qui me sont parvenues hier me semblent en effet comporter quelques arrière-pensées concernant le dossier HSBC.
La fraude fiscale est un thème récurrent pour la justice et, depuis que je suis magistrat, je le rencontre, ce qui m'amène à faire une double constatation.
La première, c'est que l'institution judiciaire peine toujours, même si cela s'est amélioré, à exercer la répression dans ce domaine particulier. Je m'étais d'ailleurs efforcé, en des temps très anciens, de mettre certains dossiers de fraude fiscale aux périodes où les magistrats eux-mêmes devaient subir la contrainte fiscale, ne serait-ce que pour les aider à comprendre que l'impôt était prélevé dans l'intérêt de la collectivité.
Il ne faut pas oublier que, derrière chaque magistrat, il y a aussi un homme ou une femme qui paie des impôts et que globalement, à tort ou à raison - peut-être en partie à raison -, le système fiscal paraît quelque peu inéquitable dans notre pays. C'est d'ailleurs, selon moi, l'origine du problème de la répression de la fraude fiscale tant les magistrats eux mêmes sont impliqués dans le dispositif. On n'est bon juge que si l'on n'est pas intéressé par la cause dont on a à connaître. Or tout contribuable, et les juges sont des contribuables, se sent éminemment concerné.
Je cherche depuis des années la raison de ces réticences.
J'en viens au second aspect de la question, à la seconde constatation. La fraude fiscale proprement dite - c'est la volonté du législateur - n'est pas directement accessible au ministère public. Elle fait partie de ces contentieux dont l'autorité judiciaire n'est pas écartée mais dans lesquels elle n'a pas vocation à prendre des initiatives, ce qui peut créer, sinon des frustrations, du moins une approche peut-être plus aiguë que dans les contentieux dont l'autorité judiciaire a la charge.
Les services fiscaux n'apprécient guère que la justice prenne des décisions, qu'il s'agisse de poursuites ou de jugements, qui s'écartent de leurs constatations. En clair, les services fiscaux aiment bien être suivis, d'où un filtre encore plus serré que celui que l'on peut connaître dans d'autres contentieux, toujours avec cette crainte des services fiscaux d'un classement par le parquet, voire d'une relaxe par le tribunal de grande instance ou par la cour d'appel.
Il faut bien admettre aussi que, quand il s'agit de la répression de la fraude fiscale, le temps n'a plus la même valeur que pour d'autres contentieux où l'on nous demande de plus en plus, non sans raison d'ailleurs, d'intervenir aussi rapidement que possible. Je ne compte plus les dossiers, dans les trois postes que j'ai occupés en tant que procureur de la République, à Chambéry, Valenciennes et Nice, dans lesquels la saisine était extrêmement tardive.
Compte tenu du temps que prennent les filtres successifs - la volonté du ministre, la Commission des infractions fiscales - puis la mise en forme des dossiers et leur transmission à l'autorité judiciaire, en l'espèce au ministère public, il n'est pas rare de recevoir les dossiers quinze jours avant la prescription de l'action publique, voire la veille, c'est-à-dire quatre ans après la commission des faits.
Ce n'est pas un détail : il faut admettre que cette saisine parfois acrobatique nous oblige à des réponses un peu tranchées. Ou bien on prend le parti d'utiliser nos attributions dans le vague, sans prendre le temps de bien approfondir le dossier au fond et on interrompt la prescription, ce qui peut satisfaire les services fiscaux, ou bien on exerce nos attributions. Or interrompre la prescription n'est pas un acte neutre : cela signifie que l'on pénètre déjà dans le processus répressif.
Il m'est arrivé à quelques reprises, saisi dans ces conditions que j'estimais anormales, de classer. J'ai donné les raisons du classement à l'administration fiscale, qui est peut-être mieux placée que bien d'autres victimes pour les connaître - elle sait d'ailleurs les réclamer directement ou, quelquefois, par l'entremise du ministère de la justice, ce qui ne me paraît pas anormal -, à savoir qu'il n'était pas justifié d'attendre quatre ans moins deux ou trois jours pour demander l'exercice des poursuites. Il m'est aussi arrivé de classer, je ne vous le cache pas, parce que je trouvais que l'utilisation de la voie pénale avait quelque résonance politique, pour ne pas dire politicienne. J'ai ainsi classé un dossier de fraude fiscale qui m'était soumis quarante-huit heures avant l'expiration du délai de prescription contre quelqu'un ayant dénoncé pour corruption un élu de mon ressort. Je trouvais qu'il y avait là comme une connexité assez fâcheuse dans l'utilisation de la voie pénale.
Voilà, brossé à grands traits, le panorama de la fraude fiscale. Il n'y a pas à proprement parler de difficulté juridique en matière de répression de la fraude fiscale en dehors de ce que j'ai évoqué, sinon une certaine volonté de la jurisprudence de faire l'impasse en quelque sorte sur la voie réservée à l'administration fiscale. A travers le délit de blanchiment de fraude fiscale, la jurisprudence a ouvert une voie que je considère, en tant que magistrat, comme un peu dangereuse. Il me semble que la volonté du législateur est assez claire et, quoi que l'on en pense et même si on la conteste, elle passe par l'administration fiscale.
En acceptant de considérer que le ministère public pourrait déclencher dans ce domaine des poursuites au prétexte de blanchiment de la fraude fiscale, on a ouvert une brêche sur laquelle je ne comprends pas que le législateur n'intervienne pas. Toutes les ouvertures jurisprudentielles significatives, et il y en a quelques-unes dans nos textes, devraient d'ailleurs, à mon sens, conduire le Parlement à intervenir pour nous dire clairement ce qu'il en pense.
Nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation un peu bâtarde, que j'ai rencontrée dans le dossier HSBC. Cela commence par une évasion fiscale, une fraude fiscale pour parler clairement. Si vous mettez vos capitaux dans une banque suisse sous couvert de l'anonymat, vous entrez dans un processus de blanchiment, puisque l'argent entré de cette manière pourra être récupéré à la sortie. La banque en question sert finalement de lessiveuse, que l'argent provienne d'une activité criminelle ou d'une activité commerciale dissimulée, donc de la fraude fiscale.
Il y a là un problème qui se pose aujourd'hui et qui, à mon sens, doit être résolu. Se greffe dessus, parce que nous sommes dans le domaine du secret, j'allais dire de la pénombre - les fraudeurs s'affichent rarement sur la place publique -, un vrai sujet qui concerne peut-être davantage le Parlement que la justice, à savoir la nature des preuves que l'on peut fournir.
Que s'est-il passé dans le dossier HSBC ?
Nous recevons une commission rogatoire des autorités helvétiques qui nous informent, sans trop entrer dans le détail, qu'un dénommé Falciani, domicilié dans notre ressort, a dérobé des données informatiques on ne sait pas très bien sur quoi elles portent et nous demandent, au titre de l'entraide pénale internationale, de perquisitionner au domicile de cette personne et de l'entendre, ce que nous faisons. A cette occasion, nous « découvrons » des données, si l'on peut appliquer ce terme à des données figurant de manière fragmentée dans un ordinateur. M. Falciani nous déclare que ces données correspondent à l'ensemble des comptes de la banque HSBC Patrimoine.
La difficulté à laquelle le parquet de Nice, sous ma responsabilité, a bien sûr réfléchi était la suivante : pouvions-nous nous emparer de ces données ? Je ferai une comparaison qui vaut ce qu'elle vaut : si nous avions trouvé un cadavre dans un placard, aurais-je dû regarder ailleurs en me disant que cela ne concernait pas la commission rogatoire internationale et laisser le cadavre en place ? Or ledit cadavre avait une certaine importance pour les intérêts globaux de notre pays. J'ai décidé que nous pouvions légitimement, dans le cadre de la perquisition effectuée à la demande du parquet fédéral de Berne, conserver ces données.
Il s'est ultérieurement posé la question de savoir si nous avions le droit de nous en servir. Vous connaissez la suite, je pense. Dans le cadre des prescriptions du livre des procédures fiscales, ayant ouvert une enquête sur des procédures qui pouvaient démontrer des faits de blanchiment - je cherchais du blanchiment d'avoirs criminels, pas du blanchiment de fraude fiscale au sens propre -, j'ai décidé de communiquer ces éléments aux services fiscaux.
Je tiens à préciser qu'il s'agit non pas de listes, comme dans une autre affaire dont on a beaucoup parlé ces dernières années, mais de données informatiques dans lesquelles il faut pénétrer. Nous pouvions difficilement y parvenir sans l'aide de M. Falciani et, pour ce qui concerne l'autorité judiciaire, sans l'aide de l'IRCGN, l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale.
Reste l'impureté relative de ces preuves. La justice avait-elle le droit de s'en servir ? Ma réponse est « oui ». Vous le savez, il y a eu divergence au sein de la Cour de cassation, ce qui est toujours un peu malsain. Une des chambres civiles de la Cour, saisie d'une opération de perquisition fiscale à domicile contestée par l'un des fraudeurs, a considéré que la preuve était impure et que l'administration fiscale ne pouvait pas s'en servir. Cependant, ce n'est pas dans le dossier pénal que la question s'est posée.
Était-ce licite ou pas ? Nous attendons la réponse de la chambre criminelle dans le dossier pénal, puisqu'un dossier pénal est actuellement entre les mains du parquet de Paris.
Nous savons que c'est illicite en matière fiscale, du point de vue d'une chambre civile de la Cour de cassation. En revanche, dans l'affaire Bettencourt, la chambre criminelle a estimé que peu importait l'origine des preuves. Ce n'est pas rien d'avoir une telle dissension au sein de la Cour suprême ! Je ne suis pas sûr que cela se réglera par la jurisprudence, ni même par la voie de l'assemblée plénière ; ce ne sera que le point de vue de l'autorité judiciaire.
Nous avons cette autre difficulté, étant observé que l'on peut considérer dans cette affaire qu'en communiquant aux services fiscaux, dans le cadre du livre des procédures fiscales, ce que j'estime avoir conservé normalement, j'ai, en fait, « blanchi » l'origine des données informatisées que je détenais judiciairement...
La situation se pose clairement en ces termes. Il s'est produit quelques incidents périphériques. J'étais partisan de conserver ces données. Un débat a eu lieu. Un texte permet au garde des Sceaux de décider que les autorités françaises conservent les éléments recueillis dans le cadre d'une commission rogatoire internationale si leur restitution est contraire aux intérêts de notre pays. J'ai plaidé en ce sens auprès de la Chancellerie, en indiquant qu'il me paraissait contraire aux intérêts de notre pays de rendre des données qui mettaient en évidence des fraudes importantes réalisées à son détriment. Ce point a été très discuté et la décision a demandé beaucoup de temps. Elle a été prise un jour dans un sens ; le lendemain, Le Canard Enchaîné - je n'y étais pour rien, je vous assure - a rendu public le fait qu'elle allait être rendue et j'ai finalement reçu un ordre différent de la Chancellerie, celui de conserver les données. Nous n'avons donc rendu aux Suisses que des copies de ce qui avait été découvert lors de la perquisition.
Dans cette affaire, il est intéressant de constater à quel point les autorités helvétiques ont pris fait et cause pour le banquier qui avait donné asile à des capitaux sortis en fraude de notre pays. Ce sont des problèmes de coopération internationale dont on connaît bien les limites, puisqu'il existe souvent des réserves en matière fiscale en ce domaine, mais je vous avoue qu'en l'occurrence les courriers que j'ai reçus du parquet fédéral de Berne, outre qu'ils étaient désagréables, ce qui n'est pas bien grave, étaient particulièrement insistants, comme si les intérêts de la Suisse et de HSBC se confondaient.
C'est l'une des limites de ce dossier. Une autre solution procédurale aurait pu être adoptée. Nous avons créé Eurojust et la France y a un représentant. Je considérais que ce dossier devait être remis à Eurojust, ce qui permettait à tous les pays concernés d'y prendre leur part, et pas seulement la France ou l'Italie. Des capitaux d'une centaine de pays, petits et gros, sont impliqués ; les comptes sont nombreux et représentent beaucoup d'argent, étant observé que, initialement, pour simplifier notre tâche et essayer de trouver le bon créneau d'attaque, nous avions demandé à l'IRCGN de ne considérer que ceux des comptes qui affichaient une somme supérieure ou égale à un million d'euros ; en deçà, nous n'avons pas mené de recherches. Donc, tous les noms que nous avons extraits sont relatifs à une détention de un million d'euros et plus.
Pour être complet, j'ajoute que nous avons connu quelques épisodes un peu curieux ; certains noms dont on connaissait l'existence - ils n'étaient pas neutres - ont disparu puis sont revenus ; des incidents techniques se sont produits...
J'en ai terminé, monsieur le président.