Intervention de Vinton Cerf

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 10 décembre 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Vinton Cerf vice-président de google

Vinton Cerf, vice-président de Google :

Les ingénieurs français ont largement contribué à la création de l'Internet, à l'instar de Louis Pouzin qui a été, comme moi, honoré du prix de la Reine Elizabeth pour l'ingénierie.

Un paradoxe technologique veut que l'Internet de base ignore les applications qui y tournent. Les paquets de données sont comme des cartes postales : elles circulent sans qu'en soient connus le texte, l'expéditeur ou les modalités d'envoi. Cette ignorance est devenue un avantage, car, pour développer une nouvelle application, il suffit de changer les paquets d'informations, ce qui évite de demander l'autorisation aux fournisseurs d'accès à Internet (FAI). Ainsi, l'Internet représente une innovation au regard de la permission et a facilité le développement des connaissances et des pratiques commerciales.

Des évolutions se préparent, comme l'Internet des objets. Voici par exemple un dispositif mesurant votre état physique (L'orateur fait circuler un boîtier blanc). Il sera ainsi possible de contrôler en permanence les données vitales d'une personne ou encore de mesurer et de contrôler les données de l'environnement, de surveiller la maison, le bureau. Vous porterez ces appareils sur vous, peut-être les exhibera-t-on comme des bijoux.

D'autres développements passionnants sont en cours, comme l'intégration de réseaux sensoriels et l'utilisation de cette technologie pour aider à la création de villes intelligentes (smart cities). L'impression en 3D, ce cygne noir, inverse le processus normal de l'impression puisqu'au lieu d'importer les matières premières, vous exportez la conception, l'imprimeur fournissant un produit. Ces technologies de rupture introduisent de nouveaux business models. S'adapter ou mourir, le principe de Darwin vaut aussi pour les entreprises.

La gouvernance d'Internet est un écosystème complexe qui implique de nombreuses organisations responsables du fonctionnement d'Internet, la plupart étant des acteurs du secteur privé. Elle fait l'objet d'un débat d'autant plus vif et visible que l'Internet touche jusqu'aux derniers recoins de la vie privée. Le constat de son utilisation à des fins néfastes est sans surprise : le monde n'est pas fait que d'intentions louables. La difficulté des gouvernements à gérer de telles utilisations est accentuée par le caractère transnational de l'Internet - celui-ci résultait du choix délibéré de ne pas tenir compte des frontières nationales. Seule une coopération entre les États et les parties prenantes, sous forme d'accords, autorisera une protection efficace. S'il est légitime de vouloir protéger les citoyens des conséquences néfastes d'activités illégales menées sur l'Internet, jusqu'où aller pour que ce contrat social échangeant liberté contre sécurité reste tolérable ? Quel niveau de vie privée les citoyens sont-ils prêts à sacrifier pour davantage de sécurité ? Où passe la ligne rouge à ne pas franchir ? Les réponses varient selon les pays, les cultures, les personnes.

Le traité de Westphalie, qui a reconnu, en 1648, la notion de souveraineté territoriale, est un document important. Un ami de l'Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) rappelle que cette notion de souveraineté devrait sans doute s'appliquer différemment au XXIe siècle, à l'heure de l'Internet. Imaginez, dit-il, qu'un pays A déverse des polluants dans le fleuve qui coule vers le pays B. Si l'un est dans son droit souverain, l'autre subit les conséquences néfastes. De la même manière, l'Internet coule dans tous les pays. Si des actes néfastes sont commis dans un pays, ils se répercuteront dans d'autres. Il n'est plus possible de s'abriter derrière la notion de souveraineté : il faut trouver le niveau de responsabilité commune à assumer. Protéger les citoyens suppose de travailler ensemble.

Les organisations responsables des normes, des opérations, des logiciels, des applications forment un écosytème extrêmement large et varié. Aussi faut-il se baser sur une politique impliquant tous les acteurs. Mon collègue et moi sommes en conséquence partisans de l'association de toutes les parties à la gouvernance de l'Internet. Le calendrier de l'année 2014 sera chargé, à cet égard, puisqu'il faudra préparer le Forum qui aura lieu en septembre, à Istanbul, et les autres réunions prévues, notamment à l'initiative de M. Fadi Chehadé, président de l'Icann. L'avenir de l'Internet se construira à partir de contributions riches et nombreuses. J'espère que vous apporterez la vôtre.

J'ai fait l'objet de critiques pour avoir qualifié la vie privée d'anomalie. Lorsque j'ai employé ce terme, j'avais en tête l'absence de vie privée que j'ai connue il y a cinquante ans dans mon petit village. Aucun des 3 000 habitants n'ayant le téléphone, le chef du bureau de poste, qui composait les numéros avant de vous passer la communication savait qui téléphonait à qui, comme il savait qui écrivait à qui. Chacun savait ce que les autres faisaient : je n'avais pas le sentiment d'avoir vraiment une vie privée. Dans une grande ville, l'environnement plus anonyme rend possible la notion de vie privée. Or cet anonymat est mis à mal par l'Internet et ses multiples interconnexions. La notion de vie privée, à laquelle j'espère que nous ne renoncerons pas, est sans doute à redéfinir au regard de ce nouveau contexte.

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