L'amélioration de la situation sanitaire rend à nouveau possible les déplacements au contact de nos partenaires européens. Je m'en félicite car la diplomatie parlementaire est irremplaçable et ne peut se passer d'échanges directs.
Je me propose aujourd'hui de vous rendre compte du déplacement que j'ai pu faire en Roumanie il y a trois semaines avec plusieurs de nos collègues : Gisèle Jourda, Marta de Cidrac, Didier Marie et François Calvet. Nous répondions ainsi à l'invitation de mon homologue, Angel Tilvar : vous vous en souvenez, notre commission et son homologue roumaine avaient tenu une réunion conjointe le 12 mai dernier. Nous en avions pris l'initiative sur l'encouragement du Président Larcher : l'hiver dernier, il s'était en effet entretenu en visioconférence avec son homologue roumaine, Mme Anca Dragu, première femme élue à la Présidence du Sénat roumain en décembre 2020, à la suite des dernières élections législatives roumaines. J'avais assisté à cet entretien, au cours duquel les deux présidents étaient convenus d'approfondir la relation entre nos Sénats par le biais de leurs commissions des affaires européennes respectives. À l'issue de la réunion commune que nos commissions ont donc tenue en mai, le président Tilvar s'est félicité de cette collaboration et nous a conviés à venir en Roumanie après l'été pour la développer. Nous avons jugé important de répondre positivement à cette invitation, pour entretenir le capital de sympathie dont la France bénéficie en Roumanie depuis que Napoléon III a soutenu la création de l'État roumain et que nous avons noué une fraternité d'armes durable lors de la Première guerre mondiale.
Nos liens culturels sont aussi étroits et anciens, le français s'étant diffusé dès le XVIIIe siècle au sein des élites roumaines et la France ayant accueilli de nombreux artistes et intellectuels roumains, en particulièrement au XXe siècle. Le français reste la deuxième langue étrangère apprise après l'anglais et la Roumanie, qui compte 20 millions d'habitants, est le premier pays en nombre d'accords Erasmus+ avec la France. Notre pays est aujourd'hui le 3e client mais seulement le 6e fournisseur de la Roumanie, derrière la Chine notamment. La France est toutefois le 3e investisseur étranger en Roumanie, 4 000 de nos entreprises y cumulant un chiffre d'affaires égal à 7,5 % du PIB, dans l'aéronautique, l'énergie, les télécoms, la grande distribution mais aussi l'industrie, notamment automobile avec Renault/Dacia qui emploie 18 000 personnes et représente 8 % des exportations roumaines.
Nous avons été extrêmement bien reçus à Bucarest, d'abord par notre ambassadrice, Mme Laurence Auer, ensuite par nos collèges roumains qui ont pris le relais, en nous accueillant au Sénat roumain puis en nous emmenant dans le delta du Danube pour y évoquer les sujets de biodiversité et d'aménagement du littoral dans une perspective européenne. Nous revenons convaincus de la détermination de la Roumanie à progresser et à faire tous les efforts contribuant à renforcer son intégration à l'Union européenne. À titre anecdotique, je souligne que, dans la partie la plus orientale du pays qui est aussi le point le plus à l'Est de l'Union, nous avons traversé une ville dont les réverbères étaient tous pavoisés de deux drapeaux, l'un roumain et l'autre européen: c'est assez remarquable.
Notre ambassadrice à Bucarest nous a d'abord dressé un panorama d'ensemble de la situation roumaine, en présence d'acteurs économiques français. Nous arrivions en pleine crise politique, ce qui est fréquent dans ce pays qui a connu 7 gouvernements en 7 ans : les six ministres d'un des partis de la coalition au pouvoir en Roumanie, le parti réformiste USR-Plus affilié à Renew Europe, venaient de démissionner trois semaines plus tôt pour mettre la pression sur le Premier ministre libéral Florin Citu, dont ils demandaient la tête pour avoir limogé le ministre USR de la justice qui avait dénoncé la décision du Premier ministre de verser aux administrations locales 10 milliards d'euros destinés à la modernisation des infrastructures. Plusieurs désaccords avaient progressivement miné l'alliance mise en place à la suite des législatives de décembre : ces élections avaient vu la victoire du parti social-démocrate, devant le parti libéral du Président Iohannis. Le parti libéral a toutefois pu se maintenir au pouvoir en formant une coalition gouvernementale avec l'USR et avec le parti UDMR, représentant la minorité hongroise et membre du PPE.
La crise que traversait la coalition lors de notre présence à Bucarest a donné lieu, juste après notre départ, au vote d'une motion de censure et à la nomination, par le Président, il y a dix jours, de Dacian Ciolos, ancien commissaire européen, comme nouveau Premier Ministre, sous la bannière de l'USR-Plus. Or Dacian Ciolos n'a pas réussi hier à réunir derrière lui une majorité au Parlement : il s'est heurté notamment au refus des libéraux du PNL de reformer la coalition de centre droit mise en place après les législatives de décembre. Le président doit désormais reprendre les consultations, alors qu'il y a urgence.
Car la Roumanie est non seulement en pleine crise politique mais aussi en pleine crise sanitaire : la quatrième vague frappait violemment Bucarest quand nous y étions. La situation a empiré depuis : le pays a enregistré mardi les pires chiffres depuis le début de la pandémie de coronavirus, avec 561 morts et près de 19 000 nouveaux cas recensés en 24 heures. Les hôpitaux sont débordés, les lits de soins intensifs insuffisants et Bucarest a dû transférer en Hongrie des malades du Covid-19 - une trentaine à ce jour -. La campagne de vaccination reste poussive : moins d'un tiers des Roumains sont à ce jour complètement vaccinés, le taux le plus faible de l'Union européenne, après la Bulgarie, ce qui a d'ailleurs nourri la contestation contre le Gouvernement Citu.
Au plan économique, la Roumanie a fortement progressé depuis son entrée dans l'UE en 2007, le PIB/habitant étant passé de 39 % de la moyenne de l'UE à 69 % en 2019. De 2015 à 2019, le gouvernement social-démocrate a stimulé la consommation, en soutenant les salaires et en allégeant les impôts, ce qui a porté la croissance à 4,1 % en 2019 et creusé le déficit à 4,3 % du PIB la même année. La Roumanie était ainsi le seul pays européen en procédure de déficit excessif avant la pandémie.
L'économie roumaine repose sur une base productive diversifiée : industrie pour 20 %, construction 6,5 %, services informatiques 7 %, dépassant désormais l'agriculture (qui pèse 4 % du PIB même si elle emploie presque 20 % de la population active, partagés entre de très grandes fermes de 60 000 hectares et de petites exploitations). L'économie bénéficie aussi d'un système bancaire solide, très capitalisé et très liquide, surtout assis sur des banques étrangères. La crise sanitaire a provoqué une récession limitée de 3,9 % en 2020, le chômage n'atteignant que 5,2 % fin 2020, grâce au soutien budgétaire : le déficit atteint désormais 9,8 % du PIB. La croissance est revenue très tôt et très fort, à 6,5 % au premier trimestre 2021. L'évolution démographique, elle, est négative : natalité basse, mortalité élevée et exode des jeunes se conjuguent.
La Roumanie prépare déjà la sortie de crise puisque, deux jours avant notre arrivée, la Commission européenne avait approuvé le plan roumain de relance et de résilience : ce plan, qui doit encore être approuvé par le Conseil Ecofin, sera financé par plus de 14 milliards d'euros de subventions et autant de prêts. Ce sont ainsi 29 milliards d'euros que la Roumanie doit orienter vers des projets d'investissement et des réformes, à lancer d'ici fin 2023 pour être achevés fin 2026 : notre Ambassadrice nous a indiqué que c'était un défi pour le pays d'absorber ces fonds, qui s'ajoutent aux 45 milliards prévus par le cadre financier pluriannuel 2021-2027, car le pays pâtit de la volatilité des gouvernements et du manque de capacité technique de son administration. Il s'agit de transformer le pays en montant les 107 projets prévus et en engageant les 64 réformes prévues, d'ici deux ans, pour les achever trois ans plus tard !
41 % du plan seront consacrés aux objectifs climatiques - notamment aux infrastructures ferroviaires, qui manquent cruellement comme nous nous en sommes rendus compte puisque nous avons dû traverser le pays d'Ouest en Est par un long trajet routier -, à la rénovation énergétique des bâtiments, aux transports urbains verts, à la biodiversité et à la protection de l'environnement et à l'énergie propre, avec abandon progressif de la production de charbon et lignite ; et 21 % du plan iront à la transition numérique, notamment la numérisation de l'administration publique, de l'enseignement et de la santé. Des mesures sont aussi prévues pour assurer la résilience économique et sociale, à commencer par celle du système de santé, vétuste, et celle des hôpitaux. La Commission a prévu 507 jalons dans le calendrier de mise en oeuvre de ce plan : si l'on peut saluer le suivi rapproché que la Commission prévoit donc de faire des plans nationaux de relance, on peut aussi s'inquiéter d'une certaine dérive bureaucratique...
Nous avons aussi évoqué avec notre ambassadrice d'autres enjeux européens : la transition énergétique, puisque le mix roumain se compose d'hydroélectricité, de nucléaire (la France ayant récupéré le projet de rénovation de la seule centrale nucléaire) mais aussi de charbon, la Roumanie ayant besoin de financement pour le remplacer par du gaz ; l'élargissement, que la Roumanie voudrait poursuivre, comptant sur la France pour amener la Bulgarie à lever son veto contre l'entrée de la Macédoine du Nord dans l'Union ; le Partenariat oriental, auquel la Roumanie est très attachée, avec une attention particulière pour la Moldavie dont elle partage la langue et la culture et à laquelle elle apporte un appui important; la coopération UE/OTAN en matière de défense, qui reste cruciale pour des pays, comme la Roumanie, obnubilés par la menace russe, surtout en cette période où la Russie multiplie les provocations... Sur l'ensemble des sujets, néanmoins, la Roumanie, bonne élève depuis son entrée dans l'Union en 2007, fait rarement entendre sa voix au Conseil. Consciente de tout ce que l'Union lui apporte, au titre de la politique de cohésion et de la politique agricole commune notamment, elle adopte une attitude généralement constructive, au service de ses priorités : intégrer l'espace Schengen et rejoindre la zone euro, même si ce dernier objectif semble glissant, la Roumanie se gardant ainsi la possibilité d'user de l'arme de la dévaluation.
Après cet échange instructif à l'ambassade, nous nous sommes rendus au Sénat roumain, très impressionnant par ses dimensions. Nous avons pu y rencontrer nos collègues sénateurs et échanger sur les sujets de la santé, de la relance, mais aussi du numérique et de la cybersécurité, et notamment du nouveau centre européen de compétences et de recherche en ce domaine dont le Conseil vient de décider d'installer le futur siège en Roumanie. Le sénateur Nazare nous a d'ailleurs demandé de soutenir la candidature roumaine à la présidence du Conseil de ce centre pour accélérer sa mise en place. La Présidente du Sénat roumain, Anca Dragu, nous a également reçus dans son bureau qu'elle nous a présenté, sans doute à raison, comme le plus grand d'Europe.
Puis, avec une délégation du Sénat roumain comptant trois sénateurs en plus du Président Tilvar, nous avons traversé le pays, suivant vers l'Est la route de Bucarest jusqu'à la mer Noire. Au terme de ce long trajet, nous avons découvert le delta du Danube : le Danube s'y divise en trois bras principaux, entre lesquels on trouve des canaux de tailles diverses et de nombreuses îles, puisque le golfe s'est progressivement transformé en lagune puis en delta. C'est un espace préservé et gigantesque, qui couvre presque 600 000 hectares ; il est inscrit depuis trente ans au patrimoine mondial culturel et naturel et fait partie des sites Natura 2000. Très peu peuplé d'hommes mais richement peuplé d'une flore et d'une faune sauvages abondantes, c'est la troisième réserve mondiale de biosphère, après la grande barrière de corail australienne et l'archipel des Galapagos. On y trouve plus de 9 500 espèces, les poissons et les oiseaux occupant la première place: même si nous avons vu un peu de bétail et quelques chevaux sauvages, ce sont surtout les colonies de cormorans et de pélicans qui y sont remarquables, ainsi que les divers oiseaux aquatiques s'arrêtant dans le delta pour la nidification et l'hivernage. De même, certains poissons, comme l'esturgeon ou le maquereau du Danube, pénètrent dans le delta pendant la saison de la reproduction. Nous avons été proprement éblouis par ce lieu qui présente un intérêt environnemental évident, mais constitue aussi une banque de gènes de grand prix scientifique et offre un potentiel touristique certain.
Nous avons également visité le Centre de présentation du delta du Danube, avant de nous rendre à Sulina, ville fantôme qui se situe au point le plus oriental de l'Union européenne. De son rivage, on peut voir l'Ukraine, toute proche, le delta du Danube étant roumain à 80 %, le reste étant ukrainien. Nous y avons rencontré :
- le président du Conseil départemental de Tulcea,
- le gouverneur de l'administration chargée de la réserve de biosphère du delta du Danube, qui vise à protéger le patrimoine naturel, promouvoir l'utilisation durable des ressources et reconstruire les zones dégradées par l'activité humaine et qui se trouve dans l'insécurité budgétaire en raison de la progressive substitution de subventions accordées projet par projet au soutien budgétaire régulier de l'État,
- ainsi que le Président de l'Association chargée du tourisme dans le delta. Ce dernier a affiché son objectif de développer le tourisme, tout en préservant l'environnement et la biodiversité mais aussi les traditions locales et les habitants, ce qui implique de limiter à 200 000 le nombre de touristes par an dans le Delta, soit pas plus du double du nombre de touristes actuel. L'habitat est peu dense, puisqu'on compte 3,5 habitants au kilomètre carré soit en tout 11 000 personnes, mais appartenant à 14 groupes ethniques différents: les localités sont concentrées le long des bras du Danube, la plupart des terrains étant inondables. Le nombre d'habitants a progressivement décru, au fur et à mesure que Sulina a perdu son rôle de port. Le cimetière de Sulina, où sont enterrés des marins et des personnes d'une douzaine de nationalités perdues en mer, témoigne encore de cette période glorieuse, qui a aussi été immortalisée dans la littérature roumaine par un écrivain resté renommé, qui avait pris pour pseudonyme le nom de Jean Bart.
Le président de l'association chargée du tourisme dans le delta a aussi présenté le projet de création de plateforme de données partagées entre les institutions du delta pour lequel un prochain accord doit être conclu et devrait permettre l'accès à des fonds européens, notamment au titre du programme INTERREG, programme de coopération territoriale européenne. Il a demandé notre soutien aux conclusions du rapport d'expertise qui a été présenté en décembre dernier au Conseil de l'Europe, dans le cadre de la convention de Berne de 1979 sur la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel en Europe. En effet, l'inquiétude porte sur la dégradation de la qualité des eaux du Danube et donc du delta : la quantité de microplastiques et de produits chimiques augmente, et la Roumanie ne peut traiter seule cette question qui implique tous les pays riverains du Danube, en amont du delta. Il convient donc de prévenir les pollutions tout au long du fleuve, provenant à la fois du transport fluvial et des activités économiques bordant le fleuve depuis sa source en forêt Noire. De ce point de vue, l'usage que fait l'Ukraine du canal de navigation qu'elle a construit entre le Danube et la mer Noire semble préoccupant. Le trafic routier et fluvial devrait donc être mieux encadré, et les plans de fermes d'éoliennes implantées dans le souci de ne pas affecter la vie des oiseaux dans le delta.
J'espère vous avoir convaincus de l'importance pour nous de soutenir la Roumanie, particulièrement dans la préservation du delta du Danube, qui présente un intérêt pour l'Europe entière. J'envisage d'ailleurs de proposer la constitution d'une association européenne du littoral. J'invite maintenant les collègues qui m'ont accompagné dans cette découverte à compléter mes propos.