J'ai passé environ 20 ans dans les hôpitaux. J'ai commencé par être directeur-adjoint dans un hôpital de proximité dans l'Oise et aujourd'hui, je dirige l'AP-HM depuis six mois. Mes réponses seront parfois davantage puisées dans mon expérience antérieure que dans la situation marseillaise compte tenu de mon arrivée récente. Les propos que je tiendrai devant vous n'engagent que moi et sont le fruit de ma réflexion avec les équipes avec lesquelles j'ai travaillé, qu'elles soient de direction ou médicales.
Les difficultés de l'hôpital sont nombreuses, grandes et complexes. Je pense que ces difficultés sont souvent surjouées dans le débat public et politique. La dramaturgie assez récurrente sur la mort annoncée de l'hôpital public n'est pas récente. J'ai trouvé dans les archives du journal « Le Monde » des articles sur ce sujet depuis l'après-guerre ! Si cela est à l'origine de débats passionnants, cela peut également devenir un frein aux nécessaires réformes, en laissant penser que l'alternative se situe entre le statu quo et la défense d'un système qui serait en péril.
Ma seconde remarque introductive porte sur cette épidémie de covid dont nous espérons tous voir la fin. Je retiens de cette crise, vue de l'AP-HP puis de l'AP-HM, qu'en janvier 2020 l'hôpital était une administration ni sclérosée, ni pléthorique, ni une entreprise mue par le seul profit et la rentabilité. J'ai pu constater la même chose un mois plus tard en février 2020. Le pouvoir n'a pas basculé d'un tout administratif vers un tout médical. L'enseignement que je tire de la crise covid est que nous avons vécu une période exceptionnelle où l'ensemble des acteurs hospitaliers n'ont eu comme limite que l'impossible ! À aucun moment la gestion de la crise n'a été rendue difficile ou impossible par ce qu'auraient été les difficultés de l'hôpital antérieurement.
Avec cette crise, nous avons tous retrouvés collectivement des marges de manoeuvre. Nous avons retrouvé la possibilité de soulever des montagnes, transformer des organisations, modifier des fonctionnements, quel que soit l'échelon. On a fait preuve de créativité et de capacité à prendre des initiatives, que ce soit concernant les équipements ou les médicaments. C'est ce qui nous manque le plus en temps normal. Et la crainte que nous avons, après la crise, est de retrouver cette difficulté à agir et ces marges de manoeuvres que nous n'aurions plus, à la fois au niveau de l'établissement dans son fonctionnement quotidien et du personnel soignant et administratif. Nous avons tous la volonté de conserver un maximum de marges de manoeuvre, pas les uns contre les autres, mais pour affronter ensemble les défis de l'hôpital. D'ailleurs, je vous ferai des propositions dans ce sens.
J'en viens à la question du pouvoir à l'hôpital et de la gouvernance hospitalière. J'ai entendu vos débats sur le rôle respectif des médecins et des directeurs et la répartition du pouvoir entre les uns et les autres. Au cours de ma carrière, quelles qu'aient été mes fonctions, ce n'est pas le sujet principal auquel j'ai été confronté. Ce ne sont pas tant des désaccords entre les responsables de la communauté médicale, notamment les élus, et les responsables nommés, que j'ai rencontrés, mais plutôt des difficultés dans la mise en oeuvre de décisions pour lesquelles nous étions d'accord. Le débat public insiste trop sur des rapports de force tendus, qui peuvent toujours exister, et insuffisamment sur les difficultés de réaliser nos missions malgré des objectifs et des ambitions souvent partagés.
Nous avons également pour objectif le recrutement et l'attractivité des jeunes qui sortent des facultés de médecine. Je souhaite attirer votre attention sur le fait que 70 % sont des jeunes femmes qui sont désormais très majoritaires parmi les étudiants. Or, nous leur proposons de rejoindre des CHU dans lesquels plus on monte dans la hiérarchie, plus les femmes sont rares, voire absentes. Je considère cela comme un problème de principe. C'est également un sujet de ressources humaines de faire que ces structures soient attractives et représentatives pour les jeunes femmes.
Nos organisations, notamment hospitalo-universitaires, restent marquées par des hiérarchies fortes. Elles peuvent être nécessaires en raison de la nature même de l'organisation des soins, mais sont parfois trop importantes. Le résultat de ces hiérarchies fortes est que le pouvoir est souvent concentré sur un petit nombre de personnes que ce soit sur le plan médical ou administratif. Trop souvent nos fonctionnements internes dans les grands hôpitaux sont soumis aux dérives d'un tout petit nombre. Et nous sommes en très grande difficulté tant sur le plan administratif que médical, lorsque le comportement de certains s'écarte de ce qui serait attendu comme « de bonne gouvernance ». Cela a deux conséquences : le sentiment d'impunité au sein de nos structures que nous donnons à un trop grand nombre de jeunes et le départ de ceux qui ne supportent plus ces injustices. Au vue de mon expérience récente, je pense que cela est un des enjeux à venir. Les comportements défaillants sur le plan managérial sont peu fréquents mais difficiles à traiter. Du coup, on transforme ces sujets individuels en grands questionnements philosophiques généraux sur la gouvernance des hôpitaux et sur les relations entre médecins et directeurs.
Les directeurs d'hôpitaux ont d'autres défis à relever, notamment le fait d'être dans un entre-soi professionnel. J'ai toujours souhaité attirer dans les équipes des profils variés. Si nous voulons traiter la question de la gouvernance autrement que par des rapports de force un peu fictifs entre directeurs et médecins, il faut faire en sorte que ces équipes de direction s'ouvrent à d'autres compétences.
Je souhaite aborder aussi la question de la difficulté d'accueillir à l'hôpital des jeunes qui sortent parfois vers 21-22 ans de leurs études. Il se dit que bon nombre de jeunes rêvent de travailler dans une petite structure, avec un temps choisi, des relations horizontales, la perspective de changer de carrière, de métier, de région. Il me faut convaincre des jeunes de rejoindre l'AP-HM pour travailler avec 15 000 professionnels, en horaires définis le matin ou l'après-midi, prévoir son planning à 6 mois, alterner les week-ends et pour certains métiers de ne pouvoir évoluer que très difficilement. Ce lien entre l'aspiration des jeunes et la réalité de notre fonctionnement de grand CHU mérite réflexion. Si une partie de nos contraintes sont liées aux 365 jours sur 365, 24 h / 24, aux enjeux de la qualité des soins, d'autres contraintes pourraient être levées pour une meilleure proximité au sein de l'hôpital et une plus grande délégation de responsabilités et de marges de manoeuvre au sein des équipes.
En réponse à l'une de vos interrogations sur la place de l'hôpital dans le système de santé, je pense que les difficultés rencontrées depuis deux ans ne tiennent pas tant à l'hôpital public en général, qui a su assurer ses missions, qu'au fait d'avoir été une variable d'ajustement de dysfonctionnements externes à l'hôpital. L'hôpital est souvent la variable d'ajustement des difficultés d'organisation, notamment les soins urgents ou non programmés. Certains considèrent comme excessif le recours aux urgences, mais il est nécessaire dans le contexte dans lequel les patients se retrouvent. Par conséquent, soit nous organisons de façon plus volontariste l'offre de soins de ville, soit il faut assumer que les urgences hospitalières ne sont pas un problème mais une réponse à des difficultés qui leur sont exogènes.
Concernant la pénurie de professionnels et la difficulté de l'AP-HM à recruter des professionnels, il y a trop peu de gens sur le marché du travail et nous avons formé historiquement trop peu de monde. La difficulté du recrutement est également liée à un secteur privé qui offre des possibilités de rémunération différentes du secteur public. C'est une réalité. Les écarts entre les professionnels disponibles sur le marché du travail et les besoins du secteur de la santé conduisent à des dérèglements internes majeurs dans les hôpitaux. Je le vois actuellement à Marseille où l'on a des difficultés à pourvoir entre 10 et 15 postes de manipulateurs radio, ce qui a des conséquences sur le fonctionnement de l'ensemble du secteur de l'imagerie et donc de l'hôpital. Il en est de même pour des infirmières de bloc opératoire, ce qui conduit à des fermetures de salles et à des difficultés majeures du secteur de la chirurgie. À une époque, il s'agissait des anesthésistes, à une autre, des infirmiers anesthésistes. Il suffit que nous connaissions des difficultés de recrutement sur certains métiers pendant une période allant de quelques mois à quelques années, pour que l'ensemble du fonctionnement de l'hôpital doive s'ajuster à ces contraintes.
Concernant l'idée de responsabilité populationnelle, je pense que Marseille est spécifiquement liée à cette question post crise sanitaire. L'enjeu, à Marseille, c'est une fracture territoriale ainsi qu'une fracture d'accès aux soins. Et dans le contexte du covid, il y a eu également une fracture dans l'accès aux tests de dépistage et à la vaccination. Quand on évoque la moyenne de 80 à 85 % de Français vaccinés, dans certains quartiers de Marseille c'est moins de 50 % ou autour de 50 %. C'est une raison pour laquelle l'épidémie risque de s'estomper moins rapidement. Derrière la moyenne de la population vaccinée, les écarts sont importants. À Marseille, il y a certainement des dysfonctionnements propres, une défaillance de la médecine de ville et de l'hôpital. Le problème est que personne n'est responsable de la santé des populations. À force de ne pas être responsable de la santé d'une population identifiée, et même s'il y a eu des incitations à la coopération entre les acteurs au cours des 10 à 15 dernières années, on ne sait plus, en temps de crise ou en temps normal, vers qui se tourner pour régler et assumer les problèmes. En ce moment, la vaccination et les tests covid, demain, la vaccination contre le papillomavirus pour les jeunes dans les quartiers Nord de Marseille ! Nul n'a aujourd'hui la responsabilité d'atteindre des taux de vaccination contre telle ou telle pathologie. Ce qui est vrai avec le covid l'est pour tout, du diabète aux maladies cardio-vasculaires. L'absence de responsabilité auprès d'une population identifiée est un des freins majeurs à la réduction des inégalités de santé.