Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, en février 2008, Eurojust fêtera ses six années d'existence. En juin 2008, le réseau judiciaire européen aura derrière lui dix années d'activité. Faire un bilan d'étape, réfléchir aux perspectives de cette coopération judiciaire européenne, apparaît donc nécessaire. Je vous remercie, madame le garde des sceaux, d'avoir répondu favorablement à notre demande de question orale européenne avec débat à laquelle vous allez apporter, si j'en crois vos collaborateurs, des réponses tout à fait intéressantes.
L'enjeu est d'importance puisqu'il s'agit de la protection des citoyens. Face aux menaces que représentent la grande criminalité et le terrorisme, la coopération judiciaire constitue une exigence. Pendant la campagne référendaire, les Français nous ont certes dit que l'Europe en faisait trop dans certains domaines, mis ils nous ont aussi dit qu'elle n'en faisait pas assez dans d'autres. C'est le cas pour la lutte contre la grande criminalité et le terrorisme.
Une récente communication de la Commission européenne a ouvert des pistes. La perspective de la présidence française de l'Union européenne, au deuxième semestre 2008, doit nous inciter à agir avec résolution pour avancer dans ce domaine.
Créé en 2002, Eurojust a pour objectifs essentiels d'améliorer la coordination des enquêtes et des poursuites, de faciliter la mise en oeuvre de l'entraide judiciaire internationale et de renforcer l'efficacité des enquêtes et des poursuites. Concrètement, Eurojust apporte une contribution très utile dans des affaires complexes, comme celle du pétrolier Le Prestige qui a coulé à la fin de 2002 au large des côtes espagnoles et françaises. Son activité progresse régulièrement : plus de 1 000 dossiers ont été enregistrés au 30 novembre 2007, soit une hausse de 30 % par rapport à 2006.
Quant au réseau judiciaire européen, il a été mis en place en 1998 afin de faciliter la coopération judiciaire en matière pénale entre les États membres.
Les magistrats de liaison, créés en 1996, jouent également un rôle très important pour développer la coopération judiciaire. La France a treize magistrats de liaison, dans les États membres de l'Union européenne mais aussi dans d'autres pays, comme les États-Unis, la Chine ou le Maroc. Lors d'un déplacement que j'ai effectué à Prague la semaine dernière, les Tchèques m'ont fait part de leur regret que le magistrat de liaison qui était en poste là-bas, Jean-Michel Peltier, ait été nommé en Pologne. Il a certes toujours compétence pour suivre les affaires concernant la République tchèque, mais ils étaient très heureux d'avoir sur place ce magistrat, qui les a d'ailleurs aidés à intégrer l'Union européenne le 1er mai 2004.
Lors de mes déplacements dans les pays membres de l'Union européenne, je demande d'ailleurs à chaque fois à l'ambassade de France de m'organiser une rencontre avec le magistrat de liaison, qui est toujours une personne de grande qualité.
Après six ans d'existence d'Eurojust et près de dix ans pour le réseau judiciaire européen, nous souhaitons savoir, madame le garde des sceaux, quelle appréciation le Gouvernement porte sur cette coopération judiciaire.
Pour poser les termes du débat, et tout en saluant les résultats que cette coopération a déjà permis d'obtenir, je voudrais évoquer plusieurs difficultés qui l'empêchent d'atteindre sa pleine efficacité. À cette fin, je m'appuierai, en particulier, sur les enseignements de la réunion que la délégation pour l'Union européenne a tenue au siège d'Eurojust, à La Haye, en mars dernier.
Lors de leur rencontre avec le représentant français à Eurojust, les sénateurs présents, une douzaine, dont certains n'étaient pas particulièrement des juristes, ont été très étonnés et agréablement surpris des résultats de cette unité.
La première difficulté tient à la très grande diversité de statut des membres nationaux qui composent le collège d'Eurojust. On a pu parler d'une mosaïque de compétences. Cette disparité est encore plus grande depuis le dernier élargissement de l'Union.
Beaucoup de pays ont tardé à transposer la décision de 2002 dans leur droit interne. En outre, cette transposition n'a pas été uniforme. L'étendue des pouvoirs conférés aux membres nationaux est inégale. Cette situation ne peut avoir que des effets négatifs sur la capacité d'Eurojust à accomplir sa mission, par exemple pour émettre des commissions rogatoires ou pour exercer des pouvoirs spécifiques en cas d'urgence.
Ainsi, lors de la transposition de la décision instituant Eurojust dans notre droit, le Gouvernement français avait retenu une conception minimaliste du rôle de cette instance. La commission des lois, Pierre Fauchon en particulier, en sait quelque chose ! Je me félicite que le Sénat, grâce à sa commission des lois, ait alors adopté plusieurs amendements visant à renforcer les pouvoirs de notre représentant national au sein d'Eurojust.
J'ajouterai à ce constat que de nombreux membres nationaux travaillent seuls. Cette situation est manifestement inadaptée à la charge de travail opérationnelle qu'ils doivent assumer et qui doit se concilier avec leur participation aux activités du collège. Disons-le tout net : aucun bureau national ne devrait compter moins de deux personnes.
Par ailleurs, la nomination de correspondants nationaux n'a pas été mise en oeuvre dans tous les États membres, alors que c'est à l'évidence le moyen de renforcer la qualité des relations entre Eurojust et les autorités nationales.
La deuxième difficulté concerne les attributions d'Eurojust.
Les magistrats de liaison et du réseau judiciaire européen sont plus spécialement chargés de faciliter l'entraide judiciaire. Eurojust devrait se concentrer sur les dossiers les plus complexes, c'est-à-dire impliquant plus de deux États membres et concernant les infractions les plus graves comme le terrorisme ou le crime organisé. C'est là qu'Eurojust peut apporter une réelle valeur ajoutée.
Le nombre de saisines d'Eurojust augmente, mais, selon le rapport annuel d'Eurojust pour 2006, sur 361 dossiers ouverts, un quart seulement pouvaient être considérés comme complexes.
Pouvez-vous nous dire, madame le garde des sceaux, si l'augmentation sensible du nombre de dossiers traités par Eurojust en 2007 se conjugue avec une plus grande concentration sur les dossiers complexes ?
Par ailleurs, l'implication d'Eurojust dans les équipes communes d'enquête semble se heurter à des réticences. C'est aussi malheureusement le cas dans notre pays, même si la France a créé quatorze équipes communes depuis la loi du 9 mars 2004. Cela est très regrettable.
Ne peut-on, madame le garde des sceaux, remédier rapidement à cette situation en faisant en sorte qu'Eurojust soit désormais pleinement impliqué dans les équipes communes d'enquête mises en place par la France ?
Eurojust pourrait par ailleurs apporter un appui appréciable dans des situations d'urgence, en autorisant ou en coordonnant certaines mesures.
La dernière difficulté tient aux relations entre Eurojust et les autres organismes européens, comme Europol, l'Office européen de police, et l'OLAF, l'Office européen de lutte anti-fraude. En dépit de certains progrès et d'accords de coopération, les problèmes d'Eurojust pour obtenir des informations sur les fichiers d'analyse d'Europol demeurent, et les contacts opérationnels avec l'OLAF restent très compliqués.
Il faudrait aussi évoquer la complémentarité qui doit être renforcée entre Eurojust et le réseau judiciaire européen. Les deux organisations ont d'ailleurs mené des réflexions communes dans ce sens.
À partir de ce rapide bilan sur lequel nous vous entendrons avec intérêt, madame le garde des sceaux, il faut définir des perspectives. Cela me paraît d'autant plus indispensable à l'approche de la présidence française de l'Union européenne, au deuxième semestre 2008.
C'est pourquoi nous souhaitons savoir, madame le garde des sceaux, si les propositions formulées par la Commission européenne, qui tendent à accorder des pouvoirs plus étendus aux membres nationaux d'Eurojust, à renforcer les pouvoirs du collège et à encourager une coopération accrue avec le réseau judiciaire européen, vous paraissent aller dans la bonne direction.
À la lumière des travaux conduits par la délégation pour l'Union européenne, permettez-moi d'évoquer les questions prioritaires.
D'abord, je crois qu'il est indispensable d'harmoniser le statut des membres nationaux et de renforcer leurs compétences propres. La communication de la Commission européenne contient des propositions en ce sens. La question mériterait aussi examen pour ce qui est des pouvoirs de notre représentant national à Eurojust en l'accompagnant de moyens adéquats.
L'échange d'informations entre les États membres et les membres nationaux doit par ailleurs être amélioré pour qu'Eurojust dispose de ces informations le plus tôt possible. Actuellement, beaucoup de membres nationaux ne reçoivent pas systématiquement les informations pertinentes. En dépit de certains progrès, l'information de notre représentant national doit encore être renforcée.
J'évoquerai plus spécifiquement les informations relatives au terrorisme : le dernier rapport d'activité d'Eurojust mentionne l'existence de différents obstacles dans le processus d'échange d'informations. La décision du 20 septembre 2005 prévoit pourtant l'information systématique d'Eurojust sur les affaires de terrorisme. Outre des informations sur les personnes suspectées ou recherchées, les commissions rogatoires doivent être communiquées.
Ne peut-on, madame le garde des sceaux, améliorer la situation actuelle pour ce qui est de notre pays ? Ne faudrait-il pas envisager de compléter notre dispositif législatif pour clarifier cette question ?
Ensuite, il paraît souhaitable de renforcer les pouvoirs du collège d'Eurojust. La Commission, dans sa communication, trace des pistes dans cette direction, notamment pour développer le rôle décisionnel du collège et améliorer sa fonction de médiateur dans les conflits de juridiction.
Il est aussi indispensable de réfléchir à la manière d'assurer une coordination plus étroite entre Eurojust et Europol. La police et la justice doivent progresser de concert dans la lutte contre la criminalité transnationale.
Il faut parvenir à une meilleure articulation entre Eurojust et le réseau judiciaire européen. Dans ce but, pourquoi ne pas rapprocher le coordonnateur national du réseau judiciaire européen et le correspondant national d'Eurojust ?
Enfin, nous devons nous demander par quels moyens il est possible de faire avancer concrètement cette coopération judiciaire et jusqu'où nous voulons aller dans ce domaine.
Nous souhaitons savoir, madame le garde des sceaux, si le renforcement d'Eurojust ne doit pas d'ores et déjà être envisagé dans la perspective, ouverte par le traité modificatif, de l'institution d'un véritable parquet européen, et si la mise en place d'une coopération renforcée entre les États membres adhérant à cet objectif ne serait pas la voie la plus efficace pour avancer dans ce domaine.
Le traité de Lisbonne renforce les pouvoirs d'Eurojust, notamment en mentionnant expressément le déclenchement d'enquêtes pénales et la résolution des conflits de compétence. Ce renforcement des prérogatives d'Eurojust va de pair avec un plus grand contrôle démocratique sur cet organisme puisque le traité de Lisbonne prévoit, à juste titre, que les parlements nationaux participeront à l'évaluation - pas au contrôle - des activités d'Eurojust. Le traité de Lisbonne ouvre par ailleurs la perspective de la création d'un parquet européen à partir d'Eurojust. À l'évidence, un parquet européen donnerait à la coopération judiciaire européenne bien plus d'efficacité.
Si l'on s'inscrit dans cette perspective, la coopération renforcée entre les États qui partagent cette vision n'est-elle pas la seule voie réaliste ?
Pour conclure, madame le garde de sceaux, je ferai deux remarques de méthode.
D'abord, je souligne que les initiatives qui seront prises, le cas échéant, avant et durant la présidence française de l'Union, devront nécessairement intégrer la perspective de l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, prévue, si tout se passe bien, le 1er janvier 2009, et des avancées qu'il permet dans ce domaine.
Ensuite, je souligne que, au-delà des textes, nous devons veiller à développer une véritable culture européenne dans nos juridictions et dans tous les services de la Chancellerie. J'ai moi-même dû intervenir à plusieurs reprises auprès de l'un de vos prédécesseurs, non sans rencontrer certaines résistances au sein de la Chancellerie, pour que la circulaire informant les procureurs de l'existence d'Eurojust soit enfin publiée, ce qui fut fait le 31 mai 2005, au moment où le garde des sceaux d'alors quittait ce poste pour devenir ministre des transports, de l'équipement, du tourisme et de la mer.
C'est le réflexe européen qu'il faut promouvoir pour que la coopération à l'échelon européen soit systématiquement mise en oeuvre, dès lors que les affaires en cause la justifient.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, l'objectif est clair : il faut tirer le meilleur profit de la prochaine présidence française pour répondre aux attentes légitimes des citoyens dans un domaine qui concerne directement leur sécurité.