Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, notre collègue Pierre Fauchon vient d'exposer sa légitime insatisfaction concernant le fonctionnement des institutions chargées de la coopération judiciaire européenne.
Toutefois, Eurojust peut présenter un bilan positif. Cet organisme s'affirme en effet progressivement comme un acteur judiciaire à part entière, de plus en plus sollicité par les autorités judiciaires des États membres, comme le montre le nombre croissant de saisines enregistrées depuis sa création.
Au-delà des chiffres, on peut mettre en avant la « valeur ajoutée » apportée par cette unité. J'indique que cette expression ayant été utilisée plusieurs fois par notre représentant, M. Falletti, lors de son audition par la commission, c'est sans doute ce qui explique qu'elle soit reprise dans plusieurs de nos interventions.
Eurojust joue un rôle d'intermédiaire appréciable lorsque les magistrats ordonnent l'exécution de commissions rogatoires internationales ou lorsqu'ils demandent la mise en oeuvre de demandes d'extradition. De même, par son approche transfrontalière des enquêtes, l'intervention d'Eurojust permet d'engager des actions plus ambitieuses pour démanteler les réseaux transnationaux de grande criminalité, puisqu'il s'agit essentiellement de traiter des questions d'escroquerie, de fraude, de trafic de drogue, de délit contre la propriété, de blanchiment d'argent ou encore de trafic d'êtres humains.
Il est important de souligner, comme l'a fait M. Falletti, que les méthodes de travail de l'unité Eurojust préservent le caractère confidentiel des informations échangées dans le cadre de chaque affaire. Les informations qui lui sont soumises sont en effet partagées non pas entre les Vingt-Sept, mais seulement entre les représentants des États directement impliqués.
Ce bilan encourageant ne doit cependant pas faire oublier les limites et les difficultés auxquelles Eurojust est confronté. Tout cela justifie que nous en débattions aujourd'hui.
Madame le garde des sceaux, des évolutions concernant, d'une part, le statut et les attributions d'Eurojust au niveau de l'Union européenne et, d'autre part, le positionnement du représentant national de cette instance dans le paysage judiciaire français nous paraissent souhaitables.
Tout d'abord, le statut d'Eurojust appelle de nécessaires améliorations.
Certes, et il faut s'en réjouir, à l'exception de la Grèce, tous les États membres de l'Union européenne ont transposé dans leur droit national la décision du Conseil du 28 février 2002 ayant institué Eurojust. Mais on observe de grandes disparités dans la mise en oeuvre du dispositif, s'agissant des règles relatives au statut - ainsi, la durée du mandat du représentant national varie entre une année et cinq années, selon les pays - ou des prérogatives des membres nationaux.
À cet égard, je voudrais évoquer le cas de notre représentant national. Il faut le signaler, nous avons transposé a minima la décision du Conseil du 28 février 2002 ayant institué Eurojust, en dotant le représentant français de pouvoirs opérationnels peu étendus. Ce dernier, contrairement à son homologue suédois, ne dispose pas de prérogatives judiciaires propres sur le territoire national.
Certes, la situation est encore pire dans certains pays - je pense notamment à la Grèce, à la Hongrie, à l'Irlande et à l'Estonie - où le représentant national n'a même pas la possibilité de recevoir et de transmettre des demandes d'entraide.
En outre, et cela a été souligné par M. le président de la délégation pour l'Union européenne, les moyens attribués aux membres nationaux diffèrent fortement d'un pays à l'autre. Ainsi, le bureau de la représentation française, qui se compose de trois magistrats et de deux assistants juristes, n'est pas le plus mal loti. En effet, certains représentants nationaux, comme celui de la Pologne ou celui de la Lituanie, ne disposent même pas d'une résidence permanente à La Haye, siège d'Eurojust.
Une telle diversité des situations soulève souvent des difficultés entre les membres nationaux. Dès lors, une harmonisation minimale des règles statutaires des membres nationaux nous semble nécessaire.
Par ailleurs, le moment n'est-il pas venu de doter les membres nationaux de prérogatives plus larges ? De ce point de vue, le traité modificatif en cours d'adoption n'envisage qu'une modeste évolution. En l'occurrence, il s'agirait de donner à Eurojust la possibilité de déclencher des enquêtes pénales. Cela va un peu au-delà du droit actuel, qui autorise seulement l'unité à demander aux autorités compétentes d'« envisager d'entreprendre une enquête ».
Ainsi, nous pourrions nous demander s'il ne serait pas opportun, dans certaines situations d'urgence, d'attribuer des pouvoirs propres à Eurojust pour autoriser des opérations transnationales de livraisons surveillées ou favoriser l'émission de demandes d'entraide judiciaire. Une telle évolution ne serait pas de nature à remettre en cause l'autorité des parquets nationaux, et elle nous semblerait particulièrement utile.
En outre, on observe également un déficit très important en matière de transmission des informations communiquées à Eurojust, ce qui est très préjudiciable à l'efficacité de son action. Selon nous, la mise en place d'un dispositif plus efficace et plus contraignant dans ce domaine s'impose.
L'échange d'informations entre Eurojust et certains organes communautaires, tels qu'Europol ou l'Office européen de lutte anti-fraude, l'OLAF, est encore très loin d'être systématique, en dépit des accords de coopération respectivement conclus avec ces deux instances en 2004 et en 2005. Ainsi, Eurojust n'a toujours pas accès à certains fichiers d'analyse d'Europol.
De surcroît, les informations fournies par les autorités nationales demeurent encore trop lacunaires et souvent tardives, car les textes ne sont pas suffisamment contraignants. À cet égard, et malgré la décision du Conseil de 2005 évoquée tout à l'heure, les informations en matière de terrorisme sont particulièrement rares, ce qui est inquiétant. Il conviendrait donc de définir un mécanisme contraignant de transmission de l'information qui serait régi par des critères précis.
Sur un autre point, on pourrait également valoriser le rôle stratégique d'Eurojust dans la résolution des conflits de compétences juridictionnelles entre les autorités judiciaires de deux États membres. Ainsi, après plusieurs réunions de coordination, le représentant français d'Eurojust a été suivi dans sa suggestion de centraliser en Espagne la procédure liée à l'affaire du pétrolier le Prestige, qui concernait les autorités françaises et espagnoles.
Mais si la plupart des États suivent aujourd'hui les recommandations d'Eurojust, celui-ci n'émet qu'un simple avis totalement dénué de pouvoir contraignant. On peut donc se demander s'il ne faudrait pas aller plus loin et lui attribuer un véritable pouvoir d'arbitrage des conflits. Ce serait d'ailleurs compatible avec les dispositions du traité modificatif européen, qui mentionne, en son article 69 H, la résolution des conflits parmi les missions d'Eurojust.
En outre, le statut d'Eurojust ne peut pas être actualisé sans qu'une réflexion soit en parallèle engagée sur la mise en place d'un parquet européen. Cette réflexion apparaît incontournable à la lumière du traité modificatif.
Certains estiment impossible la coexistence d'Eurojust et d'un parquet européen. En revanche, pour d'autres, comme pour notre représentant, M. François Faletti, ces deux structures peuvent être complémentaires.
Madame le garde des sceaux, le développement d'un parquet européen figurera-t-il dans l'agenda de la présidence française ? Si oui, quel rôle pourrait jouer Eurojust par rapport à cette autorité judiciaire européenne ?
Je souhaite également évoquer le statut du membre national français qui siège à Eurojust. Après trois années d'application de la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi Perben II, qui a défini le statut du représentant français d'Eurojust, le dispositif mériterait d'être complété sur plusieurs points pour lui permettre d'exercer au mieux ses missions.
Comme je l'ai signalé, en matière de transmission des informations à Eurojust, les États membres ne jouent qu'imparfaitement le jeu, et la France n'échappe malheureusement pas à cette tendance. Certes, me direz-vous, pourquoi communiquerions-nous des informations, alors que les autres pays ne le font pas ? C'est juste, mais il faut bien que certains prennent une première initiative.
Le 31 mai 2005, le ministère de la justice a diffusé une circulaire à l'ensemble des juridictions pour les sensibiliser à l'importance du rôle d'Eurojust. Mais cette initiative mériterait d'être complétée.
En effet, selon les informations que nous avons collectées, si la situation s'est nettement améliorée avec les juridictions interrégionales spécialisées, les JIRS, puisque celles-ci saisissent régulièrement le membre national d'un certain nombre de dossiers, c'est loin d'être le cas pour les autres juridictions, à l'exception de celle de Paris.
Comme l'a signalé notre représentant, le recueil d'informations sur les affaires en cours est très irrégulier, voire inexistant dans certains parquets généraux.
Je souhaite revenir sur le thème du terrorisme. Dans ce domaine, l'échange d'informations devrait, selon nous, être systématique. Or, en dépit des obligations qui résultent des textes communautaires, il est très limité.
Plusieurs mesures très concrètes pourraient être adoptées. Ainsi, il serait souhaitable que le service intranet du ministère prévoie une rubrique à disposition des magistrats. Cela permettrait d'éclairer ces derniers sur le soutien qu'ils sont susceptibles d'obtenir d'Eurojust. En outre, ne conviendrait-il pas de rappeler aux parquets généraux, à travers une nouvelle circulaire ou des instructions de politique pénale générale, l'obligation qui est prévue par la loi d'informer Eurojust dans les matières relevant de sa compétence, notamment lorsqu'une affaire concerne au moins deux États membres de l'Union européenne ?
L'action de sensibilisation des magistrats pourrait également être menée dans le cadre des formations qui leur sont à présent délivrées.
De surcroît, le code de procédure pénale pourrait être enrichi pour prévoir que les juges d'instruction souhaitant l'exécution coordonnée d'une commission rogatoire internationale sont tenus d'en informer notre représentant national au sein d'Eurojust.
Comme cela a déjà été souligné, la collaboration entre Eurojust et les équipes communes d'enquête a été jusqu'à présent - et on ne peut que le déplorer - « inexistante », pour reprendre les termes de notre représentant et d'un certain nombre de personnes que nous avons auditionnées.
Telles sont, madame le garde des sceaux, les quelques suggestions que nous nous permettons de formuler.
Vous l'avez bien compris, nous souhaitons attribuer des pouvoirs opérationnels plus importants à notre représentant au sein d'Eurojust, y compris en renforçant sa compétence judiciaire sur le territoire français. Je pense notamment - je n'énumérerai pas toutes nos idées - à l'émission ou à l'exécution de commissions rogatoires internationales, ou encore au gel des avoirs dans certaines situations d'urgence. Vous le voyez, nous pouvons faire nombre de propositions.
En définitive, si la présidence française place l'avenir d'Eurojust au rang de ses priorités, nous devrons également réfléchir au moyen de doter notre représentant national d'un statut plus ambitieux dans notre ordre interne.