Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, en application de l’article L. 143-6 du code des juridictions financières, j’ai eu l’honneur de vous remettre à l’instant, monsieur le président, le rapport public annuel de la Cour des comptes.
Je vous remercie de l’accueil réservé à la Cour, qui traduit la qualité des liens qui unissent nos deux institutions. Vous savez à quel point, comme mes prédécesseurs, je suis attaché au rôle de la Cour des comptes à l’égard du Parlement.
Depuis Philippe Séguin, qui a été Premier président jusqu’en 2010, la Cour des comptes se définit comme à équidistance entre le Gouvernement et le Parlement et sa mission d’assistance au Parlement est, pour nous, absolument essentielle.
Je salue, d’ailleurs, l’attention du Sénat et l’organisation particulière de ce débat, qui permet à chaque groupe de s’exprimer. Ce n’est pas le cas dans l’autre assemblée et je pense que cette formule est extrêmement heureuse, en ce qu’elle permet un débat pluraliste sur nos travaux.
J’ai grand plaisir à vous retrouver en séance publique pour présenter ce qui reste le vaisseau amiral de toutes nos productions : le rapport public annuel.
Je dis « amiral », car depuis le 1er janvier 2023, tous nos rapports sont publiés, si bien qu’il sort de la Cour des comptes pratiquement un rapport thématique par jour ouvrable en moyenne, parfois plus, soit près de deux cents par an.
Néanmoins, le rapport public annuel conserve à nos yeux une importance toute particulière. Cette année, ce rapport est singulier à double titre, puisque la Cour a fait le choix de travailler sur le bilan de la décentralisation, un sujet majeur qui intéresse hautement nos concitoyens et qui, je le sais, vous intéresse au premier chef, mesdames, messieurs les sénateurs.
Je dirai quelques mots sur le contexte dans lequel a été élaborée cette publication, qui n’est plus, comme par le passé, un assemblage de nos productions. Ce rapport s’organise désormais sous un format thématique. J’ai souhaité prendre cette orientation dans le cadre du plan de modernisation de la Cour des comptes. Ainsi, l’année dernière, le rapport avait pour thème la crise du covid-19 ; l’année prochaine, il portera sur l’adaptation au changement climatique.
Nous avons choisi de consacrer cette édition 2023 à la décentralisation, parce que nous sommes quarante ans après le lancement du processus engagé par l’adoption de la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions. Son décret d’application aura quarante ans dans quelques jours.
Ce qu’on a appelé plus tard l’acte I de la décentralisation – ou lois Defferre, du nom du ministre de l’intérieur de l’époque – fut, à l’évidence, une rupture historique avec la tradition centralisatrice française. Elle visait à donner aux collectivités territoriales la maîtrise de leur devenir et à leur permettre de rapprocher l’administration des administrés.
Ce mouvement s’est concrétisé, dans un premier temps, par la fin de la tutelle des préfets sur les collectivités locales, par le transfert des fonctions exécutives vers les départements et vers les régions et par un nombre important d’autres transferts de compétences.
La Cour dresse dans son rapport un état des lieux de la performance de l’organisation territoriale actuelle de notre pays, héritière de ce long mouvement décentralisateur, et confronte les réalisations avec les ambitions initiales de cette politique. C’est un sujet soumis en effet à controverses, sur lequel la Cour a voulu apporter, avec son propre regard, un éclairage objectif.
Nous avons identifié sous l’angle qui est le nôtre les principaux enjeux financiers, mais aussi institutionnels, et présenté une série d’exemples concrets montrant les forces et les faiblesses de cette organisation au regard de la qualité et de l’efficience des services rendus à la population.
Ce thème a évidemment poussé la Cour et les chambres régionales et territoriales des comptes – vous vous en doutez, c’est une coproduction ! – à imbriquer encore davantage leurs enquêtes : neuf des dix chapitres de ce rapport public annuel sont ainsi issus de travaux réalisés conjointement par la Cour des comptes et par les chambres, si bien que, au total, treize chambres régionales et la chambre territoriale de Nouvelle-Calédonie se sont mobilisées pour élaborer ce rapport.
Cette évolution et ce travail commun se renforceront encore puisque, grâce à la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, dite 3DS, les chambres régionales des comptes pourront désormais procéder dans les territoires à des évaluations de politiques publiques locales, notamment à la demande des grands exécutifs locaux.
Je me réjouis de cette évolution très positive et je remercie le Sénat de l’avoir particulièrement portée.
Comme chaque année, le rapport public annuel est précédé d’un chapitre liminaire relatif aux finances publiques, dont la présence est à nos yeux absolument indispensable, tant la situation des finances publiques conditionne la conduite de la politique de la Nation – je ne sais pas comment on fait une bonne politique sans finances publiques saines – et tant son actualité se révèle cruciale dans la période que nous traversons. On ne peut pas dire en effet que nos finances publiques soient dans le meilleur des états.
Je commencerai donc par vous livrer nos grands messages sur la situation actuelle de nos finances publiques. Déjà dégradée avant la pandémie de covid-19, cette dernière appelle, me semble-t-il, des mesures fortes et urgentes.
Comme j’ai eu l’occasion de le dire devant la Première ministre lors de notre rentrée solennelle voilà quelques semaines, comme je m’en suis entretenu avec le Président de la République lorsque je lui ai remis ce même rapport, le redressement des finances publiques est un véritable impératif national.
La Cour préconise d’examiner sérieusement la qualité de la dépense publique pour réformer les politiques publiques et, in fine, déterminer comment en maîtriser les coûts.
Après 2021, qui a été l’année du rebond de l’activité économique, 2022 a été une année solide, mais elle a aussi été celle d’un premier ralentissement et, surtout, de la reprise de l’inflation, ce qui n’a pas permis de réduire substantiellement le déficit public.
Le choc sur les prix de l’énergie et les conséquences de la guerre en Ukraine ont ramené la croissance à 2, 6 %, en deçà des 6, 8 % de 2021, une année, certes, de rattrapage exceptionnel par rapport à la terrible année 2020.
L’économie française a heureusement montré des signes de résilience en 2022, mais l’inflation s’est peu à peu imposée dans le paysage et devrait demeurer à des niveaux élevés en 2023, atteignant 4, 2 % selon le projet de loi de finances initiale, soit un peu moins que la prévision qui fait consensus chez les économistes et que nous reprenons.
Du côté des recettes publiques, le tableau est, là aussi, contrasté. Celles-ci ont conservé un certain dynamisme en 2022, après avoir beaucoup augmenté en 2021, mais un ralentissement est à prévoir pour 2023.
Le taux de prélèvements obligatoires a atteint un pic à 45, 2 % ; il devrait diminuer en 2023 pour retrouver son niveau d’avant-crise, soit 44, 7 %. Hors crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), les mesures nouvelles en prélèvements obligatoires devraient rapporter au total 5, 5 milliards d’euros en 2023, après une baisse de 5, 7 milliards en 2022.
Certaines baisses pérennes d’impôts ont été temporairement compensées par une hausse des recettes liées à l’énergie. Disons-le, c’est un dynamisme exceptionnel des recettes, notamment fiscales, qui a caractérisé les exercices 2021 et 2022, sans permettre pour autant une inflexion du déficit du fait d’un dynamisme tout aussi marqué des dépenses.
Car, et – cela ne vous surprendra pas – c’est pour nous le point le plus préoccupant, la dépense publique continue de croître à un rythme soutenu. Après avoir atteint 1 461 milliards d’euros en 2021, les dépenses publiques ont progressé en valeur de 4, 3 % en 2022 et augmenteront, selon les prévisions, de 3, 2 % en 2023.
À partir de 2020, le Gouvernement a mis en œuvre ce qui a été appelé le « quoi qu’il en coûte », c’est-à-dire un ensemble de mesures importantes pour soutenir les ménages et les entreprises face aux effets de la crise sanitaire, mesures prolongées ensuite par des dépenses de relance dès l’automne – j’ai présenté un rapport à ce sujet devant votre commission des finances –, puis de lutte contre l’inflation. Le poids de ces mesures a, certes, ralenti, mais celles-ci restent très significatives, puisqu’elles atteignent 37, 5 milliards en 2022 et encore 12, 5 milliards en 2023.
L’année 2022 devait marquer la sortie, revendiquée, du « quoi qu’il en coûte », mais d’autres dépenses ont pris le relais, notamment pour atténuer la hausse des prix de l’énergie, pour un total de 25 milliards d’euros en 2022 et de 36 milliards en 2023. En parallèle, les dépenses publiques ont été mécaniquement alourdies par l’inflation.
Je ne veux pas lancer ici un dialogue avec le ministre de l’économie et des finances, pour qui le « quoi qu’il en coûte » est terminé ; je m’en suis entretenu avec lui. Je lui donne acte que certaines mesures sont désormais effectivement plus ciblées. Mais si nous ne sommes plus dans le « quoi qu’il en coûte », nous risquons d’être dans le « cela coûte très cher », en l’occurrence près de 50 milliards d’euros en 2023.
Notre message est donc très clair sur ce point : l’ampleur des dépenses engagées en réponse aux crises sanitaire et énergétique brouille l’appréciation de l’évolution de la dépense publique totale. Même si l’on défalque ces mesures exceptionnelles, la dépense publique a continué de progresser en volume de 3, 5 % en 2022 et de 0, 7 % en 2023, soit un niveau supérieur à ce qui était prévu par le projet de loi de programmation des finances publiques, qui n’a pas pu être voté.
Tout cela m’amène à mon dernier point – mais c’est le principal, et j’y suis très attaché – sur les finances publiques : la trajectoire de notre dette.
Là encore, les scénarios annoncés ne me paraissent pas satisfaisants. Les déficits ont atteint 6, 5 % du PIB en 2021 et devraient se stabiliser autour de 5 % en 2022 et en 2023. C’est un ratio qui reste tout de même élevé, alors que la croissance va se tasser. Il en résulte une dette publique qui devrait atteindre 111 % du PIB en 2023, soit près de 14 points au-dessus de son niveau d’avant-crise. Cela représente 700 milliards d’euros supplémentaires.
Prenons un peu de recul historique. En 2000, c’est-à-dire lors de l’entrée dans l’euro – j’étais membre du Gouvernement, comme Alain Richard, ici présent –, la France et l’Allemagne avaient exactement le même taux de dette publique, soit 58, 8 % du PIB. La dette de l’Allemagne a augmenté de 10 %, celle de l’Italie de 40 % et celle de la France de 55 % !
Cet effet de divergence et de stagnation de notre endettement – il ne devrait pas se réduire d’ici à 2027 – est, selon moi, tout à fait préoccupant et traduit une dégradation relative de nos finances publiques.
Pour ma part, je n’ai jamais parlé de la France comme d’un pays en faillite. Je ne parle jamais de problème de soutenabilité de notre dette, car – fort heureusement ! – la France a une signature solide et reste arrimée à l’Allemagne.
Toutefois, un pays endetté à l’excès ne dispose pas des marges de manœuvre suffisantes pour investir à long terme dans son avenir, surtout si vous ajoutez à cela une hausse des taux de 1 %, qui signifie un surcroît de charge annuelle de la dette de 31 milliards d’euros à un horizon de dix ans.
Il sera très difficile de financer les investissements nécessaires si nous ne réduisons pas cette dette. Pour financer une montagne d’investissements, vous avez un problème si vous faites déjà face à un mur de dettes !
La dette finit toujours par engorger et paralyser l’action publique – c’est une conviction que j’ai depuis très longtemps – et par interdire le financement des investissements d’avenir dont notre pays a besoin. Voilà pourquoi un désendettement maîtrisé n’est pas une politique d’austérité ; c’est juste indispensable pour préparer l’avenir.
Le panorama que je dresse est d’autant plus sérieux qu’un recul de la croissance est attendu en 2023. Les estimations de croissance s’améliorent et la menace de récession s’éloigne, la Banque de France estimant la croissance à 0, 6 %, ce qui n’est pas si loin de l’estimation de la loi de finances pour 2023, à savoir 1 %.
Néanmoins, nous nous dirigeons vers une croissance plus lente que celle que nous avons connue en 2020 et en 2021. Après 2023, nous entrerions dans une ère assez longue de croissance autour de 1, 5 %. Nous ne sommes pas, mesdames, messieurs les sénateurs, à l’aube de nouvelles « trente glorieuses » : attendons-nous à des années de croissance modérée !
J’insisterai sur un point : la situation et les perspectives des finances publiques appellent à assurer la soutenabilité de la dette publique ; c’est un enjeu de souveraineté. Voilà pourquoi nous plaidons pour un redressement de nos finances publiques sans tarder.
Notre constat est simple et constant. Nous formulons trois objectifs pour la période 2023-2027.
D’abord, réduire sensiblement les déficits pour repasser nettement et au plus tôt sous la barre des 3 %, car la plupart de nos partenaires européens n’attendront pas 2027 et feront le nécessaire dès 2025. Ensuite, amorcer sans tarder la décrue de la dette. Enfin, préserver notre potentiel de croissance.
Quelles sont les pistes que nous proposons ? Nous en parlons souvent en commission des finances : il me semble que l’accent doit être résolument mis sur la maîtrise de la dépense.
Cela passe par l’initiative d’une revue des dépenses, proposée par le ministre des finances, que j’approuve pleinement. Encore une fois, il s’agit non pas d’austérité, mais de regarder, politique par politique, ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, ce qui est efficace et ce qui l’est moins. On peut être plus efficace et plus juste sans adopter pour autant de mesures plus coûteuses. Soyez assurés que la Cour des comptes apportera sa contribution à cette revue des dépenses.
Autre point dont j’ai discuté souvent en commission des finances – je connais la difficulté politique du moment –, notre pays doit se doter rapidement d’une loi de programmation des finances publiques.
Cette loi n’est pas anecdotique ; elle est importante non seulement sur le plan juridique – le Haut Conseil des finances publiques que je préside ès qualités peut difficilement formuler des avis dans ce contexte – et politique, mais aussi sur le plan national et européen.
À un moment, l’Union européenne réactivera ses règles liées aux finances publiques, et la Commission adoptera de nouveau des avis ; j’ai travaillé sur le sujet lorsque j’étais commissaire européen. C’est aussi sur la base d’un objectif de moyen terme que l’Union européenne décide du niveau de subventions accordées aux États membres.
Cette loi de programmation doit être à la fois réaliste et ambitieuse.
À l’échelon national, nous devons poursuivre des réformes d’envergure sans repousser en fin de période l’amélioration de notre dépense publique et de notre déficit.
Enfin, à l’échelon européen, une réforme du cadre de gouvernance des finances publiques doit voir le jour avant la levée de la clause dérogatoire, le 1er janvier 2024. Je considère à titre personnel que la proposition de la Commission, qui met l’accent sur l’évaluation de la dépense publique ou encore l’appropriation nationale des règles de gestion des finances publiques, va dans la bonne direction.
Ce constat sur les finances publiques étant posé, nous nous sommes intéressés à la décentralisation, objet de la partie thématique de notre rapport public. Nous avons souhaité répondre à la question : le niveau de décentralisation et l’organisation territoriale française ont-ils permis d’atteindre les trois objectifs fondateurs des lois Defferre ?
Ces objectifs étaient, je le rappelle, de renforcer la démocratie locale, de rapprocher la décision politique et administrative du citoyen et d’améliorer l’efficacité et l’efficience de la dépense publique. Notre rapport fait suite à un premier bilan de la Cour des comptes sur la décentralisation entre 2000 et 2010. Quelles conclusions tirons-nous ?
Disons-le, malgré les tentatives de rationalisation des deux premières étapes de la décentralisation, ce que l’on a appelé les actes I et II, ce nouveau bilan montre que les réformes menées depuis 2010 n’ont pas permis de remédier complètement aux défauts de notre organisation territoriale, faute d’une vision consensuelle entre les différents acteurs.
En d’autres termes, l’ambition d’ouvrir un acte III ne s’est pas matérialisée par la reprise du processus de décentralisation de manière constante.
Une série de lois de moindre portée que celles des années 1980 et 2000 ont été adoptées, traduisant un dessein plus hésitant et même parfois contradictoire.
J’en donnerai quelques exemples : la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales, dite loi RCT, a rationalisé l’intercommunalité et a créé les métropoles, tandis que la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, dite loi Maptam, et la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi NOTRe, ont plutôt abouti à un brouillage de compétences. Le sort des départements l’illustre, puisqu’ils ont fait l’objet d’un double mouvement, d’abord de réaffirmation des compétences, puis de réduction de leur poids.