Monsieur le Premier président de la Cour des comptes, je vous écoute et vous lis avec attention et intérêt. La décentralisation est sans doute l’un des outils qui renforcent nos capacités à agir. Encore faut-il réellement la promouvoir et non pas, sans cesse, notamment du côté de Bercy, vouloir contrôler l’action territoriale et la contraindre financièrement.
La crise démocratique n’est pas uniquement due à l’actuelle réforme des retraites. Elle est le fruit d’une absence de vision partagée au sein de notre société du pays que nous voulons construire, ainsi que d’un manque de collaboration avec les corps sociaux et les élus locaux.
Les résultats de notre pays sont contrastés, comme vous l’indiquez, et ce n’est pas vrai seulement d’un point de vue financier. Le contraste est aussi démocratique et social, entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, ce qui est perçu comme juste et ce qui ne l’est pas.
Les Françaises et les Français subissent les inégalités brutales de notre société. Ils savent que les entreprises du CAC 40 reversent des dividendes records à leurs actionnaires sans pour autant rectifier les écarts de rémunérations, que ce soit entre les femmes et les hommes ou entre les bas et les hauts salaires. Ils voient des services publics en difficulté. Le regard qu’ils portent sur notre société est marqué d’un sentiment d’injustice, l’attente vis-à-vis des collectivités croît à mesure que la confiance envers l’État décroît.
La Cour des comptes a choisi de travailler, pour son rapport annuel, sur le bilan de la décentralisation. C’est un sujet qui nous anime et nous passionne.
Pour ma part, je veux affirmer une certitude, qui se traduit d’ailleurs dans votre rapport, monsieur le Premier président : la décentralisation est un de nos meilleurs atouts face aux crises. Elle a permis d’immenses progrès dans de nombreux domaines, en rapprochant des citoyens la gestion et la décision. En effet, la démocratie s’enrichit du contrôle direct et de la proximité.
À la manière d’un Georges Perec, je voudrais un instant vous dire : « Je me souviens. »
Je me souviens que, dans les années 1970, pour le jeune banlieusard que j’étais, le cinéma, la musique, les spectacles n’étaient qu’à Paris, alors qu’aujourd’hui les festivals couvrent tous les territoires et participent au dynamisme de nos régions.
Je me souviens du 6 février 1973, date de l’incendie dramatique du collège Édouard-Pailleron, à Paris. La confiance envers l’État avait alors brûlé aussi vite que ce bâtiment, alors qu’aujourd’hui les départements, véritables acteurs de la communauté éducative, consacrent aux collèges en moyenne 6 % de leur budget, le double de ce qu’ils investissaient au début des années 1980.
Je me souviens avoir été convaincu que garantir un lien direct entre la perception des impôts et la réalisation concrète de choix politiques des élus favorisait le consentement à l’impôt. Les lois Defferre furent prometteuses, même fructueuses, mais l’État jacobin et ses services centraux ont-ils, au fond, jamais renoncé à faire rentrer dans le rang la capacité d’initiative des élus territoriaux, que les lois de décentralisation avaient stimulée et que la Constitution a reconnue ?
Je me souviens que François Mitterrand disait à raison : « La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire. Elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire. »
Vous préconisez une coordination plus efficace des acteurs, monsieur le Premier président. Le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires et moi-même y souscrivons pleinement, car c’est indispensable pour faire face aux défis environnementaux, démocratiques et sociaux. Mais cette coordination ne peut pas découler uniquement d’une vision technocratique ou financière, comme ce fut le cas pour la création des grandes régions. Nous revendiquons à la fois l’autonomie, y compris fiscale, la coopération et l’État stratège !
Je me souviens enfin du cycle de l’eau, que l’on m’expliquait à l’école. Aujourd’hui, le dérèglement climatique a tout changé. La ressource abondante, dont on ne se souciait guère, est devenue un sujet majeur de préoccupation.
Vous avez raison, monsieur le Premier président, de rappeler que l’eau fait partie du patrimoine commun de la Nation. Alors que notre pays ne respecte pas ses propres principes sur le bon état de la ressource, il est aujourd’hui confronté à une réalité terrible : l’insuffisance quantitative, à laquelle nous ne sommes pas assez préparés. Les conflits d’usage se développent et les contradictions existent au sein même du Gouvernement : les priorités des ministres de l’environnement, de l’agriculture, de la santé ou encore de l’énergie divergent et ne semblent guère arbitrées.
Ces conflits témoignent de la nécessité de nouvelles modalités de gouvernance démocratique, qui ne peuvent pas se limiter à une simplification des procédures et des compétences territoriales.
Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) consacre un chapitre complet aux menaces qui planent sur nos écosystèmes hydrologiques et sur les mesures urgentes d’adaptation aux perturbations du cycle de l’eau. En quelques semaines, nous avons vu la remise de deux rapports, le vôtre et celui du Giec, qui répètent encore et encore ceci : il est urgent d’agir !
Monsieur le Premier président de la Cour des comptes, la dette climatique coûte et coûtera plus cher que la dette financière. Surtout, elle ne se rembourse pas. Nous attendons avec impatience votre rapport sur le sujet l’année prochaine.