Intervention de Bernard-Marie Dupont

Commission des affaires sociales — Réunion du 29 mars 2023 à 9h30
Enjeux philosophiques de la fin de vie — Audition de Mme Monique Canto-sperber directrice de recherche au cnrs membre du comité consultatif national d'éthique Mm. Bernard-Marie duPont médecin juriste professeur d'éthique médicale andré comte-sponville philosophe essayiste et jacques ricot philosophe chercheur associé au département de philosophie de l'université de nantes

Bernard-Marie Dupont, juriste, professeur d'éthique médicale :

médecin, juriste, professeur d'éthique médicale. - C'est un plaisir de pouvoir débattre de manière contradictoire et sereine sur un sujet éminemment complexe.

J'affirme d'emblée qu'il ne faut pas légaliser ni dépénaliser, tout en précisant que je ne roule pour aucune chapelle et aucun parti politique. Je suis médecin hématologue et professeur d'université. J'ai eu la chance d'apprendre à connaître les soins palliatifs en Angleterre, puis en France et au Canada.

Dans une société binaire, on oppose trop facilement les bons et les méchants, ceux qui font de la technique et ceux qui font de l'humain, les pro-euthanasie et les pro-soins palliatifs. En réalité, ce sujet est éminemment complexe et mérite que l'on s'attarde sur sa dimension médicale.

J'ai longtemps été professeur de philosophie dans l'enseignement secondaire et supérieur : les questions de la vérité, de la limite, du franchissement, de l'autonomie du sujet ou de son indépendance m'ont toujours posé problème. Je suis kantien, c'est-à-dire que je défends une morale déontologique, exigeante, qui n'a pas forcément bonne presse aujourd'hui.

Pour en finir avec mon parcours, je suis également avocat, spécialiste des dommages corporels. La dimension juridique est également importante à cet égard.

Ce qui me frappe dans tous ces débats, qui ont le mérite d'exister en dépit de leur complexité, c'est que très souvent, trop souvent, on se contente d'à-propos, d'approximations ou de comparaisons hâtives avec les expériences menées à l'étranger. En réalité, ce n'est pas si simple.

Je constate hélas que les médecins sont souvent mis en difficulté, parce qu'on leur demande tout et son contraire.

Prenons le phénomène du « mourir », il fut un temps où l'unité de lieu, de temps et d'action dans la mort était saine : soit le patient était en en vie, soit on faisait le constat de son décès. Par définition, la mort était d'origine cardiovasculaire. Cet instant complexe du passage de la vie à la mort, qui est une énigme encore aujourd'hui, était mis de côté. On se contentait de constater la mort.

Or tout a basculé en 1959, lorsque deux internes français, Pierre Mollaret et Maurice Goulon, au cours d'un débat international, ont rapporté les premiers cas de patients qu'ils avaient « maintenus » en vie grâce à une ventilation mécanique, c'est-à-dire un appareillage extérieur, à une époque où ce type de système n'existait pas encore. Ces jeunes médecins ont ainsi prouvé que la mort n'était pas un phénomène aussi simple qu'on le pensait.

Aujourd'hui, il est possible de maintenir un patient en vie ou, en tout cas, en survie au moyen d'un appareillage basique - c'est le principe du défibrillateur par exemple. De fait, on a assisté en moins de soixante-dix ans à une révolution de la définition de la mort : on est ainsi passé d'une définition qui, pendant des siècles, a correspondu à une mort cardiovasculaire, à celle d'une mort cérébrale. Le coeur n'est plus qu'accessoire.

Mollaret et Goulon, sans le savoir d'ailleurs, ont donné naissance à la réanimation médicale telle que nous la connaissons. Cette spécialité médicale extrêmement récente contribue certes à bien des progrès, mais elle a aussi abouti à des situations médicales auxquelles on n'avait pas l'habitude d'être confrontés. C'est ce que j'appelle moi-même un « purgatoire laïc » ou un no man's land, le cas de ces personnes qui ne sont pas vraiment mortes, mais qui sont silencieuses pour certaines, qui sont parfois simplement victimes de paralysie, d'hémiplégie, de tétraplégie, ou qui, pour d'autres, sont plus ou moins conscientes, avec des altérations plus ou moins graves et plus ou moins étagées du tronc cérébral et du tronc cérébelleux.

Il faut avoir conscience que les médecins ont été mis devant ce fait accompli, l'émergence de progrès technologiques qui permettent tous les jours de soigner et de sauver nos proches, avec comme corollaire des situations extrêmement complexes - qu'elles soient anonymes ou médiatisées, comme les affaires Vincent Humbert et Vincent Lambert, par exemple.

Je veux rappeler une donnée importante, qui est tout autant médicale que philosophique : en maintenant en vie - ou en survie, je ne sais pas comment le dire - certaines personnes, au moins artificiellement, on a remplacé le temps de la mort par la durée, qui est souvent aussi celle de l'agonie. La mort n'est plus ce passage tragique et angoissant : elle est vécue comme un moment délayé, y compris dans les unités de soins palliatifs.

La science, pendant ce temps-là, a progressé. On est parvenu à rendre chroniques un certain nombre de pathologies, qui étaient jusqu'à une époque très récente immédiatement mortelles. C'est le cas du cancer lorsque, comme souvent, il est pris en charge suffisamment tôt.

J'insiste aussi sur le fait que, dans notre société occidentale, la mort s'est déplacée soit vers les hôpitaux, soit vers les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), soit vers les plateaux techniques. En France, près de trois personnes sur quatre risquent de décéder dans une structure de type hospitalier, et pas à leur domicile. Aussi seront-ils confrontés à un univers difficile, froid et quelque peu déshumanisant.

Autre remarque importante, je trouve un peu curieux qu'en France on applaudisse la médecine quand elle permet d'obtenir des résultats - on demande aux médecins de guérir, de vacciner, de découvrir toujours plus -, mais qu'on lui reproche certaines innovations qu'elle a contribué à introduire, comme la réanimation médicale, qui peut tout et son contraire. Les médecins seraient « jupitériens », verticaux, fermés à tout débat et à toute collégialité. Alors, il faut reconnaître que le paternalisme médical a existé et que nous gardons certains réflexes par moment, mais je répondrai aussi que la culture médicale est un fait à prendre en compte : en France, pays plus latin que ne le sont les pays anglophones, règne en effet dans nos hôpitaux ce principe de verticalité, ce qui n'est pas pour autant irrémédiable.

Aujourd'hui, les patients en fin de vie bénéficient de nombreux traitements. Cette dimension médicale est essentielle, j'y insiste. À chaque fois que l'on apporte des soins à ces malades, au travers d'une sédation par exemple, je peux vous garantir que la frontière est extrêmement étroite entre la prescription à visée antalgique et celle qui ne l'est pas. Il est souvent extrêmement difficile de trouver le point de rupture entre une décision prise en vue d'une sédation, comme le prévoit la loi Leonetti, et l'euthanasie qui, je le rappelle, suppose un accord au moins tacite entre le malade et une autre personne.

Autrement dit, il est extrêmement facile de franchir cette limite, sans que l'on puisse réellement démontrer, le cas échéant, les intentions homicides parfois réelles de certains soignants.

Confronté à l'euthanasie en tant qu'acteur et praticien de soins palliatifs, je peux vous dire que j'ai presque toujours décelé, parmi les dizaines, voire les centaines de personnes que j'ai pu assister, une souffrance existentielle, c'est-à-dire philosophique. L'angoisse devant la fin de vie est réelle.

Aujourd'hui, d'une certaine manière, on demande aux soignants une réponse médicale à une question philosophique. Or le problème n'est d'abord ni médical ni juridique, mais existentiel : le sens de la vie, du passage, l'instant de la mort dépassent largement le seul cadre du droit ou de la médecine.

Que l'on soit du côté des personnes qui militent pour le droit à mourir ou du côté des personnes favorables aux soins palliatifs, il faut admettre que l'on ne parviendra pas à résoudre le problème seul dans son coin. Il convient par conséquent de sortir de cette opposition binaire.

Pour terminer, je paraphraserai un passage du fascicule numéro 70 du Jurisclasseur civil relatif à la mort du doyen Bernard Beignier, professeur de droit civil à Toulouse : la mort en tant que telle doit rester un phénomène a-juridique.

En tant que praticien des soins palliatifs, ayant une vision concrète des choses, je pense qu'il faut apporter une réponse aux phénomènes récents que sont le manque de places dans les Ehpad, l'essor des maladies neurodégénératives, le vieillissement de la population. Nos concitoyens auront de plus en plus de mal à se faire soigner, à trouver des structures, des médecins, des hôpitaux dignes de ce nom. Que faire des personnes âgées ?

En dépit de la loi Leonetti, il est aujourd'hui extrêmement facile de faire disparaître quelqu'un sans même lui avoir demandé son avis. Je crains que, demain, si on légalise l'euthanasie, il n'y ait plus d'interdits.

Pour ma part, suivant en cela l'avis 63 du CCNE de janvier 2000, je suis favorable au maintien de l'interdit fondamental du « donner la mort » pour des raisons médicales. En revanche, je plaide pour la création d'une instance qui examinerait les exceptions à ce principe. Mais j'y insiste, ces exceptions ne feront que confirmer la règle.

Je suis en désaccord avec Mme Canto-Sperber sur un point : l'autonomie n'est pas l'indépendance. Le droit, ce sont des obligations qui engagent les deux parties. C'est une liberté fondamentale que de dire que l'on veut mourir ; en revanche, cette demande, ce choix engage la partie adverse, l'équipe soignante. Le patient n'est pas indépendant : il s'inscrit dans une histoire, une temporalité qui fait de lui un sujet autonome mais dépendant, c'est-à-dire en lien avec les uns avec les autres.

Il y a des droits de la mort, mais je ne pense pas qu'il y ait un droit à la mort. Il n'existe surtout pas un droit d'exiger des soignants qu'ils donnent la mort, parce qu'un patient aurait décidé de mourir.

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