Intervention de Jacques Ricot

Commission des affaires sociales — Réunion du 29 mars 2023 à 9h30
Enjeux philosophiques de la fin de vie — Audition de Mme Monique Canto-sperber directrice de recherche au cnrs membre du comité consultatif national d'éthique Mm. Bernard-Marie duPont médecin juriste professeur d'éthique médicale andré comte-sponville philosophe essayiste et jacques ricot philosophe chercheur associé au département de philosophie de l'université de nantes

Jacques Ricot, philosophe, chercheur associé au département de philosophie de l'université de Nantes :

Je vous remercie de nous offrir la possibilité de dialoguer, parce que, finalement, ces occasions existent, mais ne se concrétisent pas comme il le faudrait. Je le dis parce qu'il m'est arrivé de croiser André Comte-Sponville lors de colloques au cours desquels nous avons traité, et l'un et l'autre, de la question du suicide, qu'il m'est arrivé également de lire Monique Canto-Sperber ou Bernard-Marie Dupont, mais que nous n'avons jamais vraiment eu la chance - c'est un vrai regret de ma part - d'échanger nos arguments de manière sereine et apaisée.

Je ne suis pas un soignant, et encore moins un législateur, mais un simple philosophe. Depuis plus de trente ans en outre, je fréquente de façon quasi hebdomadaire les services hospitaliers, les services de soins palliatifs - j'ai été pendant dix-sept ans membre du comité d'éthique du CHU de Nantes. Étant moi-même bénévole d'accompagnement, je rencontre les personnes en fin de vie, ainsi que beaucoup de soignants, et j'apprends énormément à leur contact.

Durant huit ans, je me suis interdit de prendre la parole publiquement ou d'écrire quoi que ce soit sur cette question, qui était déjà, dans les années 1990, fortement idéologisée. Il m'a fallu fréquenter les services, revêtir parfois la blouse blanche pour oser balbutier un certain nombre de réalités, que j'ai apprises à côté de ceux qui sont au contact régulier, quotidien, des personnes en fin de vie. Il m'a fallu huit ans pour entrer dans la complexité du sujet.

J'aimerais vraiment que tous ceux qui parlent aujourd'hui haut et fort de cette question fassent cette même expérience, j'allais dire, d'humilité, qui ne consiste pas seulement à examiner des arguments, mais à connaître de l'intérieur ce qui se joue dans cette alliance thérapeutique si singulière et étrange, et qui est, pour moi, et de loin, la source d'enrichissement et d'instruction la plus élevée.

Ce n'est pas la première fois que des parlementaires m'invitent à réfléchir avec eux. J'ai énormément appris aux côtés de deux d'entre eux, avec lesquels je suis resté en contact : d'une part, le député de droite Jean Leonetti ; d'autre part, le député communiste Michel Vaxès, mort en 2014. Nous étions en accord absolu sur ces questions, alors même que ce dernier parlait, s'agissant de la légalisation de donner la mort, de « rupture civilisationnelle ».

Je ne vois pas comment une société peut instituer un droit de l'homme qui serait le droit au suicide. Les bras m'en tombent, philosophiquement et juridiquement parlant. Bien entendu, c'est une liberté, que Montaigne honore par ses beaux textes sur la « clé des champs », une liberté individuelle comme le disent les juristes, mais cela n'est pas un droit.

J'ai beaucoup apprécié la différence éthique faite tout à l'heure entre le geste euthanasique et le geste qui consiste à fournir un poison mortel à quelqu'un. Il s'agit de deux choses bien différentes, et je suis bien content d'avoir entendu André Comte-Sponville le dire ainsi, d'autant que j'avais cru lire que, pour lui, l'euthanasie n'était qu'une assistance médicale au suicide. Ce n'est pas ce qu'il vient de déclarer, et je m'en réjouis.

La semaine dernière, j'étais en visioconférence avec des médecins autrichiens - l'Autriche a légalisé le suicide assisté il y a un an. Ils m'ont livré le témoignage, la preuve que le suicide assisté et l'euthanasie étaient deux choses bien distinctes. Aujourd'hui, ces médecins, comme la société autrichienne dans son ensemble, sont tout à fait hostiles à une légalisation de l'euthanasie. Ils admettent le suicide assisté, mais refusent l'euthanasie avec la dernière énergie, y compris dans ces cas extrêmes où le malade n'aurait pas les moyens de porter lui-même le poison mortel à la bouche.

C'est d'ailleurs ce qui se passe dans la dizaine d'États américains qui ont légalisé le suicide assisté : le médecin est épargné de ce genre de geste létal. S'il commettait cet acte, il serait sanctionné par les tribunaux.

L'euthanasie et le suicide assisté sont deux choses différentes. Dans un récent article, le juriste Yves-Marie Doublet indique que le suicide assisté concerne 0,6 % des cas de mort assistée dans l'État de l'Oregon, alors que dans les pays qui ont légalisé l'euthanasie - Canada, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas et Espagne - la proportion d'euthanasies est quatre à cinq fois plus élevée que celle de suicides assistés, voire sept à huit fois plus, si l'on tient compte des euthanasies non déclarées. Selon les législations en vigueur, les dynamiques sont différentes.

D'abord, qu'est-ce que soigner veut dire ?

Je m'étonne d'entendre dire que l'euthanasie serait un soin. D'ailleurs, c'est non pas une affaire de dignité - il faut arrêter d'employer ce terme falsificateur, comme l'a rappelé M. Comte-Sponville -, mais de liberté.

Il nous faut trouver un consensus sur les termes employés. C'est une question d'ordre non seulement lexicographique, mais également d'éthique. Soigner, c'est guérir quand c'est possible et soulager toujours. Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), donner la mort n'est pas un soin. L'euthanasie n'est effectivement pas un soin, car elle ne complète pas l'accompagnement médical, mais l'arrête ; elle ne succède pas aux soins palliatifs, mais les interrompt ; elle ne soulage pas le patient, mais l'élimine. Soulager la souffrance, ce n'est pas faire disparaître le souffrant, comme l'écrivait déjà en 1938 Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune.

En février dernier, treize organisations, qui rassemblent quelque 800 000 soignants, notamment ceux qui se trouvent au contact régulier de la gestion de la fin de vie, ont appelé à « laisser le monde du soin à l'écart de toute implication dans une forme de mort administrée ». Une telle pratique contredit en effet le sens qu'ils essayent de donner à leur fonction. Toujours selon elles, « une légalisation d'une forme de mort médicalement administrée emporterait une modification essentielle de l'éthique soignante, en changeant le sens du mot soin ». Disciples de Socrate, philosophes ou non, nous devons être attentifs au sens des mots que nous utilisons. Puisse le législateur ne pas appeler « soin » un tel geste qui contredit le soin. Cela reviendrait à changer profondément le sens du métier de soignant, alors même qu'il est difficile de recruter, de former et d'accompagner.

J'apprécie que la clause de conscience spécifique soit envisagée, si l'évolution législative allait dans le sens que beaucoup de personnes souhaitent. Je précise que ce n'est pas la même chose que l'objection de conscience, que l'on trouve à l'article 47 du code de déontologie médicale. Sur le plan juridique, elles n'ont pas la même solennité : la première dépend du législateur, la seconde relève du règlement, qui est plus facilement modifiable. Du reste, personne ne semble contester l'idée d'instaurer cette clause de conscience.

À l'occasion d'une invitation à une conférence organisée par les responsables de quarante Ehpad et autres établissements médico-sociaux - ce ne sont ni des religieux ni des élus, mais des gens de terrain -, j'ai entendu leur souhait d'individualiser la clause de conscience et de la voir s'appliquer à leurs institutions. Selon eux, en effet, il leur appartient de dire à chaque patient, au travers d'une charte, que leur vie compte. D'ailleurs, il n'y a pas, semble-t-il, beaucoup de demandes persistantes d'euthanasie au sein de leurs établissements.

Selon le responsable de la maladie de Charcot à l'hôpital de Bordeaux, sur trois cent soixante malades, seule une personne a persisté à demander l'euthanasie. Je peux témoigner également de situations difficiles, mais beaucoup plus rares, à l'instar de celles dont les médias s'emparent. Le législateur doit-il pour autant se laisser impressionner par le discours médiatique, qui va dans le sens du spectacle et de l'émotion ?

J'en viens, ensuite, à ma seconde question : qu'est-ce qu'un législateur ? Je ne vous ferai pas la leçon - votre métier est noble et difficile -, mais j'exprimerai simplement plusieurs affirmations. Le droit pénal a non pas simplement une fonction répressive, mais également expressive et symbolique. À ce titre, il a pour objet de traduire les valeurs d'une société. Aussi, est-il bien utile de céder à la « fureur de légiférer », pour reprendre l'expression de M. Badinter ?

En effet, n'est-il pas tout aussi noble de dire que, dans certaines circonstances, le législateur doit s'abstenir, comme le suggérait le doyen Beignier ? La société n'a pas pour fonction de garantir les moyens de se suicider. Moi-même, je ne sais pas ce que je ferais dans une telle situation, peut-être céderais-je, par amour ou par amitié, à une telle sollicitation. Pour autant, je ne souhaite pas que la loi soit modifiée parce que je l'aurais transgressée. Si tel était le cas, il faudrait que je rendre compte de mon acte, qui serait, je l'espère, jugé avec indulgence par le tribunal civil et par celui de ma conscience. Du reste, pour Georges Canguilhem, médecin et philosophe, « en ces affaires compliquées, où quelquefois le médecin se trouve seul à seul avec son patient, il est nocif de légiférer ».

J'aimerais également mentionner une remarque de Portalis, selon laquelle, dans un siècle, seules trois ou quatre lois sont destinées à perdurer. Or il y a déjà eu quatre lois - le 9 juin 1999, le 4 mars 2002, le 22 avril 2005, et le 2 février 2016 -, en à peine dix-sept ans, et une cinquième est envisagée ; laquelle va perdurer ? « Ne légiférez qu'en tremblant », disait le doyen Carbonnier, un autre grand juriste. Le législateur doit aussi savoir se retenir.

La loi doit être générale, ainsi que l'a démontré Aristote. Si elle entre dans les détails, ce n'est plus une loi. Fallait-il aller plus loin que la formulation initiale de l'article 1er de loi Claeys-Leonetti, selon laquelle les actes médicaux « ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable » ? Le législateur l'a cru bon, en ajoutant, lorsque les traitements « apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie ». Ainsi rédigé, l'article de loi ne permet pas le jugement déontologique du médecin ou judiciaire du juge. D'ailleurs, n'assistons-nous pas à une confusion entre le judiciaire et le juridique ? Il faut donner leur place aux jugements judiciaires, éthiques et médicaux.

Paul Ricoeur est, à ma connaissance, le seul grand philosophe de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle à avoir cherché à connaître de l'intérieur la problématique de la fin de vie - il a encadré des thèses sur les soins palliatifs. Ce débat semble opposer la revendication autonomiste d'individus à la difficulté de l'entendre, alors qu'il faut toujours que tel soit le cas.

L'article L. 1111-4 du code de la santé publique, issu de la loi du 4 mars 2002, indique que « toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu'il lui fournit, les décisions concernant sa santé ». C'est bien la personne qui, ultimement, doit consentir à ce qui lui est proposé, qu'il s'agisse d'examens diagnostics ou de traitements. Tel est, selon moi, le point le plus important du code de la santé publique.

L'important est non pas de dire que l'on est passé d'un paternalisme médical à un consumérisme médical, où le patient déciderait souverainement de ce qui est bon pour lui, mais d'affirmer que nous sommes dans une alliance thérapeutique, comme en témoigne le texte rédigé par les treize organisations, auquel j'ai fait précédemment référence. Lorsque la culture palliative est bien avancée, lorsque la formation est bien faite, seulement 0,3 % des personnes concernées, selon la seule étude chiffrée que je connaisse, persistent à demander l'euthanasie. Certes, près de 90 % des bien portants sont en faveur de la légalisation de l'euthanasie, mais seuls 0,3 % de ceux qui sont dans cette situation la réclament.

Interdire, ce n'est pas empêcher. Il ne faut pas que la loi se mêle de trop de choses. Il faut laisser faire la conscience morale et le jugement du juge.

Ma boussole est la citation suivante de Paul Ricoeur : « S'il faut avouer que les pratiques clandestines d'euthanasie active sont inéradicables et si l'éthique de détresse est confrontée à des situations où le choix n'est pas entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire, même alors le législateur ne saurait donner sa caution. » Je précise auparavant qu'il y a plus d'euthanasies clandestines en Belgique qu'en France proportionnellement à la population. Paul Ricoeur ajoute : « A-t-on oublié la réflexion d'Aristote sur l'équité confiée au sage lorsque la loi, trop abstraite et trop générale, ne peut plus prononcer une parole de justice dans une situation concrète marquée par l'urgence et la détresse ? »

Enfin, je citerai les propos écrits par Chesterton - j'ai placé cette citation en épigraphe de ma préface au livre Euthanasie, l'envers du décor - dans un livre sur l'eugénisme, paru en 1922 : « une loi produit toujours des fruits, bien au-delà de ce qu'elle avait cru circonscrire au départ ». Cela pourrait s'appliquer aujourd'hui.

En répondant à une demande qui émane du corps social et non pas de la majorité des personnes confrontées à une telle situation, on crée une offre. Comment pourrais-je continuer à donner le goût de vivre à ma mère, qui lit la presse, et ainsi faire mon devoir de fils, en lui montrant toute mon affection ? Je crains que la normalisation des esprits, qui est en cours au Canada en particulier, où 7 % des décès sont pratiqués par euthanasie, ou en Belgique, où les restrictions au départ sont levées les unes après les autres, nous fasse entrer dans une civilisation qui n'est pas celle que Michel Vaxès - un athée de gauche - appelait de ses voeux. Il faut faire attention à l'imaginaire que nous sommes en train de mettre en place et aux modifications de nos représentations.

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