La proposition de loi de notre collègue Pascal Savoldelli aborde une réalité déjà bien présente et pourtant ignorée de notre droit du travail : l'utilisation de l'intelligence artificielle pour l'organisation du travail et la gestion de la main d'oeuvre.
Notre commission s'est déjà penchée à plusieurs reprises sur la situation des travailleurs qui ont recours, pour l'exercice de leur activité, à des plateformes numériques. L'apparition de ces plateformes n'a pas seulement entraîné une rupture technologique en permettant à une multitude d'acteurs d'être mis en relation en temps réel par l'intermédiaire d'une application. Elle a aussi initié un bouleversement des relations de travail du fait du recours à des algorithmes pour organiser le travail humain.
Ces plateformes sont organisées selon des modèles très divers, notamment au regard de la relation qu'elles entretiennent avec les travailleurs et avec leurs clients. Dans certains secteurs, notamment ceux de la conduite de véhicule de transport avec chauffeur (VTC) et de la livraison de marchandises en véhicule à deux roues, les travailleurs, quoique formellement indépendants, sont soumis à un degré élevé de contrôle et à une nouvelle forme de dépendance. Même s'ils peuvent choisir de se connecter ou non à l'application et à quel moment ils le font, ils sont en réalité privés d'autonomie dans la réalisation de leur prestation.
Ces travailleurs, souvent précaires et contraints de recourir à ces formes d'emploi, cumulent les fragilités : de faibles revenus, une protection sociale incomplète, une absence de garanties en matière de temps de travail et de droit au repos, une forte exposition aux risques professionnels... Isolés, ils sont de surcroît mis en compétition permanente par les algorithmes. Ces derniers apparaissent dès lors comme des « boîtes noires » sur lesquelles les travailleurs n'ont aucune prise ni aucune visibilité.
Le Bureau international du travail distingue cinq éléments constitutifs du management algorithmique : la surveillance constante, l'évaluation permanente des performances, l'application automatique des décisions sans intervention humaine, l'interaction des travailleurs avec un système et la faible transparence des algorithmes.
Ce modèle n'est plus concentré dans quelques secteurs : cette « plateformisation » a vocation à se généraliser à l'ensemble du monde du travail. En effet, les algorithmes sont déjà de plus en plus utilisés pour gérer les ressources humaines au sein des entreprises. L'intelligence artificielle peut ainsi intervenir dans les processus de recrutement, la gestion des évolutions de carrière ou l'évaluation des salariés. Des logiciels sont par exemple proposés aux entreprises pour analyser et comparer les comportements des candidats à un poste lors des entretiens de recrutement.
Si elle permet des gains de productivité, cette gestion algorithmique du travail est porteuse de risques pour les travailleurs : un risque de surveillance abusive et généralisée, rendue possible par le déploiement de puissants outils de collecte et de traitement des données ; un risque de perte d'autonomie, lorsque les travailleurs voient leur travail déterminé par des processus informatiques qu'ils ne maîtrisent pas ; un risque de discriminations accrues du fait de l'opacité des critères de décision des algorithmes, ceux-ci reproduisant et amplifiant, malgré une apparente neutralité, les préjugés et les biais déjà présents dans le monde du travail ; des risques psychosociaux découlant du sentiment d'aliénation qui peut gagner les travailleurs.
En outre, cette gestion algorithmique tend à déresponsabiliser les employeurs et à priver les acteurs du dialogue social de leur rôle en matière de détermination des conditions de travail.
Les risques sont d'autant plus importants que le fonctionnement des algorithmes peut échapper aux employeurs eux-mêmes, qui ont souvent recours à des solutions technologiques développées en externe.
Dans son rapport d'information du 29 septembre 2021 sur l'ubérisation de la société, Pascal Savoldelli a considéré qu'un algorithme n'était pas seulement une suite d'opérations permettant de traiter des volumes importants de données, mais bien une « chaîne de responsabilité humaine » : quel que soit son degré d'automatisation, la gestion algorithmique engage la responsabilité de personnes auxquelles il devrait être possible de se référer. Il a ainsi préconisé de lancer une réflexion pour adapter le droit du travail aux spécificités du management algorithmique et à ses conséquences sur les conditions de travail.
La proposition de loi que nous examinons a pour objet de donner corps à cette conviction et de prévoir des solutions pour reprendre le contrôle de l'intelligence artificielle au travail.
Certes, les algorithmes constituent une aide considérable pour améliorer l'organisation des entreprises et exonérer les travailleurs de tâches parfois répétitives et contraignantes. Lorsqu'ils sont utilisés à des fins d'organisation du travail, ils devraient toutefois être encadrés et contrôlés.
D'une part, les travailleurs devraient être informés de l'utilisation de ces outils et avoir accès à leurs modalités de fonctionnement, dès lors qu'ils affectent leurs conditions de travail.
D'autre part, l'utilisation d'algorithmes devrait être considérée comme un simple outil d'aide à la décision de l'employeur, qui doit demeurer entièrement responsable des décisions qu'il prend dans l'entreprise.
À cette fin, l'article 1er de la proposition de loi inscrit les décisions des employeurs prises à l'aide de moyens technologiques parmi celles relevant de leur pouvoir de direction. Il prévoit de renforcer l'accessibilité du contenu des décisions et d'informer le salarié des motivations des décisions le concernant. Il permet au salarié de demander qu'une nouvelle décision soit prise par un être humain à la suite d'un recours contre une décision résultant de l'utilisation d'algorithmes.
Par ailleurs, l'article 2 vise à assurer le respect du principe de non-discrimination dans l'utilisation des algorithmes.
En effet, les algorithmes ayant pour but d'opérer des tris de données et de proposer des recommandations en fonction d'un ensemble de données, ils peuvent conduire à des discriminations des travailleurs contraires à la loi. Les discriminations induites par l'usage des algorithmes peuvent résulter des critères fixés dès la construction de l'algorithme, mais aussi du traitement des données opéré par l'algorithme pour formuler un tri ou une recommandation.
Une telle situation peut notamment se produire en matière de recrutement : en 2017, l'entreprise Amazon a dû renoncer à l'utilisation d'un algorithme pour le recrutement de salariés, car il induisait une discrimination à l'embauche en privilégiant les hommes aux femmes. Le logiciel s'appuyait sur une base de données recensant les curriculum vitae (CV) reçus par l'entreprise depuis dix ans. Cette base comprenant une grande majorité de CV d'hommes, l'algorithme en a déduit que les candidats masculins étaient préférables et rejetait les candidatures féminines.
Face à de tels risques, il est nécessaire que l'employeur soit responsable des outils technologiques sur lesquels il s'appuie pour le recrutement ou la gestion des salariés dans l'entreprise. La protection des travailleurs contre toutes les formes de discriminations au travail ne saurait être affaiblie par l'utilisation d'outils technologiques pour l'organisation des entreprises.
En conséquence, l'article 2 de la proposition de loi pose le principe selon lequel, en cas de litige portant sur une discrimination au travail, l'employeur doit apporter la preuve que les outils qu'il utilise ne sont pas source de discriminations. À cette fin, il étend la procédure contentieuse sur les discriminations au travail aux litiges portant sur les décisions des employeurs prises à l'aide de moyens technologiques.
La proposition de loi s'attache enfin à mettre en lumière la situation des travailleurs de plateformes, qui est le résultat le plus visible de l'influence des algorithmes sur le monde du travail.
Bien qu'elles se présentent comme de simples intermédiaires, mettant en relation des travailleurs indépendants avec des clients, certaines plateformes jouent un rôle essentiel dans l'organisation des prestations qu'elles proposent. C'est notamment le cas des plateformes exerçant dans les secteurs de la mobilité. Les travailleurs recourant à ces plateformes ne sont généralement pas en mesure de fixer le prix de leur prestation ni de définir les conditions de sa réalisation : ceux-ci sont déterminés par un algorithme dont ils ne connaissent pas les paramètres.
La question de la qualification juridique des travailleurs des plateformes est une question d'ordre public social. L'ambiguïté de leur situation donne lieu à un contentieux abondant, auquel la réponse des juridictions n'est pas univoque.
Plusieurs décisions de la Cour de cassation ont penché dans le sens de la requalification en salariés de livreurs à vélo ou de chauffeurs de VTC : les plus retentissantes sont celles du 28 novembre 2018 concernant l'ancienne plateforme de livraison Take Eat Easy et du 4 mars 2020 concernant Uber. Toutefois, ces décisions n'ont pas de portée plus générale que les circonstances de l'espèce. Intervenant avec plusieurs années de décalage par rapport aux faits, elles laissent le temps aux plateformes de modifier leurs algorithmes et leurs conditions d'utilisation afin d'échapper à un plus large mouvement de requalification.
À défaut de leur reconnaître le statut de salarié, le législateur a progressivement octroyé, depuis 2016, des droits spécifiques aux travailleurs de plateformes en prévoyant que, lorsqu'une plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service et fixe son prix, elle a une responsabilité sociale à l'égard des travailleurs indépendants recourant à ses services.
En particulier, la loi d'orientation des mobilités du 24 décembre 2019 et les ordonnances du 21 avril 2021 et du 6 avril 2022 ont posé le cadre d'un dialogue social d'un nouveau genre entre travailleurs indépendants et plateformes dans les secteurs de la mobilité.
Les premières avancées obtenues dans le cadre de ce dialogue social, notamment la fixation d'un tarif minimal par course pour les chauffeurs VTC, ne sont pas négligeables et les sujets négociés dans ce cadre, qu'il s'agisse de la rémunération des travailleurs ou du contrôle des algorithmes, sont essentiels.
Toutefois, les droits spécifiques qui ont été progressivement accordés à ces travailleurs ont surtout eu pour effet de les enfermer dans un statut d'indépendant amélioré et de conforter le modèle des plateformes, lequel repose sur le contournement du droit du travail et le dumping social.
Ces réponses à l'« uberisation » ne sont donc pas à la hauteur : le statut d'indépendant n'est pas adapté à la situation des travailleurs précaires, qu'ils soient livreurs à vélo ou chauffeurs de VTC, et ne correspond pas à la réalité des relations entre ces travailleurs et les plateformes.
Si le même débat existe dans toute l'Europe, d'autres pays y ont apporté des réponses plus audacieuses. En Espagne, la loi Riders, entrée en vigueur en août 2021, apporte deux garanties nouvelles : une présomption de salariat pour les livreurs à deux roues qui effectuent leur travail via une plateforme numérique et un droit d'accès des travailleurs à l'algorithme.
Au niveau de l'Union européenne, une proposition de directive sur la reconnaissance d'une présomption irréfragable de salariat pour certains de ces travailleurs est en cours de négociation.
Pour que ces travailleurs puissent bénéficier d'une rémunération horaire minimale, d'un encadrement des ruptures, ainsi que d'une protection sociale appropriée, il semble donc possible de faciliter, pour ceux qui le souhaitent - j'y insiste -, la reconnaissance de leur lien de subordination avec les plateformes.
Afin de conforter la dynamique jurisprudentielle en faveur de la requalification de certains travailleurs de plateformes, l'article 3 de la présente proposition de loi vise à introduire une distinction entre, d'une part, les véritables opérateurs de mise en relation et, d'autre part, les plateformes d'emploi qui exercent un contrôle juridique et économique sur les éléments essentiels de la relation, qui les lient aux travailleurs.
En conséquence, un travailleur opérant en lien avec une telle plateforme devrait relever, sous le contrôle du juge, d'une relation de travail salarié et non du régime de la responsabilité sociale des plateformes.
Face à l'opacité du management algorithmique, ce texte esquisse un droit des travailleurs à une intervention humaine. Il vise à améliorer la transparence de nouveaux modes d'organisation du travail, ainsi qu'à responsabiliser les employeurs. Il offre enfin un moyen d'action aux travailleurs ubérisés, qui sont les plus exposés aux dangers liés aux algorithmes.
C'est pourquoi je demande à la commission de bien vouloir l'adopter.
Pour finir, et bien qu'aucun amendement n'ait été déposé à ce stade, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je considère que ce périmètre comprend des dispositions relatives au régime juridique des décisions prises par les employeurs à l'égard des salariés à l'aide de moyens technologiques ou de systèmes de traitement automatisé de données, à la procédure applicable aux litiges fondés sur la méconnaissance par un employeur des dispositions relatives aux discriminations au travail, et à la qualification juridique des opérateurs de plateforme.