Quels sont les résultats de ces fluctuations ? Un élan initial essoufflé, un paysage institutionnel peu clair, des compétences de plus en plus imbriquées et exercées par plusieurs niveaux de collectivités, d’où des mécanismes de coordination coûteux et rarement efficaces, un État très demandé, mais qui n’a pas la capacité de répondre aux sollicitations.
Nous avons aussi dressé un bilan financier de la décentralisation, montrant une complexification des modalités de financement des collectivités, entre les dotations de l’État, les parts d’impôts nationaux, la fiscalité et les redevances locales. C’est une architecture qui est devenue très peu compréhensible, tant pour les décideurs que pour les contribuables.
Tout cela s’est aussi traduit par une augmentation significative des dépenses locales, qu’il convient tout de même de relativiser : même si la part des dépenses publiques locales dans le PIB est passée de 8 % en 1980 à plus de 11 % aujourd’hui, la France reste un pays très centralisé, puisque la moyenne européenne des dépenses locales s’établit à 18 %.
Bref, selon nous, les objectifs de la décentralisation fixés en 1982 ne sont pas atteints. Ce panorama global n’est pas le plus favorable à l’efficience de la gestion publique locale, à la responsabilisation des acteurs et à l’intelligibilité de cette organisation.
Nous avons donné plusieurs coups de projecteurs sur des politiques qui illustrent ces aspects divers. Nous nous sommes ainsi intéressés au développement économique des territoires et à l’action sociale envers les publics les plus fragiles. On voit bien que l’on a des chefs de file, la région d’un côté, le département de l’autre, qui ne sont pas totalement reconnus comme tels, avec un enchevêtrement d’interventions et de compétences. C’est pourquoi nous appelons à renforcer cette dimension.
Nous avons également pris acte d’aspects plus positifs, comme la décentralisation scolaire, qui a indéniablement permis d’améliorer les conditions matérielles d’accueil des élèves dans les collèges. Nous avons identifié un certain nombre de problèmes en matière de culture, de tourisme, de gestion quantitative de l’eau ; pour cette dernière, nous devrons renforcer le rôle de pilotage des communes.
J’en viens à la gestion des déchets ménagers. La mise en place d’une économie circulaire impose d’associer davantage les filières de production, mais aussi les ménages à la prévention, au réemploi et au recyclage.
Enfin, nous avons identifié des domaines de compétences un peu bizarres dans le sens où ils ne sont ni décentralisés ni clairement partagés et dans lesquels l’intervention des collectivités territoriales est à la fois de premier plan et confrontée à des défis croissants. Le premier d’entre eux est l’accès aux soins de premier recours. En la matière, les collectivités ont parfois pris, de manière spontanée et disparate, le relais de l’État et de l’assurance maladie.
En somme, notre rapport invite à poser les bases d’une nouvelle étape de la décentralisation pour revoir la répartition des compétences entre l’État et les différents échelons de collectivités locales et pour doter chaque échelon des moyens lui permettant de les assumer dans les meilleurs objectifs d’efficacité. Il y a une réflexion à mener sur les institutions et nous savons évidemment qu’il est tout sauf simple de réaliser la grande ambition d’un véritable acte III ou IV de la décentralisation. Néanmoins, et c’est notre message, on ne peut pas se satisfaire du statu quo. N’en restons pas là !
Nous proposons, pour le court et le moyen terme, plusieurs directions : simplifier le partage des compétences et responsabiliser les acteurs, ce qui est une priorité ; approfondir la coopération intercommunale et mieux l’articuler avec le rôle des communes ; renforcer la position de chef de file en matière de politiques partagées, surtout quand le nombre d’échelons est important ; préciser les modalités de coopération en évitant les concurrences inutiles ; utiliser effectivement la différenciation territoriale et les expérimentations pour tester des organisations plus efficaces et mieux adaptées à la diversité des situations locales.
Nous réaffirmons en outre l’importance du rôle de l’État. Il doit plus que jamais assurer la fonction stratégique de régulateur et de partenaire des collectivités. Le besoin d’État est très fort dans les territoires ; nous l’avons constaté à l’occasion de la crise sanitaire. L’État est attendu dans un rôle puissant de stratège des politiques nationales et de partenaire des collectivités. C’est pourquoi nous appelons à un réarmement de l’État déconcentré.
Vous le voyez, mesdames, messieurs les sénateurs, notre rapport public annuel 2023 vise à éclairer un sujet compliqué, que je sais délicat, sensible, charnel parfois – j’ai moi-même été élu local durant vingt ans –, mais l’organisation et la cohérence en la matière sont fondamentales pour notre pays.
En 2024, si tout se passe bien, je reviendrai devant vous pour évoquer un sujet également structurant, qui concerne l’ensemble des territoires : l’adaptation des politiques publiques au changement climatique.
Le choix de présenter un rapport public annuel thématique est une manière non seulement de nous montrer davantage encore au rendez-vous des préoccupations de nos concitoyens et de leurs représentants, mais aussi de rendre des éclairages plus exhaustifs sur les questions prioritaires figurant à l’agenda de l’action publique.
Notre maison, la Cour des comptes, se veut une institution de référence sur les politiques publiques et les finances publiques. Elle veut offrir à la représentation nationale et, à travers elle, aux citoyens des éléments de réflexion objectifs qui sont, bien sûr, soumis à réfutation, comme tout élément du débat public. Il faudrait tout de même réapprendre, dans notre pays, à débattre de manière un peu plus sereine, à accepter l’échange d’arguments contradictoires plutôt que d’asséner des vérités. Je prétends non pas détenir une quelconque vérité, mais vous offrir des éléments de réflexion à partir de faits objectifs et d’analyses réalisées de bonne foi. C’est une ambition à la fois vaste et limitée.
Cela étant dit, je vous remercie de votre écoute, monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs. Je vous redis tout le plaisir et l’honneur que je ressens, au nom de la Cour des comptes, à participer à cette séance et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.