Madame la présidente, monsieur le Premier président, mes chers collègues, il est vrai que la promesse était belle : l’acte I de la décentralisation devait « mettre fin à un régime centralisé », « modifier profondément la répartition des pouvoirs entre l’État et les collectivités locales », donner à celles-ci la « maîtrise de leur devenir » et permettre de « rapprocher l’administration des administrés ». Belle promesse !
D’ailleurs, cette belle promesse a été renouvelée lors de l’acte II de la décentralisation, dans le cadre de la loi constitutionnelle de 2003. En effet, il était affirmé dans l’exposé des motifs que la décentralisation, « sans remettre en cause l’unité de la Nation, enrichit la vie démocratique et contribue à une application plus effective et moins abstraite du principe d’égalité » des citoyens devant la loi.
Dans les faits, la démarche a produit les maux qu’elle visait à combattre. La décentralisation a été dénaturée, désorganisant, complexifiant et reléguant l’ambition d’une démocratie locale pleine et entière à un vœu populaire inexaucé.
Depuis les années 2010, des actions législatives contradictoires ont été entamées pour revenir sur les erreurs du passé, mais elles n’ont eu pour résultat que de les aggraver. Monsieur le Premier président, il me semble que ces erreurs résultent de trois paradoxes.
Premier paradoxe : une recentralisation a été engagée à marche forcée entre les échelons de collectivités, sans réfléchir, entre échelons et avec les citoyens, à sa pertinence démocratique et territoriale.
Deuxième paradoxe : la décentralisation de certaines compétences s’est immédiatement accompagnée d’une recentralisation des ressources, avec à la clé des transferts de compétences sans moyens budgétaires propres. En somme, on a appliqué la doctrine du toujours plus avec moins, que la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, insuffisamment restrictive selon la majorité sénatoriale, conforte.
Troisième paradoxe : l’État s’est désengagé, disparaissant progressivement des territoires, dans une logique que j’appellerais de « sauve-qui-peut ». Aussi, j’appelle à un retour à l’État territorial. Entre 2012 et 2022, nous avons assisté à une hémorragie des services déconcentrés de l’État, avec une coupe de 14 % des effectifs, soit 11 763 équivalents temps plein, des préfectures et des directions départementales et régionales.
Mes chers collègues, quand l’administration territoriale de l’État disparaît, ce sont la cohérence, l’égalité et l’unité de la Nation et des services publics qui disparaissent avec elle. L’État ne peut pas être dévitalisé ; il est responsable. Nous sommes passés d’une République déconcentrée à une République déconnectée.
Nombre d’entre vous exprimez l’ambition d’un acte III de la décentralisation, tout comme le Gouvernement. Pourtant, la pression austéritaire est chaque jour plus prégnante, entre le retour des règles budgétaires de l’Union européenne et les velléités austéritaires du Gouvernement, que la Cour des comptes estime parfois insuffisantes.
Sans faire de provocation, cette nouvelle promesse risque de se transformer – je le dis de manière modérée – en mensonge. Il s’agira de transférer les impératifs de service public et donc de dépenses publiques vers l’échelon territorial. L’État s’en sortirait à bon compte !
En opposant les échelons territoriaux faute de définition des coopérations intrinsèques aux enjeux du siècle et aux disparités territoriales, nos concitoyennes et nos concitoyens se sentiront démunis et dépossédés de leur capacité d’action et de leurs revendications légitimes.
Un acte III de décentralisation devrait se focaliser sur les nouveaux services publics à conquérir – voilà un chantier intéressant ! –, à inventer, car ils sont seuls protecteurs et porteurs d’égalité devant les risques sociaux, écologiques et économiques. Les principes d’égalité, de continuité et d’innovation sont inhérents au service public.
L’égalité « régit le fonctionnement des services publics », selon l’arrêt Société des concerts du conservatoire du 9 mars 1951. Celle-ci revêt de multiples aspects : égalité d’accès à la fonction publique et à la commande publique ; égalité devant l’impôt et les charges publiques ; égalité devant le service public lui-même, etc.
Penchons-nous sur la question incontournable de l’eau, dont la Cour des comptes rappelle justement qu’elle « fait partie du patrimoine commun de la Nation ». En dépit des moyens humains et financiers consacrés à la politique de l’eau depuis une soixantaine d’années, 56 % des masses d’eau de surface et 33 % des masses d’eau souterraine ne sont pas en bon état au sens de la directive communautaire sur l’eau.
Pourtant, tous les échelons des collectivités sont mobilisés, dans une confusion déplorable. Des projets de territoire de gestion de l’eau sont déployés sans cohérence ni existence légale. Les départements ont été dépossédés de cette question, comme de nombreuses autres.
Ainsi, selon les magistrats de la Cour des comptes, la gouvernance de l’eau « offre un exemple de décentralisation inachevée, confiant des responsabilités importantes aux collectivités locales, conjuguées à une intervention permanente de l’État qui manque de cohérence ».
Ces échecs créent des tensions sociales importantes. Des conflits d’usage émergent, la puissance publique n’étant pas aux rendez-vous.
Il nous faut tirer les leçons du passé, consacrer le retour de l’État dans les territoires et – je vous le dis avec solennité – relégitimer la démocratie de terrain, pour la rendre cohérente, coopérative, à même de lutter contre les inégalités.